On l’apprend par le site Actualitté, le géant Amazon se lance en Italie dans la distribution du livre en destination des libraires, avec à la clé : un fonds de catalogue étendu, des remises comparables à celle des éditeurs, la gratuité des frais de retour : « L’Américain parle d’un catalogue de 800.000 titres disponibles immédiatement (pour 15 millions référencés, impliquant un léger délai), avec des remises d’achat pour le libraire de 35 %, à l’exception du scolaire, limité à 12 %. Mais avant tout, ce sont des retours gratuits, jusqu’à 120 jours… » rapporte le site.
Quand on n’est pas familier du système de la distribution en France, cela peut sembler un peu cryptique. Commençons dès lors par une petite explication : qui gagne de l’argent sur un livre en France aujourd’hui ?
Petite séquence pédagogique
Le fisc, d’abord, avec la TVA qui est de 5,5 % en France continentale ; 2,1 % en Corse, Guadeloupe, Martinique et à La Réunion.
Ensuite, le plus gros contingent, c’est le point de vente : 36%. C’est beaucoup, mais cela se justifie par des salaires et des loyers payés à l’année, une immobilisation financière conséquente (le stock des livres) et toutes les charges liées au petit comme au grand commerce, que ce soit pour les indépendants de Canal BD ou pour la FNAC.
On notera au passage qu’Amazon est aussi libraire. Selon le panéliste Kantar, cité par Les Echos, le site américain a réalisé 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France en 2018 et pèse à 17,3 % de parts de marché. C’est énorme.
Viendrait ensuite l’éditeur avec 21%. Là encore, ce sont des salaires, des loyers, des frais de promotion, de la recherche et développement, du déploiement commercial à l’étranger ou sur les marchés dérivés (merchandising, cinéma, jeux vidéo, etc.) La revendication des auteurs va vers un meilleur partage. « Mais la plupart d’entre eux ne recouvrent pas leur à-valoir, ce qui fait un coût réel des auteurs qui va jusqu’à 15% » nous dit un éditeur un peu irrité par les revendications répétées des auteurs.
Troisième poste de coûts, la fabrication du livre : 15%. Ce pourcentage est une moyenne qui fluctue nettement si l’on passe de 1000 à 100 000 exemplaires. Mais avec la baisse des tirages moyens en France, et particulièrement dans le domaine de la bande dessinée où les albums sont souvent cartonnés, c’est effectivement un coût qui pèse. Là aussi, en face, il y a des salaires, le coût du papier, etc.
Ce sont les deux postes suivants qui nous intéressent : la diffusion et la distribution. C’est quoi la différence ?
La diffusion (8%), c’est l’acte de vendre : le représentant va sur les points de vente faire l’article. La force de vente, selon le diffuseur, est de quatre à 15-20 représentants, dans tous les secteurs : libraires spécialisés, librairies généralistes, chaînes genre FNAC ou Furet du Nord, grandes surfaces, kiosques. Le petit diffuseur genre Makassar dispose d’une poignée de commerciaux (la prospection est souvent faite par mail ou par téléphone) tandis qu’un groupe comme Hachette dispose d’une véritable armée.
Pour disposer de sa propre équipe commerciale, ce qui est le cas d’indépendants comme Delcourt ou Glénat, il faut une taille critique conséquente. La plupart des petits et des moyens labels passent donc par un diffuseur.
Reste la distribution (12%). C’est le distributeur qui stocke les livres, qui les expédie, qui facture et qui fait le recouvrement (qui prend donc le risque de ne pas être payé).
Les grands groupes comme Hachette, Gallimard ou Média-Participations ont leur propre outil de distribution. C’est un maillon de la chaîne à la fois coûteux, car il faut des entrepôts immenses et des robots très sophistiqués pour gérer tout cela, et très rentable car une fois les investissements faits (des millions d’euros), ils peuvent être amortis sur dix ans, vingt ans, trente ans…
Plus les acteurs de la distribution sont gros, plus ils sont puissants : rares sont en effet les libraires qui peuvent se passer d’Astérix (Groupe Hachette) ou de Michel Houellebecq (Groupe Gallimard-Flammarion), on paie donc leurs factures en priorité.
En outre, un groupe comme Hachette, propriété de Lagardère, qui avait contrôlé Presstalis, le plus important des diffuseurs de presse (75% du marché), jusqu’en 2011, possède toujours les Relay (anciens Relais), 1100 magasins contrôlés à 100% sur quatre continents. Il faut savoir qu’en outre, en plus de ses 12%, le distributeur facture à l’éditeur la manutention des retours et leur remise en stock pour un coût qui peut aller jusqu’à 8%.
Un équilibre fragile
Or donc, les libraires pourraient choisir Amazon et faire l’économie des frais de retour (jusqu’ici à leur charge, même pour les ouvrages mis d’office par l’éditeur), disposer d’une offre très étendue (800 000 titres, on l’a dit) et une commande livrée en un jour. C’est le poste du distributeur qui est directement menacé.
Les éditeurs pourraient faire de même : ils pourraient passer par ce canal en supprimant le coût de la distribution. On comprend pourquoi cela intéresse le géant américain…
Or, quand on voit le marasme qui frappe l’édition en général (voir le schéma ci-dessous), on imagine que plus d’un éditeur pourrait être tenté…
Avec quoi comme résultat ? C’est que les libraires seraient amenés à nourrir leur pire concurrent et les éditeurs se trouveraient à la merci d’un label qui sera potentiellement lui aussi son pire ennemi, puisqu’Amazon est déjà éditeur, lui aussi... Qu’est ce qui empêchera un auteur de bande dessinée de s’adresser à lui dans le futur ? Le tycoon de Seattle gagnant sur tous les tableaux pourrait payer davantage l’auteur, force vive et pilier du système.
Mais tout cela n’aurait qu’un temps, car non seulement ces géants des nouvelles technologies ne sont pas réputés pour leur ouverture d’esprit (certaines Gafa censurent à tout va...), ni pour leur éthique (souvenons-nous du dernier Salon du Livre de Paris où le dessinateur Marsault figurait en tête des best-sellers de la BD affichés sur le stand) mais en plus rien ne les empêcherait ensuite de payer les auteurs comme bon leur semble puisque c’est eux qui tiendraient toutes les manettes du système.
La « révolution Amazon » n’annonce pas donc des lendemains qui chantent ! « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » disait Paul Valéry...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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