Manga seinen de Q Hayashida, Dorohedoro débute en 2001 dans le mensuel Monthly Ikki de l’éditeur Shogakukan et se trouve toujours en publication au Japon aujourd’hui, avec 17 volumes parus. Cette série narre, en premier lieu, les aventures de Caïman, un homme à tête de saurien qui doit son état aux expérimentations d’un mage. Amnésique, il cherche celui qui l’a rendu ainsi pour récupéré visage et identité.
À partir de ce schéma initial assez classique, Q Hayashida construit un univers très sombre et brosse une galerie de portraits tout autant improbables que fascinants. Le tout soutenu par un trait précis mais résolument atypique.
Les personnages circulent entre deux mondes où règnent la loi du plus fort. D’un côté Hole, une ville où les humains survivent péniblement en subissant le bon vouloir des mages qui viennent, par le biais de porte qu’ils créent, parfaire la maîtrise de leurs pouvoirs. De l’autre côté le monde d’où sont originaires ces mages, où la hiérarchie est instaurée par la nature et la puissance de la magie de chacun et où des Démons - car ce monde est au seuil des Enfers - viennent de temps à autre s’amuser.
Si le récit s’élabore autour de la quête de Caïman, accompagné par Nikaïdo, spécialiste des gyozas et autres cabrioles martiales, il bifurque rapidement pour présenter les agissement mafieux du puissant mage En et de sa bande. Les intérêts souvent divergents entre les personnages suivis provoquent heurts et retournements de situation surprenants et nombreux.
Dès lors, comme dans toute bonne série noire - car en fin de compte c’est presque sous ce patronage que Dorohedoro fonctionne le mieux - il est parfois difficile pour celui qui suit l’action de véritablement choisir un camp, tant les torts sont partagés, tant la sympathie se trouve octroyée, progressivement, aux différents partis. Pour ou contre, on ne peut jamais décider - les révélation du tome 13 confirment pleinement cela - et lorsque les protagonistes s’affrontent, le dilemme est réel.
Souvent gore, caractérisé par une irruption soudaine de la violence crument exposée, Dorohedoro démontre beaucoup d’humour notamment grâce à ses personnages hauts en couleurs et à des situations parfois franchement loufoques. Pas de règles précises, de canevas préétabli : on oscille dans une sorte de chaos apparent qui rend imprévisible le déroulement de l’action.
Refus de la linéarité dans la narration, travail sur l’ambiance, structuration du récit à partir des personnages antagonistes qui dominent tour à tour ce dernier : peut-être tout cela apparente-t-il moins Dorohedoro au manga qu’au roman graphique. Pris là dans un sens "simple", associé à ces récits plus matures et plus libres que ceux mainstream, qui se permettent de jouer avec des codes ou des figures connues.
Bien sûr, l’identité manga reste présente. Avec notamment ce côté feuilletonnesque et fleuve qui rappellent l’ancrage dans le mode de publication japonais. Surtout, Dorohedoro en appelle à des références majeures du genre seinen des dernières décennies : l’Akira d’Otomo pour le traitement de ses personnages autant que le Gunnm de Kishiro pour le monde posé.
Du point de vue du dessin, Dorohedoro détonne. Il ne propose pas un visuel lisse, et selon les situations le mangaka se permet des ruptures graphiques fortes. Il participe à ce pan important du seinen auquel le marché français est plutôt réticent alors même qu’il concentre pourtant ce qui se fait d’original et de recherché dans ce domaine au Japon.
De fait, le titre n’a pas trouvé son public. Lancé par Soleil Manga à ses débuts, l’édition de Dorohedoro relève presque du sacerdoce. Les ventes sont, de l’aveu même des responsables éditoriaux, très très faibles et certains des premiers tomes sont aujourd’hui épuisés. Avec un souci supplémentaire : les changements à la tête de Soleil Manga ont entraîné sur ces volumes la perte des archives nécessaires pour la réimpression : il faudrait donc entièrement les refaire, pour ce qui est appréhendé comme un public de niche.
Cette situation est malheureuse car Dorohedoro poursuit son chemin, avec son lot de fidèles qui ne peut quasiment que décroître. Alors même que ce qui apparaît comme la faiblesse du titre - à savoir son caractère atypique et marginal - pourrait être envisagé comme sa force. Parce qu’il se rapproche, par certains aspects, d’une autre tradition de la bande dessinée, parce qu’il poursuit la voie ouverte par de grands mangakas qui ont su toucher un public au-delà du lectorat manga initial, Dorohedoro constitue l’un des seinen les plus intéressants que l’offre éditoriale francophone ait proposé.
(par Aurélien Pigeat)
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