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Dugomier & Ers ("Hell School") : « À l’heure actuelle, les arrêts de série sont assez rapides et impulsifs, il faut toujours avoir un coup d’avance. »

Par Charles-Louis Detournay le 25 janvier 2014                      Lien  
Les auteurs de la série "ado" du moment reviennent sur les points forts d'"Hell School". Ilsabordent également l'évolution du marché actuel, et son impact sur leurs métiers de scénariste et de dessinateur.

À la lecture de ce tome, on ressent une gradation dans la présentation de votre série : après vous être focalisé sur les personnages, vous vous recentrez maintenant sur les autres acteurs de la série : parents et comploteurs.

Dugomier & Ers ("Hell School") : « À l'heure actuelle, les arrêts de série sont assez rapides et impulsifs, il faut toujours avoir un coup d'avance. »Vincent Dugomier : Après s’être intéressé aux enfants et à l’école, nous voulions surtout présenter les parents des personnages principaux, lors du retour vers leurs familles pendant les congés d’automne. On se rend d’ailleurs compte que cela ne se passe pas très bien, ce explique d’ailleurs pourquoi ils suivent leur scolarité dans cet institut "hors norme". Dans ces relations intergénérationnelles, nous désirions nous intéresser aux problèmes qu’ils avaient avec leurs parents, pourquoi ce sont des ados en crise.

Benoît Ers : Le sujet traité est l’adolescence, et le titre de ce tome 2, est : Orphelins. La meilleure façon de mettre cela en avant est donc aussi de faire intervenir les parents de ceux qui ne le sont pas. Cela attirait donc l’attention du lecteur sur cet orphelin qui passe d’une famille d’accueil à l’autre.

Y a-t-il un lien entre les difficultés que ces ados rencontrent avec leurs parents et le fait qu’ils aient rejeté le rite d’initiation ?

VD : Oui, car cette forme d’indépendance exacerbée fait partie de leur caractère. Le titre du troisième et dernier tome du cycle sera justement Rebelles, même si on pourra observer une évolution dans leur rejet de marcher au pas. Puis chaque personnage possède sa propre personnalité, renforcée par les parents avec qui nous avons maintenant fait connaissance. Ainsi, Boris était initialement plutôt favorable à cette intégration, poussée par la psychologie de sa relation avec son père.

BE : Hell School possède autant de prétention psychologique au niveau des personnages que dans sa façon de raconter un thriller. Ainsi, la construction de la série se focalise sur les sentiments des personnages, alors que le complot sert de fil rouge, mais passe presque au second plan.

Et comme nous en parlions à propos du premier tome, beaucoup de choses se déroulent sous le regard de l’autre. Même le président du rituel se trouve acculé à réaliser des actions qu’il réprouve, car il est poussé par un clan d’anciens…

BE : Oui, il y a des personnes qui veulent être perçues d’une certaine façon, et d’autres que l’on se refuse à voir sous leur vrai jour. On retrouve le même type de problématique entre Hina et son papa : sa fille a décidé qu’il était un alcoolique patenté, alors qu’on devine des sous-couches bien plus complexes, mais qu’Hina refuse de voir. Cette façon de vouloir être perçue crée des spirales infernales de positionnement parfois contraires à la psychologie propre des personnages. Et ils doivent persister dans leurs erreurs sous peine de se trahir eux-mêmes. Une fois de plus, c’est la caractéristique de l’adolescence.

Presque insidieusement, avec cette révolte d’adolescents, vous abordez la question de l’éducation de ces enfants confrontés à des adultes qui voudraient presque former des copies d’eux-mêmes ?

BE : Difficile de répondre à votre question sans dévoiler des éléments essentiels du récit présent ou à venir. Vous avez résumé là le principe même de la série : le formatage des ados via la manipulation des adultes. On présente donc deux visions : ce formatage, et cette révolte de notre groupe de héros. Bien entendu, certains adolescents révoltés marchent en réalité complètement dans la combine des adultes, ce qui est assez paradoxal.

VD : Comme tout spectateur de fiction, c’est le lecteur qui trouve son chemin face au récit qu’on lui présente. Pour ma part, je travaille plus sur des émotions que sur un cheminement intellectuel ou philosophique. À la fin du premier tome, nos héros adolescents reproduisent inconsciemment l’exclusion dont ils ont été les victimes, en rejetant un autre élève. Cette reproduction de ce qu’ils voulaient combattre constitue le propre de ma démarche. Maintenant, ils vont se retrouver coincés entre leurs parents et leur révolte, et devront sans doute renoncer à une part d’eux-mêmes à la fin du tome 3. Car la vie se niche parfois dans la contradiction ; il faut aussi et avant tout faire des compromis.

Donc, les épreuves qu’ils vont traverser composent finalement leur parcours initiatique ?

BE : Il y a différents niveaux de parcours initiatique dans notre histoire : celui de l’école qui est imposé et qui s’apparente effectivement à un formatage ; puis il y a le parcours de ces adolescents qui vont devenir adultes en se rebellant. Que cela soit avec une voie ou l’autre, tous les adolescents vont donc devoir évoluer, qui les amène inévitablement à l’âge adulte. Nous avons travaillé sur les personnages présentés pour que chaque adolescent puisse retrouver une partie de son physique et de son propre caractère, même si c’est réparti sur différents héros.

VD : Et nous avons laissé de la place dans le premier tome afin de glisser des séquences de vie quotidienne, pour renforcer ce phénomène d’identification. Bien entendu, avec l’avancée du récit, l’action prend progressivement le pas, afin d’augmenter la tension et le rythme de l’intrigue.

Même si ce tome deux nous entraine partiellement en dehors de l’île et son école, on ressent encore l’oppression du huis-clos !

VD : Notre histoire en trois tomes s’est effectivement construite délibérément autour de l’école et de ce qui s’y déroule. Même s’ils sont en vacances, c’est en congé de cet établissement spécial, et tout va les entraîner à y retourner. Effectivement, nous voulions que le lecteur s’identifie fortement aux personnages, mais d’un certain côté, il désire certainement en savoir plus sur ce qui se trame dans l’école, et donc que ces adolescents replongent dans les ennuis.

Votre graphisme convient particulièrement bien à cette tranche d’âge, où il y a encore cette part d’enfance, mais par lequel vous pouvez glisser des intentions malveillantes, voire criminelles.

BE : Mon graphisme semble « gentil », ce qui peut être ressenti comme un avantage ou un inconvénient selon la position que vous adoptez. Quoique je fasse, il n’y aura jamais aucun cynisme dans mon dessin. Même si nous racontons les pires horreurs, elles seront atténuées d’une certaine façon, policées comme si elles répondaient à plus de bienséance que le propos premier. Tueur de Mamans en est le parfait exemple : avec un dessin réaliste, cette histoire serait tout simplement abjecte ! Mais mon dessin a permis de diminuer cette sensation. Idem avec Alexia qui traitait de thématiques souvent rudes, cela passait assez bien pour être publié dans le Journal de Spirou. D’autres dessinateurs possèdent d’autres talents que je n’aurais sans doute jamais, je travaille donc sur ce no mans land en essayant d’en tirer un maximum d’avantages.

Un petit mot sur Tueur de Mamans : comment la série a été accueillie ?

BE : Très bien en Belgique, mais malheureusement moins bien en France. On mesure encore la différence entre les deux pays, les deux cultures. On avait prévu un deuxième diptyque qui devait expliquer la conclusion du premier, mais la série s’arrête là. Donc, à l’heure actuelle, comme les arrêts de série sont assez rapides et impulsifs, il faut toujours avoir un coup d’avance, un projet dans ses tiroirs. Mais on nous demande aussi de réaliser des albums avec un rythme de parution assez rapide ! Cela ne nous laisse pas toujours le temps de préparer ces projets. De plus, dans le cas d’une trilogie, la décision d’un second cycle se prend sur base des ventes du premier tome, alors que le second est sorti, et que je suis à la moitié du troisième. C’est pour cela que certains auteurs, qui sont pris entre des fins de séries anticipées et des projets pas encore rodés, doivent accepter des albums alimentaires afin de continuer à vivre et se donner la possibilité de rebondir. Auparavant, on pouvait anticiper un an à l’avance l’arrêt d’une série, mais ce n’est plus le cas dans le marché actuel.

On peut alors espérer que vous vous retrouvez dans ces récits où l’on aborde la société, la psychologie des personnages, malgré des portes d’entrée pas toujours reluisantes ?

BE : Mon dessin est ainsi, et je ne pourrais actuellement pas travailler autrement. Ce sont ces caractéristiques que Vincent et Zidrou utilisent au mieux.

VD : Ce n’est pas la seule particularité du dessin de Benoît ! Par exemple, lorsque j’écris une planche dans laquelle notre héroïne Hina se fait teindre les cheveux, je connais suffisamment Benoît depuis vingt ans pour savoir qu’il pourra y glisser beaucoup d’émotions et de la justesse. Dans un autre registre, l’image finale du tome deux renvoie à une autre case vue précédemment, et je sais qu’avec le dessin de Benoît, les lecteurs identifieront directement ce que nous voulions évoquer, et feront le lien entre les séquences. Cette identité graphique est une grande force.

Le monde de l’adolescence est assez typé, et en même temps, ses codes évoluent rapidement, ce qui le rend souvent difficile à représenter. Avez-vous un retour de leur part ? Se reconnaissent-ils dans vos personnages ?

VD : Les adolescents ne sont pas légion en dédicaces, mais nous avons effectivement eu des retours qui laissent à penser que nous avons plutôt réussi notre transcription. Nous avons utilisé très peu d’expressions « branchées » pour éviter de coller à une mode. Et cela ne les a pas dérangés, que du contraire car ils semblent qu’ils soient énervés quand des adultes utilisent leurs tics de langage, même si c’est placé dans la bouche d’un ado. Les quelques tentatives que nous avons testes ont directement été mal accueillies : cela sonne faux qu’on tente de reprendre cette partie de leur univers. Par contre, dans tous les petits sujets que nous abordons au fil des pages (l’amour, la confiance en soi, la relation à l’autre, etc.), cela fait réellement écho à leurs préoccupations, et c’est assez gratifiant.

La tension de votre récit est soutenue par un rythme de parution élevé : huit mois entre les deux premiers tomes. Cela devient une stratégie de publication incontournable ?

VD : Nous nous adaptons au marché en sortant rapidement les volumes de cette trilogie. Cela n’interfère pas, bien entendu, avec notre volonté de créativité, mais à la demande de l’éditeur, le calendrier se rétrécit un petit peu afin de combler les attentes du lecteur. Quant au schéma, notre volonté originelle de réaliser une trilogie, avec toujours une possibilité de prolonger si la série atteint ses objectifs : nous avons encore beaucoup d’idées à explorer !

BE : Je lis le scénario de Vincent comme un lecteur, page par page. Et la construction du deuxième cycle est déjà engagée, mais se situe en filigranes de l’intrigue principale, invisible pour qui ne peut se douter de la prochaine thématique. On peut donc clôturer le premier cycle sans laisser un sentiment inachevé chez le lecteur, mais nous pourrions très facilement rebondir avec un quatrième tome qui entrainerait directement le lecteur dans son sillage.

Est-ce que cette capacité d’adaptation aux réactions du marché et aux attentes de l’éditeur est devenue une qualité importante pour être un bon scénariste ?

BE : Le talent premier d’un scénariste est bien entendu de raconter de belles histoires ! Mais nous sommes actuellement aux prises avec cette difficulté supplémentaire. Sa capacité à régler ce type de problème est devenu essentiel, alors qu’il y a dix ans, personne n’aurait pensé à entremêler ainsi les récits parallèles de cycles pour facilement interrompre ou relancer la machine.

(par Charles-Louis Detournay)

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- Vincent Dugomier ("Hell School") : "Malgré son interdiction légale, une forme de bizutage latent est présent dans toutes les cours d’école."
- Ers & Dugomier : « Alexia hésite entre le statut de sorcière et celui d’exorciste »
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Photos (y compris celle en médaillon) : (c) CL Detournay

 
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3 Messages :
  • Dugomier avec un seul N. Est-ce vraiment si difficile de se relire ?

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    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 26 janvier 2014 à  14:19 :

      Vous vouliez sans doute écrire : "Dugomier avec un seul M" ?

      Effectivement, nous nous relisons, mais nous ne sommes pas à l’abri d’une coquille. Et dans ce cas, votre sympathique message nous a permis de corriger une erreur que nous reproduisons depuis plus de cinq années.

      Donc, merci de votre efficace collaboration !

      Répondre à ce message

      • Répondu par Philippe Wurm le 26 janvier 2014 à  20:16 :

        Benoit Ers est un dessinateur trop modeste. Il est avant tout un excellent narrateur en image, qualité rare issue des grands anciens, et il a une capacité de création d’ambiance qui est très précieuse. Seuls des géants comme Franquin, Will, Tillieux, Chaland, Peyo ou Mézières pouvaient dégager autant de sympathie dans le dessin et les personnages et en même temps une telle force de suggestion des ambiances et des climats. Sympathie, identification, crédibilité et dramatisation, c’est le cocktail gagnant des grands créateurs qui font la beauté classique et la noblesse du genre. Ces qualités sont une bénédiction pour un scénariste et Dugomier, dont la subtilité et le savoir faire ne sont plus à démontrer, sait en tirer merveilleusement toutes les potentialités. Longue vie a ce grand couple de la BD !!

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