On commence par en avoir l’habitude : avant chaque Conseil de Direction qui jalonne la crise que vivent les éditions Dupuis depuis trois semaines, des documents sortent qui sont envoyés par mail aux auteurs mais aussi aux journalistes. On les retrouve aussitôt diffusés dans les journaux de la presse belge qui rivalisent en titres sensationnalistes : « Ça s’emballe chez Dupuis » (Le Soir de Bruxelles) [1], La Libre Belgique : « Semaine cruciale pour Dupuis » [2] ou encore, dans La Nouvelle Gazette : « Le Spirou bientôt made in France ? » [3].
Spirou menacé ?
Une note de Jean-Christophe Delpierre, directeur général adjoint de chez Dargaud citée par le quotidien de Charleroi et par La Libre met la rédaction de Spirou en émoi. Décrite par le journal carolo comme « une note salée » adressée par le responsable de la presse chez Dargaud destinée à ses patrons, elle est assez maladroite en effet. Il y fait une critique en règle de la nouvelle formule, selon lui « un échec » (rien, aux yeux du rédacteur de la note, n’est positif dans cette relance) : la couverture « ratée, peu compréhensible, limite vulgaire », le spot publicitaire de lancement « de mauvais goût, manque sa cible, froid, refermé », la formule rédactionnelle peu innovante : « l’on n’a pas vu vraiment de nouvelle formule, ni du point de vue rédactionnel, ni même en tant que produit. » En conclusion de sa note, Jean-Christophe Delpierre invite le responsable de Dupuis à « Profiter de l’expérience des autres sociétés du groupe et mettre à profit ceux qui s’y connaissent un peu en magazine dans la Maison. » Une forme d’ingérence très mal acceptée par son destinataire et d’autant plus cavalière qu’elle fait comme si le journal de Spirou n’était pas le produit de toute une équipe : éditeurs, rédacteur en chef, secrétaire de rédaction, etc.
On est un peu étonnés qu’à ce stade du conflit, les uns et les autres continuent à communiquer de façon aussi discordante. Il n’est pas jusqu’à Claude de Saint-Vincent qui continue à tenir la même ligne depuis le début : il ne s’est rien passé, Dupuis est indépendant, il n’y aurait donc pas de problème. La crise qui dure depuis plus de trois semaines prouve le contraire. Evidemment, les opposants font circuler un fax dans lequel, en contradiction avec ses affirmations récentes, il demande aux participants de la réunion des éditeurs à laquelle Claude Gendrot a refusé de se rendre d’y venir avec quelques contrats d’auteurs.
Le « journal de Spirou », étendard de la maison
« ...L’identité de Dupuis, et son âme, c’est d’abord, élevée sous la mère, c’est-à-dire dans Spirou, cette bande dessinée que nous appellons "Tous publics"... » écrivaient Claude Gendrot et Dimitri Kennes dans une sorte de manifeste publié en même temps que le catalogue 2006-2007 des éditions Dupuis (le premier depuis bien longtemps !) arrivé dans les boîtes des journalistes hier.
Ils ne croient pas si bien dire. La réalité de Spirou, c’est que ce journal n’est pas un magazine. Pour utiliser les termes de l’un de ses auteurs, ce journal est, ni plus, ni moins, que « le centre de formation de foot d’Auxerre ». C’est-à-dire la meilleure école de BD de l’espace francophone. Sans Spirou, il n’y aurait pas eu Les Schtroumpfs, Gaston, Lucky Luke, Le Marsupilami, Boule & Bill, Les Tuniques bleues... ou encore, récemment Kid Paddle, Le Petit Spirou, Cédric, Parker & Badger..., toutes séries qui font l’identité et la fortune de la maison.
Alors, bien sûr, on peut améliorer ses performances, ses ventes, son prix, sa communication mais à la limite, on s’en fout. Personne ne demande si La Lettre de Dargaud gagne de l’argent. Elle en perd assurément. L’histoire nous enseigne que chaque fois qu’un éditeur a arrêté son magazine fondateur, son catalogue a périclité : Pilote et Dargaud, Tintin et le Lombard, Métal Hurlant et les Humanoïdes Associés, (A Suivre) et Casterman,... Si cette identité n’existait pas, pourquoi Guy Vidal insista tant pour intituler sa collection « Poisson-Pilote » ? Toucher à Spirou, c’est toucher au cœur de Dupuis. On comprend que ses animateurs soient sur leurs ergots.
Une semaine décisive
Delpierre a sans doute voulu aider. Mais le geste n’était pas opportun dans ce contexte où la symbolique est piégée. C’est pourquoi Vincent Montagne a entrepris vendredi dernier une avancée devant une situation qui s’avérait bloquée. Convoquant précipitamment, selon La Libre Belgique, un Conseil de Direction à Paris, il remit aux quatre membres présents, en l’absence remarquée de Claude de Saint-Vincent, un document, signé de sa main, comportant des engagements pour l’avenir dans des termes qui sont ceux, nous confirme Claude Gendrot, des revendications des directeurs de Dupuis dans leur lettre du 8 mars dernier, « également signée par Léon Perahia » nous précise le directeur éditorial, signifiant par là que le seul directeur qui n’a pas suivi ses collègues était solidaire de ceux-là à ce moment.
Avancée positive
« C’est une avancée positive, une base de discussion », admet Claude Gendrot qui a rendez-vous demain mardi, avec Vincent Montagne (PDG de MP) et Jacques Jonet (Pdt du CA), toujours sans, espère-t-il, Claude de Saint-Vincent. Mais il ajoute aussitôt qu’il faut ouvrir les discussions en établissant le périmètre et les règles de la négociation, avec la possibilité de poser des amendements et d’établir un calendrier avec un organigramme précis établissant les prérogatives de chacun. Il ajoute qu’il faudra que le nouveau Directeur Général soit nommé avec l’approbation du Conseil de Direction.
Il dit accepter de ne pas toucher à deux tabous : l’exigence de la présence de Dimitri Kennes, d’une part, et la question de l’actionnariat, d’autre part. Kennes ne participerait pas aux discussions, par mesure d’apaisement. Quant à l’actionnariat, actuel ou futur, il doit garantir l’autonomie de Dupuis quoiqu’il arrive dans l’évolution future du groupe.
Les deux parties ont fait un pas l’une vers l’autre. Espérons qu’elles s’entendent. Même si, de l’aveu de Claude Gendrot, "les blessures resteront profondes".
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon et ci-dessous, dessin de Wisson pour L’Esprit de Spirou.
[1] « Ça s’emballe chez Dupuis » de Vincent Quitelier, La Soir, lundi 3 avril 2006.
[2] « Semaine cruciale pour Dupuis » par Philippe Galloy, La Libre Belgique, 3 avril 2006.
[3] « Le Spirou bientôt made in France ? » de Demetrio Scagliola, La Nouvelle Gazette, 3 avril 2006.
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