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Emmanuel Moynot : « Adapter, c’est déconstruire pour reconstruire. »

Par Charles-Louis Detournay le 18 novembre 2013                      Lien  
Ce n'est certes pas la première adaptation de Moynot, mais après les Nestor Burma, on ressent une jubilation communicative à la lecture de cette adaptation personnelle du roman de Jean Vautrin. L'occasion de recueillir l'avis de l'auteur sur ce qu'est la "bande dessinée"...

Après avoir adapté trois Nestor Burma, vous déclarez ne plus avoir de surprises à attendre dans ce type de réalisation. Vous êtes pourtant reparti de plus belle avec cette œuvre remarquable de Vautrin. Pourquoi ce revirement ?

Emmanuel Moynot : « Adapter, c'est déconstruire pour reconstruire. »L’enjeu est très différent dans le cas de L’Homme qui assassinait sa vie. Baru m’avait proposé d’intégrer cette collection alors qu’il travaillait lui-même sur Canicule. J’étais bien entendu à la fois flatté et ravi qu’il pense à moi. En dehors du travail d’adaptation lui-même, le travail sur Nestor Burma devait respecter un code graphique initial. J’admire beaucoup Tardi, mais c’était tout de même une contrainte que de reprendre ses personnages. Cela m’a plu pendant un temps, mais je ne pouvais prolonger cela indéfiniment et demeurer dans cette ombre impressionnante et massive. Tardi est parvenu à imposer son nom devant celui de ses personnages, mais je me retrouvais derrière tout le monde, et les lecteurs me demandaient comment avançait "mon Tardi", alors que je réalisais un Burma ! J’ai fait plusieurs albums, car j’étais très mécontent du premier, qui n’était pas très réussi. Tardi me le faisait comprendre très gentiment : « Tu n’as pas l’impression de régresser un petit peu ? »Mais en travaillant sur le roman de Vautrin, j’ai mieux compris pourquoi certaines personnes apprécient tant de réaliser des adaptations. Je me suis effectivement beaucoup amusé.

Quel a été votre schéma de travail du point du vue du scénario ?

Pour les Burma, j’avais réalisé mon découpage en suivant scrupuleusement les chapitres du livre. Mais Baru et Pascal Rabaté m’avaient montré une autre technique : tenter d’oublier ce que l’on connaît du livre. Rabaté avait ainsi lu Ibicus une dizaine de fois avant de le réécrire à sa façon. Je me suis donc tout d’abord imprégné du récit. Puis, j’ai réduit le roman à sa plus simple expression, avant de le redévelopper en gardant en mémoire certaines excellentes répliques de Vautrin. Un peu comme un cinéaste qui adapte un roman ou une bande dessinée : on s’accapare l’œuvre à un certain stade. Il ne faut pas nier le récit original, mais il ne faut pas non plus tenter de faire la même chose. Adapter, c’est donc déconstruire pour reconstruire, tout en préservant l’esprit. En faisant une maison de bande dessinée à partir d’un roman, on reprend les mêmes pierres, on essaye de se souvenir de son aspect général, mais on réalise une autre œuvre. L’essentiel des dialogues est d’ailleurs de mon cru, même si j’ai repris quelques perles des dialogues du roman, comme celle des jerrycans.

Est-ce que le fait de travailler sur l’univers de Vautrin vous convenait particulièrement ?

Baru et moi avions immédiatement discuté de la direction du livre : nous avions évoqué le mode grotesque, l’aspect outrancier du récit. Cela m’a donc permis d’emprunter résolument cette direction sans appréhension, car cela nous convenait à tous les deux. Et cela convenait sans doute également à Vautrin, qui s’est montré emballé dès la première série de vingt planches que je lui ai envoyées.

Dès les premières pages, on est frappé par le discours du personnage, mais aussi et aussi surtout par la galere de trognes que vous mettez en scène. On en arrive à s’amusee de ces paumés pour qui la vie semble couler entre les doigts. On sent votre volonté de célébrer la vie malgré l’âpreté du récit.

Je parlerais plutôt de jubilation. En travaillant le récit, j’ai pensé aux frères Coen mettant en scène des crétins, comme dans leur film Fargo. De la même façon, on est ici aux prises avec des crétins, qui se mettent dans des situations impossibles et fatales. Alors, l’auteur et le lecteur peuvent rire de concert en se disant qu’ils ne sont pas aussi idiots que ces personnages, ce qui est rassurant.

© Casterman 2013/E. Moynot

Oui, malgré des moments durs, le récit n’est jamais pessimiste ! Même les personnages prennent de manière débonnaire les tuiles qui leur tombent sur la tête. Et vous faites passer cet amusement à travers l’album !

C’est ce qui m’a plu à la lecture du roman, c’est pour cela que j’ai fait ce travail gaiement, ce qui ne m’était plus arrivé depuis des années. J’étais content de mon dessin, et de mes couleurs. Et je pense qu’une partie de cela passe heureusement au travers du livre pour, espérons-le, toucher le lecteur.

En opposition aux univers sombres que vous dépeigniez auparavant, cela devait vous changer l’esprit ?

Oui, dans des récits trop noirs, il y a toujours le risque de s’imprégner et de se perdre. Ici, la distance se crée de manière plus évidente : dans la vie réelle, il n’y aurait aucune chance que ces personnages se rencontrent. Sacha Guitry disait à ses comédiens :« Les gens viennent au théâtre pour voir du théâtre. Ne les laissez jamais oublier qu’ils sont au théâtre. » Je ne dis pas que ce soit l’unique moyen de procéder, mais une partie du lectorat de BD veut simplement de « la bande dessinée ». J’avoue ne pas m’être pas vraiment intéressé à ce type de public auparavant, mais je suis dans une période où je veux faire de « la bande dessinée », pour elle-même. J’en ai aussi assez qu’on tente de légitimer la BD, de se justifier d’en faire par des références à d’autres arts. La bande dessinée documentaire a son propre mérite, j’en ai d’ailleurs fait encore récemment chez Futuropolis avec Hurlements en coulisses, mais ce n’est pas la seule solution ! On peut être crédible, authentique et exister sans emprunter nécessairement cette voie. Réaliser de superbes planches mérite le respect, mais on n’a pas besoin de la peinture ou de se rapprocher du dessin classique pour qu’elle soit un art à part entière. La bande dessinée se justifie par elle-même, elle n’a pas besoin de rien d’autre pour exister.

Les planches que vous avez réalisées dans L’Homme qui assassinait sa vie bénéficient parfois d’un trait plus lâché. Comme si vous revendiquiez que toutes les feuilles des arbres de votre arrière-plan n’aient pas besoin d’être dessinées pour qu’on puisse ressentir le plaisir du récit ?

Tout-à-fait, les arrière-plans sont esquissés. Et les voitures ne sont plus réalisées d’après photo, mais réinterprétées par moi ; tant pis si elles ne sont pas parfaites ! Je privilégie la dynamique du récit par rapport à l’exactitude du détail. Pareil pour les couleurs ! Je veux qu’elles servent l’histoire, plutôt que d’informer le lecteur que l’herbe est verte ! Malgré tout, en bande dessinée, on n’a qu’un nombre restreint d’outils pour raconter. On n’a ni le son, ni l’odeur, ni le mouvement, mais on compense par l’expressivité du dessin, par la typographie, par les dialogues, le découpage, et, enfin, la couleur ! En étant tout à fait radical, je dirais qu’on n’a pas le droit de faire joli pour le plaisir ! Cela se justifie lorsque cela sert l’histoire, comme dans Jolies Ténèbres des Kerascoët. Mais réaliser un beau dessin juste pour le vendre plus facilement chez les galeristes, c’est une insulte à la bande dessinée.

Cela signifie que vos originaux ne sont pas en vente ?

Je travaille au stylo-plume sur un papier très fin, avant de réaliser les couleurs à l’ordinateur. Ce type d’originaux n’est pas très appréciés par les amateurs... Mon métier, c’est de raconter des histoires, pas de vendre du papier. Que ce soit sous forme de livres ou de planches originales. Et je veux mettre tous les éléments de mon côté pour servir cet objectif.

Donc, si vous vous êtes tellement amusé avec L’Homme qui assassinait sa vie, qu’allez-vous faire par la suite ?

Je me suis rendu compte en arrivant au bout du récit que sculpter les traits de tel ou ou tel personnage allait me manquer. Alors je me suis plus sou moins inspiré de F.F.F, et j’ai écrit un scénario original qui s’appelle… L’Original. Ce sera donc mon prochain livre à paraître chez Casterman, toujours dans cette dynamique de récit outrancier, servi par un dessin enlevé et la même mise en couleurs. Il y aura moins de personnages, car j’ai toujours été porté par l’affrontement de deux personnalités opposées. Nous y découvrirons un tueur d’extrême-droite en fin de carrière, ancien de l’OAS, qui va rencontrer un personnage imaginaire, d’extrême-gauche, inspirée de la Florence Rey de l’affaire Rey-Maupin qui défraya la chronique en 1994. L’histoire se termine sur un huis-clos, avec une référence au thème germanique du Doppelgänger, celui de la confrontation du double, c’est à dire du contraire. J’ai déjà abordé cette thématique, en ne faisant toute fois que l’effleurer. Mais je ne veux pas trop déflorer le récit. Ce que je peux vous dire, c’est que le héros s’appellera Roland Picot, qu’il n’est donc pas la copie, mais bien L’Original. Ce sera encore du grotesque noir !

Entre-temps, il y aura peut-être aussi une autre adaptation, plus strictement littéraire cette fois, et assez prestigieuse. Ce serait chez Denoël Graphic. Mais le contrat n’étant pas encore signé, je préfère m’abstenir d’en dire plus.

Et est-il envisageable que vous adaptiez d’autres romans de Vautrin ?

Avec Jean Vautrin, nous avons envisagé une nouvelle collaboration, mais il s’agirait plutôt d’un scénario de bande dessinée original, à quatre mains, qui réutiliserait les personnages survivants de L’Homme qui assassinait sa vie. Nous avons évoqué un ou deux faits divers, déroulés à Bordeaux, qui nous intéressent. On en reparlera en son temps.

D’autres projets encore ?

Oui, une nouvelle intégrale des trois tomes du Temps des Bombes, remis intégralement en couleurs par mes propres soins. Cela devrait sortir au printemps ou à l’été, encore et toujours chez Casterman !

(par Charles-Louis Detournay)

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- En attendant le beau temps, lisez Baru et Vautrin

Emmanuel Moynot sur ActuaBD, c’est aussi :
- notre Une consacrée à son adaptation de Vautrin
- les chroniques de ses précédents albums : Hurlements en coulisses, Pierre Goldman, la vie d’un autre, L’heure la plus sombre vient toujours avant l’aube, Pourquoi les baleines bleues viennent-elles s’échouer sur nos rivages ?, L’Année dernière (avec Lizano) etDémons T1 (avec Cornette).
- Les adaptations de Nestor Burma : Le soleil naît derrière le Louvre et L’envahissant cadavre de la plaine Monceau
- une précédente interview : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"

Toutes les planches sont © Moynot/Casterman/Vautrin et la photo en médaillon est © CL Detournay

 
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