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Emmanuel Moynot : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"

Par Nicolas Anspach le 6 mars 2009                      Lien  
Emmanuel Moynot fait partie de ces auteurs trop discrets qui insufflent une épaisseur à leurs histoires en creusant la personnalité des personnages. Dans "l’Heure la plus sombre vient toujours avant l’aube", Moynot raconte une histoire d’amour entre deux personnes ordinaires à qui la vie n’a pas fait de cadeau.

Un récit ombrageux, même si quelques éclaircies adoucissent le rythme tendu d’une relation qui se base sur les rapports malsains, l’abus et la violence psychologique.


Emmanuel Moynot : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"

Vous plongez vos personnages dans des situations malsaines dans L’heure la plus sombre vient toujours avant l’aube et Pourquoi les baleines bleues viennent-elles s’échouer sur nos rivages ?, vos deux derniers récits.

Une partie de cette affirmation me convient. Le contexte des Baleines Bleues et les personnages de cette histoire étaient assez malsains. Mais je n’emploierais pas ce terme pour L’heure la plus sombre. J’y raconte la vie de petites gens qui travaillent pour s’en sortir. Mes autres livres sont dans la même veine. J’ai tendance à construire mes récits à partir d’un univers très sombre, proche du récit noir. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre de L’Heure la plus sombre, j’essaie de me rapprocher de la littérature blanche, et donc de me dégager des passages obligés du récit noir. Il n’y a aucun mort dans cette histoire, et même très peu de violence physique.

Les différentes étapes de travail : 1/ la mise en place
(c) Moynot, Futuropolis

Jean-Claude et Nouria, les personnages centraux de l’Heure la plus sombre, sont deux personnes blessées qui n’arrivent pas à avoir une relation normale entre elles.

Jean-Claude est dans une tension permanente. Cet homme a dû avoir une souffrance particulière à un moment de sa vie. Son passé l’incite à réagir à certaines situations de manière violente. Il a deux réactions violentes dans le récit. Je ne connais pas ses failles et son passé, mais il est certain que Jean-Claude ne veut pas relier ses aventures sentimentales à la réalité. Nouria veut sortir de la bulle dans laquelle ils se sont enfermés. Elle veut quitter l’appartement où elle était cloitrée pour retourner à la réalité. Cela fait exploser Jean-Claude. Ce genre de situation peut arriver à tout le monde. Je l’ai vécue ! Certaines relations ne fonctionnent que dans l’intimité et, dès qu’elles sont confrontées au monde extérieur, elles deviennent explosives.

2/ le crayonné
(c) Moynot & Futuropolis

Vous montrez deux pôles opposés dans vos deux derniers récits. Jean-Claude et Nouria sont des personnes ordinaires, alors que les deux écrivains de « Pourquoi les baleines bleues » sont des privilégiés. Vouliez-vous signifier que toutes les classes sociales sont confrontées à leurs problèmes ?

Il n’y a aucune préméditation de ma part. Cette rencontre entre deux monstres, dans Pourquoi les Baleines Bleues ne pouvait avoir lieu que dans un domaine artistique. La plupart de mes récits parlent des petites gens. Ce récit est donc une exception. Ceci dit, je n’ai pas pour vocation de faire une description de tous les paumés de toutes les places sociales du monde. Ce n’est pas mon objectif.

Comment êtes-vous ressorti de l’expérience Nestor Burma ? Vous avez signé La nuit de Saint-Germain-Des-Prés et Le soleil naît derrière le Louvre en 2005 et 2007.

Je n’en suis pas encore ressorti ! J’en dessine actuellement un troisième. Cette expérience est plaisante, même s’il y a des contraintes évidentes. Il faut notamment respecter les caractéristiques inhérentes de la série. Cela peut parfois devenir pesant ! Après ce troisième Nestor Burma, je prendrai la décision de continuer ou pas !

3/ Pose d’un un lavis d’encre de chine.
(c) Moynot & Futuropolis

L’univers de Nestor Burma n’est pas très éloigné du mien. Les livres de Léo Malet sont noirs et se déroulent dans le Paris ancien. Jacques Tardi était l’une de mes références lorsque j’ai commencé à faire des bandes dessinées. Cela me plaisait de prolonger son travail sur cette série, tout en le faisant à ma façon. Toujours est-il que j’ai toujours participé à l’élaboration des histoires. Mais je me demande encore si je suis fait pour les adaptations. J’ai une vision plus globale de l’histoire lorsque je l’écris moi-même. C’est le contraire de ce que Tardi pense. Il a, un jour, dit : «  L’adaptation présente l’avantage d’avoir en tête une histoire finie lorsque je commence à la dessiner. ». J’appréhende l’adaptation d’un récit existant, car j’en ai une vision moins globale.

Et quand vous travailliez avec un scénariste, comme Dieter par exemple ?

Nous avons toujours eu une collaboration poussée, et j’écrivais l’histoire avec lui. Le synopsis des albums du Vieux Fou ont été rédigé ensemble. La collaboration fut plus importante pour Bonne fête Maman, Qu’elle crève la Charogne ou encore Monsieur Khol. Nous écrivions tout ensemble, y compris le découpage et le dialogue. J’avais donc une grande maîtrise du récit. La seule fois où je ne me suis pas occupé de l’écriture, ce fut pour Démons, la série que j’ai signée avec Jean-Luc Cornette. Cette série n’a pas eu sa chance et n’a pas été terminée. Jean-Luc m’avait livré un scénario qui se déroulait dans un univers particulier et où il n’y avait pas la moindre virgule à changer.

4/ Mise en couleur à l’ordinateur
Extrait de "l’Heure la plus sombre vient toujours avant l’aube" - (c) Moynot et Futuropolis

Dans L’heure la plus sombre vient toujours avant l’aube vous représentez la sexualité de manière naturelle…

Effectivement. Cela choque encore certaines personnes. J’ai lu des commentaires sur des forums. Des lecteurs trouvaient ces scènes gratuites et inutiles. Personnellement, je suis plus gêné par les BD qui montrent du « porno-soft » où le héros saute, entre deux scènes, de belles jeunes filles à forte poitrine.
Quand on raconte une histoire d’amour, il me semble important de montrer leur relation. Cela implique leurs relations sexuelles. Il faut être concret et le lecteur doit comprendre de quelle façon les personnages font l’amour. Cela donne de l’épaisseur et de la crédibilité à l’histoire. Je ne pourrais pas raconter l’histoire d’un couple où ils se tiennent uniquement la main en se promenant sur la plage. Je trouverais cela ridicule. Les scènes sexuelles font partie des moments joyeux de l’album. Il aurait été dommage de ne pas montrer qu’à un moment Jean-Claude et Nouria ont une vie sexuelle harmonieuse et heureuse. Cela explique que malgré le fait qu’ils n’avaient probablement rien à faire ensemble, ils soient à un moment si attachés l’un à l’autre.
Dans À Quoi tu penses ? et Pendant que tu dors mon amour, il y a également des scènes tout aussi explicites. Dans certaines histoires, ces scènes sont nécessaires.

Quelle aventure de Nestor Burma adaptez-vous en ce moment ?

Il s’agit de L’envahissant cadavre de la Plaine Monceau qui a pour cadre le 17ème arrondissement de Paris. Le récit se déroule en 1959. Je connais assez mal ce quartier de Paris, bien que j’y ai habité lorsque j’étais enfant. Après j’enchaînerai sans doute sur une histoire, toujours dans une veine noire, qui existe en deux versions. L’une située à New-York et l’autre à Paris. Je suis encore hésitant.
À l’avenir, j’aimerais retrouver la spontanéité que j’avais dans les années 1990. J’ai rédigé le synopsis de Qu’elle crève la charogne la veille d’un rendez-vous avec un éditeur. Il a été directement accepté. Un mois après, je travaillais sur les planches. Cette spontanéité me manque …

Extrait de "l’Heure la plus sombre vient toujours avant l’aube"
(c) Moynot & Futuropolis

En tant qu’artiste, comment vous situez-vous en adaptant Burma. Cette démarche est forcément commerciale, vu les ventes des albums ?

Vais-je vous répondre d’une manière politiquement correcte, ou truquer ma réponse ? Évidemment, il y a un aspect qui pourrait ressembler à la création d’une œuvre de commande. Mais les artistes n’ont-ils pas, de tout temps, répondu à des travaux de commande ? L’essentiel est que cette aventure me laisse la possibilité de développer mon œuvre en parallèle. Nestor Burma m’offre l’avantage, tout en réalisant une commande, d’être cohérent avec l’ensemble de mon œuvre. Ce n’est pas comme si on me demandait de reprendre Tanguy et Laverdure. Je n’ai strictement rien contre cette série, mais elle est éloignée de mon travail et de mes aspirations. Je ne me sens pas illégitime sur Nestor Burma. Tardi fait partie des auteurs qui m’ont marqué à mes débuts. Je suis également conscient de ne pas avoir été au maximum de mes possibilités sur ma première adaptation, La Nuit de Saint-Germain-des-Prés.

Extrait du prochain "Nestor Burma" (L’envahissant cadavre de la pleine Monceau)
(c) Moynot, Malet et Casterman
l’Heure la plus sombre vient toujours avant l’aube
Télécharger une animation flash présentant les différentes étapes du travail d’Emmanuel Moynot

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Un documentaire sur Emmanuel Moynot est visible sur internet depuis peu. Ce film a été posté sur Youtube par le réalisateur Jean-Baptiste Béïs. L’auteur revient sur le processus créatif de son dernier album, l’Heure la plus sombre vient toujours avant l’aube, mais aussi sur ses choix graphique pour sa reprise de Nestor Burma.

Lien vers la première partie
Lien vers la seconde partie
Lien vers la troisième partie

Lien vers une présentation de la collection de DVD dont ce documentaire est extrait



Lire les chroniques de :
- L’heure la plus sombre vient toujours avant l’aube
- Pourquoi les baleines bleues viennent-elles s’échouer sur nos rivages ?
- Le soleil naît derrière le Louvre (avec Léo Mallet, d’après Tardi)
- L’Année dernière (avec Lizano)
- Démons T1 (avec Cornette)

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Photo de l’auteur (c) Nicolas Anspach

Futuropolis ✏️ Emmanuel Moynot
 
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10 Messages :
  • Je trouve ses pages plus belles au lavis qu’en couleurs (c’est subjectif, je sais).
    Je suis étonné qu’il n’y ait pas les bulles de texte sur la mise en place, le crayonné et la page finie, c’est rajouté en même temps que la couleurs ? C’est étrange comme façon de procéder non ? Si Emmanuel Moynot passe par ici, j’aimerai qu’il nous dise pourquoi il procède ainsi, l’intérêt.

    Répondre à ce message

    • Répondu par F. BIANCARELLI le 6 mars 2009 à  18:42 :

      Surement pour ne pas avoir à "tourner autour des bulles" quand il descend ses lavis...
      Ou tout simplement car de plus en plus d’ auteurs rajoutent le lettrage à la fin, à l’ informatique

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      • Répondu le 7 mars 2009 à  02:12 :

        Mais comment gère-t-il l’encombrement du texte si dans la mise en place il n’est place pas les bulles ? C’est à la fin, là où y a de la place ?

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        • Répondu par Moynot le 7 mars 2009 à  10:49 :

          Si j’intègre les bulles au dernier moment, c’est que j’aime pouvoir aller jusqu’au bout du dessin. Mais, bien sûr, comme mon cerveau est doté d’un certain pouvoir d’abstraction, je me représente dès le début l’emplacement des textes et des dialogues. Et, jusqu’à "L’heure la plus sombre", mon lettrage restait traditionnel, manuscrit.

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          • Répondu par Jean-Philippe le 8 mars 2009 à  22:04 :

            N’est-ce pas aussi parce que les planches originales muettes se vendent mieux et plus chères (dixit Daniel Maghen) ?

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            • Répondu par Moynot le 10 mars 2009 à  02:27 :

              Bien qu’offensé par votre réaction, je vous répondrai calmement qu’aucun original de ce livre ne sera jamais à vendre, et ne pourra jamais l’être, pour des raisons à la fois techniques et affectives.

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              • Répondu par Jean-Philippe le 10 mars 2009 à  14:00 :

                Je ne voulais pas vous offenser, j’en suis désolé, ce n’était qu’une question. Encore pardon.

                Répondre à ce message

              • Répondu par Xavier le 10 mars 2009 à  18:33 :

                Bonjour Mr Moynot, félicitation pour vos albums.

                C’est intéressant de voir les étapes de réalisation, dans cet album vous n’avez pas encré non ? C’est donc le crayonné qui a été contrasté et vous passez le lavis sur des copies du trait de crayon noirci ? C’est bien ça ? Du coup il y a deux originaux par page, un au crayon, l’autre au lavis, dites-moi si je me trompe.

                J’aime beaucoup le rendu de vos pages

                Répondre à ce message

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