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Emmanuel Proust : « Pour me décider, j’ai besoin d’un véritable coup de cœur »

Par Patrice Gentilhomme le 17 mars 2010                      Lien  
Emmanuel Proust mène depuis quelques années un chemin singulier. Ayant débuté en reprenant la série Agatha Christie lancée par Claude Lefrancq, il a développé un catalogue original qui n'appartient qu'à lui, très centré sur le rapport au cinéma. Rencontre avec un éditeur qui peu à peu rejoint la cour des grands sans pour autant laisser sa langue dans sa poche.

Dans le monde des éditeurs, vous semblez faire figure de franc-tireur, ainsi vous avez choisi depuis plusieurs années d’exposer tout seul aux Galeries Lafayette à Angoulême durant le Festival de la BD, et non avec les autres éditeurs. Coup de pub ou vraie démarche ?

E.P. : Sûrement pas un coup de pub, mais de vraies raisons. La première est « historique » : la libraire des Galeries (à l’époque, il y avait encore une librairie…) avait invité mes auteurs à dédicacer, depuis une complicité est née entre la libraire de ce magasin et notre maison d’édition. Du coup, on a perpétué ce rendez-vous d’année en année. Connaissez-vous beaucoup d’autres stands qui vous proposent en même temps que des dédicaces, des sous-vêtements ? Cela permet de relativiser...

Emmanuel Proust : « Pour me décider, j'ai besoin d'un véritable coup de cœur »La seconde raison est essentiellement liée à ce qu’est devenu Angoulême. Pour faire court : trouvez-vous normal que ce salon, qui dispose d’énormes subventions publiques, sélectionne pour ses prix toujours le même genre d’auteurs ? C’est un problème de fonds : où est le pluralisme affiché ? Je donne un exemple précis, comment est-il possible qu’un auteur aussi important à l’international que Pascal Croci n’ait jamais été sélectionné ? Mais encore, pourquoi une série comme Sir Arthur Benton autant reconnue par le public que par les professionnels, n’a jamais été citée ? Ça montre bien qu’il y a deux poids et deux mesures. Jamais un festival comme Cannes snoberait ainsi ses « enfants de la balle »… Dommage, car j’aime beaucoup ce rassemblement annuel festif et culturel d’une ville totalement « habitée » par la BD. D’ailleurs j’ai un énorme respect pour son fondateur, Francis Groux ; mais pourquoi avoir confié les rênes d’une telle manifestation à une agence de com ? Peut-être aussi ai-je trop la nostalgie des Angoulême conviviaux, quand la BD n’était pas uniquement un business, mais un lieu de proposition pour découvrir les nouvelles tendances et échanger sur la BD mondiale…

Vous semblez attacher beaucoup de soin à la qualité de vos ouvrages, je pense aux reliures toilées par exemple… pensez-vous que le public y soit particulièrement sensible ?

E.P. : Oui, je pense que le public aime avoir un bel écrin dans sa bibliothèque. Tout lecteur de BD est un peu collectionneur dans l’âme, non ? Dans la mesure du possible, j’essaie de lui faire plaisir en lui offrant ce que je pense être l’objet le plus adapté à l’histoire. Les auteurs aiment beaucoup cette démarche qui met en valeur leur travail. Ça permet également de penser différemment la bande dessinée. Parfois ça peut sembler un peu trop élitiste, mais en petit comité, avec Stefan, le directeur artistique, et Benjamine, à l’édito, quand on réfléchit à la forme que va prendre la maquette d’un album, on se l’imagine toujours avec des ajouts graphiques, des dossiers, des vernis, des pelliculages, même des effets spéciaux ! Bref, on se lâche ! Mais rassurez-vous, quand je fais les devis, je reviens vite à la réalité de l’édition, bien obligé de tempérer notre enthousiasme. Car la BD n’est pas encore un livre d’art à proprement parler, il y a aujourd’hui un prix psychologique à ne pas dépasser pour le lecteur. Les dos toilés sont nés de cette réflexion. Pour l’instant, il y a un très bon accueil, ouf ! On va pouvoir continuer. Et je ne désespère pas un jour d’aller encore plus loin en terme d’objet. S’il y avait quelque chose à retenir, c’est que l’on cherche à (se) faire plaisir sur chaque album.

Votre catalogue est de plus en plus éclectique, comment effectuez-vous vos choix ?

E.P. : Sans étude de marché, au feeling... Depuis que j’ai commencé la bande dessinée, j’ai toujours privilégié l’auteur, même dans ce qui s’apparente à du travail de commande (Christie). Pour me décider, j’ai besoin d’un véritable coup de cœur sur une thématique ou sur un dessin. J’attends du dessinateur une vraie personnalité graphique (un style) et d’un scénariste, ce talent rare qui est de mettre à la portée de tous un univers, soit celui du dessinateur, soit le sien. Je ne nie pas que la rencontre joue un rôle important : j’apprécie particulièrement les auteurs qui aiment s’impliquer dans leur travail et qui n’ont pas une vision bornée de leur métier. Il est primordial, pour qu’une collaboration fonctionne, de trouver un terrain d’entente mutuel entre les ambitions légitimes de l’auteur et la capacité de la maison d’édition à les assumer comme à lui assurer une saine montée en puissance.

Saint-Kilda, un dyptique signé Bertho et Chandre. Vous semblez maintenant intéresser quelques auteurs renommés, comment s’est passé l’arrivée Éric Corbeyran ?

E.P. : Au départ, j’ai un peu vexé Éric, car je lui ai refusé un projet. Je lui ai expliqué comment je souhaitais travailler. Il m’a alors envoyé un scénario taillé sur mesure : Une balle dans la tête. Un thriller court (en deux tomes) qui se déroule en Irlande pendant les affrontements entre l’armée républicaine irlandaise et les troupes britanniques.

J’ai été bluffé par son grand professionnalisme : découpage parfait et histoire bien rythmée. Je crois que j’ai juste eu une virgule à modifier. Cela m’a changé de certains scénarios qu’il m’est arrivé de réécrire. Depuis, je lui ai demandé de préparer une autre (bonne) surprise ! Je voudrais également vous parler d’un autre scénariste qui est également très bon : Pascal Bertho. Pour ceux qui ont lu ses histoires chez Dupuis et Delcourt, je les invite à découvrir Saint Kilda, le récit qu’il a écrit pour Chandre, un dessinateur auquel je crois beaucoup.

Que devient la collection Atmosphères Sport, de nouvelles publications sont-elles programmées ?

E.P. : Je réfléchis à de nouveaux sujets. Comme j’ai tiré plusieurs enseignements de la première vague, il n’y aura pas de titres en 2010. Cette collection va revenir avec un nouveau partenaire mais pas avant 2012. Ce genre de projet se travaille très en amont et demande un temps de préparation très important.

Pouvez-vous nous donner un aperçu de l’actualité des éditions Proust pour 2010 ?

E.P. : Ça va être une année très particulière, je pressens comme un tournant. En effet, pour la première fois depuis que la maison existe, des nouveautés avec un gros potentiel arrivent. Je peux vous citer quelques-uns des titres les plus attendus : comme le retour de la série Amerikkka. Nicolas Otéro et Roger Martin planchent sur le tome 7 avec un Barack Obama menacé par un KKK plus méchant que jamais ! Entre-temps sort ce mois-ci le premier volume de l’intégrale luxe de la série, avec des suppléments très intéressants comme ces photos terrifiantes sur le Klan retrouvées par les auteurs… Le second tome de l’intégrale proposera un hommage signé par des grands noms de la BD. Je peux déjà vous révéler que le dessin de Caza « décoiffe » !

Aussi, je suis très content de publier à nouveau des BD américaines, la série en trois tomes The Last Days of American Crime est déjà tout un programme : les fans de Minority Report vont apprécier !

De nombreuses séries vont connaître leur dénouement. Vous pourrez lire la fin de Saint Kilda, celle de Une Balle dans la tête, du cycle sur la guerre froide de la trilogie Benton.

Quant à Pascal Croci, après les déceptions de Césium 137 et Christ où il avait dérouté son lectorat, il revient en force avec sa scénariste fétiche, pour un roman graphique sur Marie-Antoinette.

3 instincts, la BD gore de Julien Parra. Dans les nouveautés importantes, on publiera, en fin d’année, un roman graphique co-édité avec mon partenaire MK2 : un scénario inédit du réalisateur Abdellatif Kechiche (La Graine et le mulet). Mais depuis ses débuts, la maison d’édition s’est appliquée à découvrir des jeunes talents, j’attends donc avec impatience les réactions du public pour la sortie au Salon du livre de Paris de l’album 3 instincts. Julien Parra, son auteur, a tout réalisé : dessin, scénario, couleur. Croyez-moi, âmes sensibles s’abstenir ! Ce garçon a su digérer ses influences japonaises et a un vrai talent d’écriture pour le polar. C’était donc très intéressant de travailler avec lui.

Propos recueillis par Patrice Gentilhomme

(par Patrice Gentilhomme)

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Photos et illustrations © Emmanuel Proust éditeur

 
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6 Messages :
  • comment est-il possible qu’un auteur aussi important à l’international que Pascal Croci n’ait jamais été sélectionné ?

    Voilà typiquement le genre de phrase qui ne veut rien dire."auteur aussi important à l’international", on est dans l’import/export là ? M’enfin, ça fait quand même plaisir de voir un éditeur qui défend ses auteurs, même avec des phrases ridicules.

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    • Répondu par la fauve le 17 mars 2010 à  13:36 :

      Pas si ridicule. Emmanuel Proust veut dire que cet auteur connaît un rayonnement important en dehors des frontières hexagonales, ce qui n’est pas si commun pour la bd francophone. Maintenant on a le droit de ne pas aimer le travail de cet auteur. Cela dit effectivement il existe des éditeurs qui ne font pas parti du sérail qui ont un catalogue très estimable et qui sont très largement ignorés par les sélection d’Angoulême, Mosquito, Bamboo-Grand Angle, Akileos,...

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      • Répondu par Oncle Francois le 18 mars 2010 à  10:36 :

        Mieux vaut un coup de coeur qu’un coup de pied au cul si l’on veut prendre une bonne décision. C’est la voix de la sagesse... Au fait, Emmanuel est-il apparenté au célèbre écrivain du coté de chez Swann et des jeunes filles en fleur ?

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  • Sans s’appesantir un peu plus sur l’annexion du festival d’Angoulême par les curés et les beaufs de la culture et autres défenseurs de leurs prés carrés ,qui savent faire jouer à fond leur réseaux et copinage,-vive la nouvelle BD !!- ;revenons sur la phrase :"La bd n’est pas encore un livre d’art"
    Ben faut espérer qu’elle ne le devienne jamais,ce n’est pas sa finalité,et non tout les lecteurs ne sont pas des collectionneurs dans l’âme.L’annexion de la BD par les curés de la culture et autres collectionneurs est en train de la couper de son public de base(le lecteur dévoreur)avec tout ces albums hors de prix. attention attention..Les gens ont le pouvoir d’achat en berne alors danger à la surenchère parce que franchement,l’élitisme du porte monnaie...Plus que la surproduction -un faux problème-,le vrai mal est là ne pas sen tenir à la réalité,et vivre en pur esprit dans les mânes de l’art.
    Avec des albums moins chers et le même budget les gens en achèteraient plus et il y aurai moins de pilonnage.Parce qu’enfin, c’est quoi le but d’un auteur,être lu ,ou avoir un album qui met en valeur son travail mais que personne n’ouvre avant d’être -rapidement- détruit.On marche sur la tête avec cette "culturocratie"invasive.

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    • Répondu le 17 mars 2010 à  20:11 :

      Sûr !! Ils feraient mieux de payer correctement les auteurs pour qu’ils prennent le temps de faire la meilleure bd possible plutôt que de dépenser des fortunes ( c’est eux qui le disent ) en dos toilé, coins arrondis et autres conneries...
      La bd c’est un genre po-pu-laire nomdédiousse !! Qu’est-ce qui les défrise donc tant là-dedans ?!

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      • Répondu par Oncle Francois le 17 mars 2010 à  22:18 :

        Ces livres sont bien imprimés, de présentation luxueuse je vous l’accorde (ça ne me gène pas, j’adore la luxure à titre personnel), mais c’est vrai qu’ils restent assez chers, et la plupart des auteurs ne sont pas très connus. Ceci dit, il est à mon avis injuste qu’EP ait si peu de livres sélectionnés à Angou ou ailleurs. La plupart témoigne d’un véritable travail, et il me semble qu’il s’agisse de livres de qualité soignée.

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