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Emmanuel Roudier : « Je voulais aller à l’encontre des idées reçues et rendre justice à nos ancêtres ! »

Par Olivier Wurlod le 18 octobre 2009                      Lien  
À l'instar d'Emmanuel Roudier, il est rare de rencontrer une personne autant passionnée par l'univers sur lequel il travaille. Dans une interview fleuve, cet auteur aux multiples talents (scénario, dessin, couleurs) revient sur son parcours, sa passion pour la préhistoire et sur ses deux séries rendant hommages à nos lointains ancêtres.

Vos premières amours en bande dessinée ?

Si on remonte jusqu’à l’âge tendre où je lisais Pif et Strange, je vous dirais facilement Rahan et Spider-Man. Mais autant je continue avec plaisir à lire les nouveaux Rahan, autant toutes les histoires de super-héros me tombent désormais des mains aussitôt que j’y pose un œil. Étant gosse, la première série que j’ai collectionnée était Philémon de Fred. Je conserve précieusement ces albums qui ont profondément marqué mon imaginaire. Et puis je lisais aussi beaucoup Gotlib, Margerin, Moebius… Les classiques des années 1980, quoi. Ensuite j’ai le sentiment d’avoir fait un break et de m’être remis à lire des BD plus tard, avec du Tardi, du Comès, du Alan Moore, en découvrant aussi des anciens comme Harold Foster

Qu’est ce qui vous a amené vers cette forme d’expression ?

Avec un ami, nous avions fait une première tentative pour faire publier une bande dessinée au début des années 1990, mais ça n’avait rien donné. Assez curieusement, ce qui m’a ramené vers ce mode d’expression n’est pas l’envie de faire de la bd en soi, mais l’envie de raconter des histoires préhistoriques. Il se trouve que j’étais déjà illustrateur pour de la presse et des jeux et que j’avais la possibilité de dessiner mes récits. Je me suis lancé comme ça, pour le plaisir de partager ma vision de l’univers de nos ancêtres d’il y a quarante mille ans. Une vision plus tellement nourrie par Rahan, pour y revenir, mais davantage par la lecture d’ouvrages scientifiques et la fréquentation de sites et de musées. Emmanuel Roudier : « Je voulais aller à l'encontre des idées reçues et rendre justice à nos ancêtres ! »

Vo’Houna, maintenant Neandertal, pourquoi vos séries se situent toutes dans cette période particulière des hommes préhistoriques ?

Cela provient d’une source d’intérêts personnels. Je suis passionné par la préhistoire de l’humanité depuis une vingtaine d’années et je trouvais qu’il n’existait presque rien en bandes dessinées qui ressemblait à ce que j’avais envie de faire, de dire. Je connaissais le travail de Chéret (Rahan), de Houot (pas encore celui d’Aidans), mais je voulais faire quelque chose de différent !

Et pour remonter à la genèse de ces deux histoires.

La première série, Vo’hounâ, est une sorte de conte préhistorique. J’avais alors envie de coller au plus près des données archéologiques et d’y donner vie à toute une mythologie inspirée de l’art paléolithique, pariétal et mobilier. Certains ont d’ailleurs eu du mal à comprendre ce principe à la fois documenté et merveilleux. Pour certains, si l’on est documenté, on est forcément “réaliste“, et si on penche vers le fantastique, c’est qu’on raconte n’importe quoi. Assez curieusement, les préhistoriens, qui auraient pu être les plus réticents à ce mélange des genres, ont très favorablement accueilli ces albums. Pour Neandertal, Je voulais changer d’angle : aller vers une narration plus aérée, où le fantastique serait beaucoup moins présent, puisque l’on ne sait quasi rien de l’imaginaire des néandertaliens, mais avec une atmosphère plus rude.

Couverture du second tome : Le Breuvage de VieComment trouvez-vous vos informations sur cette période particulière ?

Je lis beaucoup d’ouvrages sur le sujet, je garde un œil sur les flux RSS de sites consacrés à la recherche en préhistoire et je discute avec d’autres chercheurs passionnés. Tout ça est un réel plaisir puisque c’est mon dada. Mais j’ai rencontré des auteurs encore plus mordus que moi ! Le souci de rester crédible est un enjeu de tout premier plan, puisque c’est la raison même qui m’a poussé à raconter des histoires préhistoriques.

Une envie de rompre avec les idées préconçues sur nos ancêtres ?

Effectivement. Je voulais vraiment aller à l’encontre des idées reçues, pour montrer par le récit et par l’image à quoi ils pouvaient ressembler, comment ils pouvaient vivre et, d’une certaine manière, rendre justice à ces ancêtres (et cousins) souvent assimilés à des brutes bas du front ou à des demi-singes. L’enjeu est encore plus intéressant avec Neandertal, sorte d’ogre des récits préhistoriques d’antan, à qui l’on déniait il y a encore peu toute forme d’intelligence qui ne soit pas une sorte de ruse bestiale ou d’opportunisme, et à qui on a encore du mal à donner la parole ! La recherche évolue assez vite ces dernières années, en vérité, et l’image de ces cousins disparus se fait plus nette aujourd’hui : sur leurs capacités réelles, leur sensibilité. Bien sûr il faut se battre contre les souvenirs inspirés par la Guerre du feu (un très beau film soi dit en passant), qui a fait autant de mal que de bien à la perception des hommes préhistoriques par le grand public. Mais c’est un défi qui me motive.
Neandertal – T2 : Le Breuvage de Vie – Par Emmanuel Roudier - Soleil

On sent chez vous le souhait de rester très crédible, comme ce “manifeste“ dans ce deuxième tome, défendant l’utilisation du français comme mode d’expression de vos personnages ?

La question du langage est apparue comme centrale au cours des divers échanges que j’ai eus avec les lecteurs et c’est pour ça que j’ai eu envie d’écrire cette postface pour le second tome. L’idée était de rappeler les données scientifiques dont on dispose aujourd’hui et affirmer mes choix. Au regard de l’évolution, il faut bien se figurer que les humains d’il y a trente mille ans sont cent fois plus proches des personnages de l’Iliade et de l’Odyssée (il y a 3000 ans) que de Lucy (il y a 3 millions d’années). L’année dernière, j’ai réalisé des illustrations pour une exposition exceptionnelle au Musée National de Préhistoire des Eyzies sur le thème des premières sépultures néandertaliennes. L’expo s’appelait Première humanité et je peux vous garantir que ce n’est pas juste une formule. Les sépultures de la Ferrassie (50 000 ans avant Jésus Christ), notamment, où plusieurs enfants sont inhumés avec beaucoup de soin, parfois avec des offrandes, sont saisissantes. On est en présence de vestiges de gestes symboliques et sociaux totalement humains. Alors mon projet c’est ça : doter mes personnages de cette humanité, la rendre perceptible, crédible. Et puis, pour le plaisir, aller titiller les archétypes et les codes du récit d’aventure préhistorique, à coups de massue.

Crayonné d'une planche du second tome de Neandertal
Vous menez vos projets de A-Z, un dur et fastidieux travail. Jamais eu envie de travailler avec un scénariste ou d’écrire pour d’autres dessinateurs ?

Si, parfois, et ça me revient régulièrement. Donc il est très probable qu’à l’avenir je me lance dans des collaborations. Mais pour l’instant rien n’est certain, surtout qu’à force de bosser en solo, j’ai fini par prendre des habitudes et que ça ne serait pas forcément facile de les changer. Mais c’est clair que de travailler à deux ou à trois, ça doit permettre de prendre davantage de recul sur le boulot, de dépister les problèmes éventuels dans le récit ou dans les images et d’avancer beaucoup plus vite ! Ceci dit, même en bossant seul, je requiert souvent l’avis de proches et je tiens fréquemment compte de leurs critiques. Et puis j’ai la chance d’avoir un éditeur qui relit attentivement toutes les planches, pose de bonnes questions et pointe presque à coupûr toutes les petites faiblesses améliorables ça et là. En tous cas pour ce qui concerne les collaborations, j’envisage autant de bosser comme scénariste que com sme dessinateur.

Comment réalisez vos planches ? Beaucoup de travail à côté, d’esquisses préparatoires pour les personnages ou l’univers de cette période spécifique ?

En fait il n’y a pas beaucoup d’esquisses préparatoires, juste quelques unes pour certains personnages importants ou pour certains lieux. Par exemple je fais des plans de la plupart des camps, pour m’y retrouver. Pour mémoire, je peux tracer aussi une carte des territoires traversés. En général c’est juste des esquisses au crayon mais parfois je fais une petite aquarelle pour chercher les couleurs. Pour les paysages, il y a une bonne partie de recherche de doc, jusqu’à ce que je trouve celle qui m’inspire pour telle scène, telle case. Je cherche des photos ou des tableaux qui vont provoquer un déclic : la forme d’un arbre, la façon dont un rocher émerge de la terre ou de la brume, la couleur d’un ciel… Parfois aussi je me promène dans les collines derrière chez moi et ça me donne des idées, surtout pour la forme de certains nuages. La véritable question est de trouver la bonne composition, capable de transcender la bordure de la case et de donner du souffle à un petit dessin de rien du tout. Pour les personnages, j’essaie de travailler les regards avec le plus de finesse possible. C’est ce qui va permettre au lecteur de comprendre ce que le personnage ressent, et de ressentir ce que le personnage est censé inspirer (si je me suis bien débrouillé).

Neandertal – T2 : Le Breuvage de Vie – Par Emmanuel Roudier - Soleil
Votre manière de dessiner a-t-elle évolué entre Vo’hounâ et Neandertal ?

je peux vous dire que j’ai changé des choses en passant de Vo’hounâ à Neandertal. Dans Neandertal, je me suis autorisé beaucoup plus de hachurage, de modelé, de “grisé“ par le dessin – au feutre fin ou à la plume - que dans Vo’hounâ où j’avais opté pour un noir et blanc plus net. Je laisse aussi plus facilement des zones de flou où j’interromps mon trait. Je trouve que ça donne un noir et blanc plus vivant, à la fois plus léger et plus puissant. Après, bien sûr, il y a l’expérience qui fait mûrir le trait malgré soi, sans qu’on s’en rende compte pour ainsi dire, ou alors plus tard, quand on a pris un peu de recul. Au niveau des changements dans les couleurs, pour ce second tome, j’ai décidé de forcer un peu plus la vivacité des couleurs et de donner plus de variété, avec les verts de la forêt, les jaunes des collines d’ocres, l’ocre rouge des peintures de Narok, par exemple, histoire que ça accentue le sentiment d’émerveillement et le tourbillonnement des sensations nouvelles éprouvées par le personnage principal. Accessoirement ça flashe un peu plus quand on feuillette l’album et c’est peut-être pas plus mal. Illustration de Feydda, personnage de Neandertal

Avez-vous dévié de votre scénario original dans Le Breuvage de Vie ou parvenez vous à respecter celui écrit au début ?

Dans ce second tome, je n’ai quasiment pas dévié de mon synopsis d’origine. Par contre pour le troisième (et dernier) je vais changer quelques trucs, d’autant que j’avais délibérément laissé des questions importantes en suspens, pour voir comment ça évoluerait naturellement en “prenant vie“. D’une manière générale j’essaie de me tenir à mon plan, parce que les intentions de départ sont toujours les bonnes, puisqu’elles sont conçues avec le propos de base qui sous-tend toute l’histoire clairement en tête. Mais des fois il y a des bonnes surprises, des aspects inattendus de l’histoire qui se développent et viennent renforcer l’intrigue principale.

Quels sont les retours par rapport à cette série ? Du public, de votre éditeur ?

Pour l’instant, je touche du bois, les retours que j’ai eu des lecteurs étaient excellents. Et ça semble parti pour être la même chose pour le deuxième tome. Alors de ce côté là, je suis très heureux. Il y a des gens qui ont préféré le style de narration et le coté fantastique de Vo’hounâ, mais pour l’essentiel, les lecteurs accrochent encore davantage à cette nouvelle série. J’ai la sensation que, mis à part quelques déçus de l’arrêt de Vo’hounâ à qui je ne jette pas la pierre, il y a un lectorat fidèle, passionné de préhistoire ou simplement de BD d’aventure qui a envie de me suivre. Mon éditeur est très content de la qualité de la série, mais je crois simplement qu’il aimerait que ce lectorat s’agrandisse franchement, pour voir enfin des chiffres de vente “sexy“ ! Car contrairement à certaines impressions, pour le moment la mise en place de cette suite a été un peu moins importante que celle pour le premier. Cela dit, j’espère surtout qu’il y aura un large bouche à oreille et j’ai hâte que la série soit complète !

L’aventure de Laghou est censé s’arrêter au tome 3. Une possibilité de “deuxième cycle“ ?

Ce n’est pas totalement exclu mais c’est très peu probable à court terme. J’ai d’autres projets dans mes cartons, dont certains qui se situent toujours et encore dans la préhistoire. Ils me paraissent plus intéressants, plus innovants que de faire une simple suite. Surtout, après Neandertal, je dois toujours finir Vo’hounâ.

Couverture Tome 3 de Vo'hounâQu’en est-il aussi de ce dernier tome, attendu par vos lecteurs ? Est-ce que vous accepteriez de revenir sur ce qui s’est passé entre Soleil et vous ?

Je ne rentrerai pas dans les détails qui ne regardent que les éditions Soleil et moi-même mais, pour faire simple, disons qu’on ne s’est pas mis d’accord sur le contrat du tome 4. Il y avait pourtant de la bonne volonté de part et d’autre. J’ai livré des planches que Soleil m’a payées, mais pour un certain nombre de raisons, on ne s’est finalement pas entendu et nous en sommes restés là. J’ai repris mes planches et Soleil a repris ses sous.

Pourtant le public existait.

Çe qui a rendu cette décision d’autant plus difficile à prendre. Mais à l’époque c’était la seule solution possible pour moi. Depuis, les deux premiers tomes de Vo’hounâ sont épuisés. Et ce sera bientôt le cas du troisième. Comme les éditions Soleil ne souhaitent pas réimprimer ces albums, nous sommes en train de discuter sereinement de l’avenir des droits de cette série. Mon objectif est clair : pouvoir terminer tranquillement l’histoire de Vo’hounâ dans la foulée de Neandertal.

Au final, comment percevez vous le futur ?

À côté de ma satisfaction d’avoir relancé un genre qui se restreignait trop à Rahan et Tounga, je ne vous cache pas que j’aimerais rencontrer un public encore plus large parce que je sais qu’il existe un énorme potentiel de gens que la préhistoire intéresse beaucoup. Mais ce sont des gens qui, à l’heure actuelle, ne se penchent pas encore suffisamment vers le medium de la bande dessinée pour y approfondir leurs connaissances ou pour se divertir. Ce qui est dommage !

Neandertal – T2 : Le Breuvage de Vie – Par Emmanuel Roudier - Soleil

Et en ce qui concerne vos projets à venir ?

J’ai plusieurs projets dans mes cartons. Mais parmi eux, il n’y en a que deux ou trois qui sont assez avancés pour être viables prochainement. Le truc c’est qu’après avoir bouclé mes deux séries, je pense que ce sera pas mal de faire un break avec la préhistoire, pour changer d’air un peu, éviter de tourner en rond et recharger les accus de ce côté-là. En attendant, il y a d’autres horizons qui m’intéressent vraiment, du côté de la mythologie ou même de la science-fiction (mais alors uniquement en tant que scénariste !). On verra. Je me suis donné jusqu’à fin 2010 pour décider de ce que je ferai après 2011 !

(par Olivier Wurlod)

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