Kate Beaton a 21 ans et est originaire de Nouvelle-Écosse au Canada. Après des études d’anthropologie, elle se retrouve confrontée à une précarité courante, elle se doit de rembourser un emprunt conséquent alors qu’elle ne trouve pas d’emploi dans le domaine dans lequel elle s’est spécialisée. Pour ce faire, elle va prendre la décision de se rendre dans l’Alberta pour devenir employée polyvalente et travailler dans différentes compagnies spécialisées dans l’exploitation du pétrole. Elle va se retrouver violemment propulsée et isolée dans une sphère ultra-masculine et hostile où elle survivra pendant deux ans.
« Mais tu savais où tu mettais les pieds ? », lui assène l’un des ses supérieurs lorsque la jeune femme ose dénoncer le harcèlement quotidien et constant qu’elle subit de la part de ses collègues. Cette phrase à elle seule résume l’entièreté du propos de l’autrice. Le sexisme est banalisé, accepté et encouragé. Or non, à aucun moment ce n’est normal ou acceptable, et ça, elle le sait parfaitement, mais comment le manifester et le faire comprendre ? Ici, les hommes se confondent et deviennent génériques. Leur caractère lubrique est exacerbé par ce cadre autarcique. C’est la somme de faits, de remarques et d’actions en apparence anecdotiques qui conduisent à des évènements fatals et inéluctables. Générant l’entièreté de ce sexisme qui acquiert ici toute la substance de son caractère empirique.
Tout en nuances, jamais binaire, Kate Beaton décrit rigoureusement les mécanismes dont elle a été victime sans jamais perdre pied et en conservant son empathie et son humour. Passés la colère et l’effroi, elle s’adonne à une analyse minutieuse de son cadre et ne se limite pas à des constats mais cherche à analyser et à comprendre pourquoi. Pourquoi est-ce que cela ne pouvait pas se passer autrement ? Pourquoi est-ce que la misère et l’insécurité sont aujourd’hui des catharsis flagrantes de sociétés dysfonctionnelles qui normalisent des comportements absolument intolérables ? Sans prétendre apporter des réponses universelles et arrêtées, elle livre ici un témoignage complexe et profond sur la réalité qui a été la sienne pendant deux ans et cela avec beaucoup d’abnégation. C’est la somme de tout ce qui lui arrive qui nous fera ressentir ce vertige nauséeux profondément écœurant. Le tout en expliquant de façon optimale l’impact environnemental de l’industrie à laquelle elle a pris part en justifiant notamment de la spoliation dont ont été victimes certains habitants de la région.
Imaginé tout en bleu et en gris, son dessin est d’une efficacité impeccable et elle parvient à trouver des astuces, des solutions graphiques détonantes qui marqueront durablement le lecteur. Simple, en apparence seulement, son trait lui permet de pallier la violence inouïe de son récit et de parvenir à un ensemble qui se tient parfaitement au point que la lecture est immédiate et ininterrompue. Ce trait, les thématiques abordées, et le critère autobiographique de ce roman graphique ne sont bien sûr pas sans rappeler le travail d’Alison Bechdel qui à propos de l’ouvrage, explique que « Le résultat est d’une efficacité dévastatrice. Malgré le terrible prix que Kate Beaton à eu à payer personnellement, elle a tissé à partir de son expérience une immense et complexe tapisserie qui montre bien l’humanité des gens qui font ce genre de « sale boulot » dont nous sommes tous complices. » Nous ne pouvions mieux signifier notre sentiment au moment de refermer cet ouvrage qui comptera assurément parmi les plus importants de l’année 2023 et qui se devra d’être relu, réinvesti et approprié sur le très long terme.
(par François RISSEL)
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Environnement Toxique - de Kate Beaton - Édition Casterman - 440 pages - 8 mars 2023 - 29,95€
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