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Eric Shanower, un as de l’épique

Par Florian Rubis le 11 janvier 2011                      Lien  
Dans {L’Âge de bronze}, {{Eric Shanower}} a entrepris de raconter à sa manière une histoire qui réussit à passionner les hommes depuis plus de 28 siècles : l’homérique guerre de Troie. Par le biais de ce minutieux travail de reconstitution, il confirme combien la bande dessinée se révèle un médium riche de possibilités. Spécialement lorsqu’il parvient à y réhabiliter le genre épique, remontant aux sources de la littérature.

L’Âge de bronze - 3 : « Trahison 2e partie », publié dernièrement par Akileos, forme un tournant particulièrement représentatif de cette série, en projet depuis 1991 et réalisée à partir de 1998. Eric Shanower a choisi comme option pour cette réinterprétation de longue haleine de la mythique guerre de Troie de s’investir dans un effort de recherche historique poussé. Puisque, contrairement à son modèle de départ, l’auteur américain a décidé d’y narrer de façon exhaustive ce conflit qui aurait duré une décennie. Il aborde ici la septième année consécutive à son événement déclencheur, l’enlèvement d’Hélène par Pâris : la grande bataille et le siège de Troie, annoncés depuis lors comme inéluctables, adviennent enfin.

La guerre de Troie, avec plus d’ampleur

Eric Shanower reprend à son compte l’épopée de L’Iliade, datant des IX-VIIIe siècles av. J.-C., attribuée au poète grec Homère, censé avoir été aveugle. Elle dépeint un moment fort de la guerre d’Ilion (Troie). Cette ville antique fortifiée de Troade (Asie Mineure) occupait une position stratégique d’importance pour le contrôle des détroits entre Égée et mer Noire, les communications entre l’Europe et l’Asie, voire l’approvisionnement céréalier de la Grèce de l’époque. Même si son identification avec les ruines d’Hissarlik (Nord-Ouest de la Turquie actuelle), découvertes par Heinrich Schliemann en 1870, reste discutée, elle fut rendue plus plausible par les fouilles récentes de Manfred Korfmann. Ses habitants d’alors pourraient s’y être opposés aux Achéens, en partie ancêtres des Grecs de l’Antiquité, avant l’invasion dorienne plus tardive achevant de donner à ces derniers leur identité ethnique.

Selon la légende homérique, le conflit serait né du rapt consenti d’Hélène, réputée la plus belle des femmes, par Pâris, fils de Priam, roi de Troie. Cependant, Agamemnon, à la tête de Mycènes, sorte de haut-roi parmi les monarques des divers États achéens, veut venger l’honneur de son frère Ménélas de Sparte, le mari bafoué d’Hélène. D’autant que, pour avoir irrité les dieux, leur famille, les Atrides, est victime d’une malédiction qui continuera à accabler leurs descendants (voir les tragédies de la trilogie de l’Orestie d’Eschyle). Toutefois, avant cela, les Achéens vont attendre longuement et payer cher leur victoire contre les Troyens.

Eric Shanower, un as de l'épique
Une couverture très Art nouveau, de style Sécession viennoise…
© 2005 Eric Shanower & Akileos

Dire qu’Eric Shanower relate la guerre de Troie avec plus d’ampleur est à prendre au sens strict. Dans la mesure où, comme L’Odyssée, l’autre œuvre majeure prêtée à Homère, centrée autour du périple maritime de retour d’Ulysse (Odysseus en grec) vers son île natale d’Ithaque après la défaite de Troie, L’Iliade se concentre plutôt sur le demi-dieu Achille. Au surplus, des dix ans de la guerre de Troie, n’y sont racontés en réalité que 55 jours de sa dixième année, jusqu’aux funérailles d’Hector, autre fils de Priam, tué par Achille pour venger Patrocle. Sachant que le fameux épisode de la ruse d’Ulysse conduisant à la prise de la ville grâce au cheval de Troie n’y est même pas développé.

En revanche, Eric Shanower, au moyen de son dessin en noir et blanc réaliste et extrêmement convaincant, sans parler de couvertures attractives, qui rappellent parfois l’Art nouveau façon Sécession viennoise, s’attache à en décrire tous les détails, dans une œuvre chorale, qui l’oblige à développer la psychologie d’un très grand nombre de personnages. L’intrigue s’enclenche chez lui dès le moment où Pâris, humble berger sur le mont Ida, ignore encore qu’il appartient à la famille royale de Troie. Tandis que sa fresque considérablement étendue ne prévoit de s’achever qu’avec la destruction de la cité par les Achéens revanchards.

Les dieux sont invoqués par les hommes, mais se font avares de leurs apparitions.
© 2010 Eric Shanower & Akileos

Entre effort de vraisemblance et tentation de construire un imaginaire littéraire

Si l’action dans L’Iliade demeure restreinte par rapport à la globalité du conflit mythique reflétée par ce récit, celui-ci était néanmoins riche en allusions et rattachements possibles à d’autres pans de la mythologie grecque. Ainsi, par exemple, y était évoqué le souvenir d’une guerre de Troie antérieure, rivalité ayant opposé Laomédon, père de Priam, et le demi-dieu Héraclès (Hercule).

Eric Shanower y revient par l’intermédiaire de ce que François Peneaud qualifie pertinemment de style graphique « plus cartoon », lors d’un précédent article consacré à L’Âge de bronze sur notre site. Ceci souligne le désir de l’auteur de minorer les interventions divines au profit de la crédibilité, spécialement du point de vue historique. Il tente notamment de « rationaliser » les incohérences chronologiques concernant Hélène dans les cycles où elle intervient. Ainsi, le célèbre concours de beauté entre les déesses où Aphrodite promet à son arbitre, Pâris, qu’il épousera la plus belle des femmes, annonçant donc la guerre de Troie, est rapporté simplement comme un rêve du fils de Priam.

Héraclès (Hercule), demi-dieu, est toutefois évoqué, dans un style « cartoon » (« Un Millier de navires », p. 48)
© 2004 Eric Shanower & Akileos

Les découvertes les plus récentes de l’archéologie et les vérifications documentaires sont mises à contribution. Ce qui a poussé son concepteur ancrer son récit à une époque où la guerre de Troie aurait pu se dérouler effectivement, très représentative de l’Âge du bronze donnant son titre à sa saga, le XIIIe siècle av. J.-C. Indication parlante à ce sujet : dans la postface de son 1er tome, Un millier de navires (Akileos, 2004), Eric Shanower explique comment il a pris en compte les résultats des campagnes de fouilles archéologiques successives à Hissarlik. Le dessinateur aurait même sollicité l’avis expert de Manfred Korfmann pour conférer aux Troyens l’apparence des anciens Hittites, dont tout semblerait indiquer qu’ils étaient proches.

L’ouvrage « Les Coulisses de l’œuvre » était déjà riche d’enseignements sur le travail de reconstitution historique d’Eric Shanower.
© 2006 Eric Shanower & Akileos

L’exactitude historique se manifeste avec force dans ce nouveau volet, l’auteur n’étant pas tombé dans la facilité de la plupart des adaptations cinématographiques de la guerre de Troie qui consiste à représenter d’anachroniques formations de combat constituées d’hoplites (fantassins lourds). Ces défenseurs ultérieurs des cités helléniques n’apparaîtront en réalité que dans le courant du VIIe siècle av. J-C. Eric Shanower préfère s’en tenir aux armures de plaques de bronze et de cuir ou aux chars tractés par des chevaux caractéristiques de la période de l’Âge du bronze adoptée comme contexte pour ses personnages.

Néanmoins, pour soutenir le lyrisme de son propos, il est tenté de mettre en scène des batailles de chars à grande échelle comme celle de Qadesh, entre l’Égypte pharaonique et les Hittites, même si les belligérants auraient peut-être dus davantage se contenter de ces attelages pour se faire transporter sur le lieu de l’affrontement général ou d’un moins meurtrier duel entre champions, tels Achille et Hector, pour décider du sort des armes…

Armures en bronze et mise en scène de chars de combat justifient pleinement le titre donné par son auteur à la série…
© 2010 Eric Shanower & Akileos

En prime, Eric Shanower a désiré intégrer à son travail des développements relatifs aux Troyens ultérieurs à l’Antiquité. Mais peut-on en faire le reproche à un auteur anglo-saxon qui a des lettres ? Pour cette raison, il n’a pu s’empêcher de prendre en compte, entre autres, les très shakespeariens Troïlus (ou Troïlos) et Cressida…

L’aède des comics

Quoi qu’il en soit, toute la tradition épique liée à la Guerre de Troie chantée par les aèdes de l’Antiquité trouve au moins une consistance historique. Pourtant, il est vrai que, de nos jours, de telles épopées guerrières n’occupent plus guère le devant de la scène littéraire.

L’une des dernières tentatives convaincantes en ce domaine fut sans doute fournie par la publication dans les années 1920 des Sept Piliers de la sagesse de Thomas E. Lawrence (« Lawrence d’Arabie »). La narration par l’officier britannique de son soutien, en tant qu’agent d’influence et espion, à la révolte arabe contre les Ottomans de la Première Guerre mondiale démontre d’ailleurs qu’il n’était pas pour rien également archéologue et fin connaisseur des écrits antiques et médiévaux...

Désormais, des résurgences de l’épopée se retrouvent dans d’autres formes de littérature, celles dites de l’imaginaire : Fantasy et science-fiction. Et ce n’est pas un hasard non plus si, comme le rappelait François Peneaud dans son article, les Atréides de Dune de Frank Herbert empruntent leur nom à la lignée maudite d’Agamemnon et de son frère délaissé par la belle Hélène.

De son côté, Eric Shanower fait la preuve que la bande dessinée peut , d’une façon formidablement appropriée, redonner du souffle, y compris épique, à une histoire aux thèmes intemporels.

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : couverture de L’Âge de bronze - 3 (« Tahison 2e partie ») © 2010 Eric Shanower & Akileos

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L’Âge de bronze - 3 : « Tahison 2e partie » – Par Eric Shanower – Akileos – 128 pages, 15 euros

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