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Ers & Dugomier : « Alexia hésite entre le statut de sorcière et celui d’exorciste ».

Par Charles-Louis Detournay le 29 septembre 2007                      Lien  
À l’occasion de la conclusion de leur premier cycle, les auteurs des Démons d’Alexia nous livrent certaines clés pour pénétrer les arcanes d’une série fleurant bon le souffre et la peur.

Cela fait déjà 17 ans que vous travaillez ensemble ?

Ers : On s’est rencontré chez Dupuis, où nous faisions des animations bouche-trou pour Spirou Hebdo. Notre première réelle collaboration est Astro BD, un album de commande chez Marsu Productions, qui n’a finalement jamais été imprimé.

Dugomier : Nous avons continué à développer des projets communs, jusqu’à ce que Muriel et Boulon soit accepté au Lombard. Sans être vraiment une réussite commerciale, nous avons tout de même publié six tomes dans une collection jeunesse qui était très pauvre à ce moment-là.

Ers : On a surtout pris beaucoup de plaisir à réaliser la BD qu’on souhaitait produire.

Ers & Dugomier : « Alexia hésite entre le statut de sorcière et celui d'exorciste ».
Plus qu’une collaboration, une réelle amitié !
Photo © Charles-Louis Detournay

Puis, une année sans réelle collaboration ?

D : Benoît s’était lancé dans une profonde remise en question de son le dessin. Je trouvais qu’il avait de grosses capacités graphiques, et que notre série actuelle ne permettait pas de les exploiter.

E : J’ai commencé par laisser tomber mes BD favorites pour ne lire que des albums différents afin de changer mes influences. J’ai appris alors à cadrer et à ombrer différemment, deux techniques qui prennent leur importance pour une série plus sombre telle que les Démons d’Alexia.

D : On envisageait d’abord le polar, puis je suis tombé sur des croquis de Benoît où il dessinait des êtres particuliers, et nous avons eu le déclic pour le fantastique. Moi, j’avais le fantasme de réaliser des récits qui tiennent en haleine le public. Je voulais rendre le lecteur en dépendance totale, qu’il lui soit impossible de relâcher le livre.

Vous avez mélangé les genres avec une héroïne qui n’a pas 20 ans, un dessin de collection jeunesse, mais doublé d’un scénario dramatique, voire horrifiant …

D :Cela nous paraissaît paradoxal, mais finalement, le côté gore passe très bien grâce au style de Benoît. Nous ne souhaitions pas être trop violents, et la sympathie de son dessin apporte également beaucoup de fraîcheur à l’ensemble.

E : Alexia étant une série conçue pour Spirou Hebdo, il y a donc un challenge permanent à rester dans un journal tout public, tout en repoussant gentiment les limites.

De Muriel et Boulon ...
© Ers/Dugomier/Lombard

Pour concurrencer Mickey, la nouvelle maquette de Spirou visait clairement l’objectif d’un tirage à 200.000 exemplaires, en écartant les séries trop ‘adultes’.

D : Heureusement, Alexia n’a pas souffert de cette réorientation. Nous fournissons nos albums sans censure du rédacteur en chef et nous espérons que cette publication continuera pour les années à venir.

E : Nous tenons beaucoup à être publié dans Spirou, et c’est réciproque car cela permet d’agrandir la fourchette des styles offerts. Lors de la création du projet, Thierry Tinlot nous avait donné carte blanche pour Alexia et il préférait nous retenir, plutôt que de nous pousser. Et comme personne ne nous encore complètement retenus, on continue d’y aller à fond (rires).

D : Sans jouer la carte de la surenchère gratuite, car la cohérence de l’histoire demeure le cœur de la série.

Concernant votre thème général, vous évoquez dans chaque album une enquête de votre exorciste-sorcière, qui lui fait se rapprocher de sa vraie nature ?

D : On souhaite éviter le schéma d’une histoire compartimentée entre un axe général, et des quêtes secondaires. Même si cette complexité de fabrication nous demande beaucoup de travail, je pense que c’est ce fondu des différentes trames qui passionnent le lecteur. Il y a trois niveaux de narration : l’album avec son monstre de la semaine, le cycle, puis l’histoire globale d’Alexia qui évolue sur la série complète. Il faut constamment entremêler et équilibrer ces trois couches pour susciter l’intérêt en distillant les indices, sans lasser le lecteur.

E : Concernant la nature d’Alexia, il s’agit effectivement d’une idée générale que nous avions depuis le début. En travaillant sur les différents tomes, nous avons été amenés à parfois bifurquer, mais toujours pour le bénéfice de l’intrigue. Ainsi, à l’origine, Paolo était un personnage totalement secondaire, qui a pris en fur et à mesure une importance considérable. Beaucoup d’éléments évoluent et viennent enrichir la trame principale, pour la transformer en profondeur.

D : Nous savons depuis le début où cette aventure va nous mener. Mais quand on découpe l’histoire, on se rend compte de petits manques dans le synopsis. Certains rajouts, nécessaires à la cohérence générale, prennent alors une importance véritable, tandis que d’autres pans de l’histoire se simplifient pour maintenir la lisibilité. C’est souvent le cas pour les intrigues complexes.

... aux Démons d’Alexia : toute une métamorphose !
© Ers/Dugomier/Dupuis

Concernant votre découpage et le cadrage, qui décide du style à adopter, comme par exemple pour ces successions de cases verticales dès qu’Yorthopia est évoquée ?

E : Pour l’entrée dans ce nouveau monde, le scénario spécifiait juste la vision de la vallée, j’ai rajouté la statue qui donne cet ambiance impressionnante. Mais pour ce type de procédé, je me base sur le scénario global, pour pouvoir me rendre compte ensuite de la place graphique occupée l’entité magique.
Cette succession de cases verticales est aussi un effet que j’essaie de garder pour évoquer ces moments spécifiques, mais seulement si cela colle au graphisme de la séquence. En réalité, dans ces moments forts, je brise la monotonie de la mise en cases pour renforcer l’importance de la rencontre.

D : Idem pour le changement de mise en scène pour l’arrivée dans Yopthopia où la lecture devient, pour un temps, horizontale sur l’ensemble de la double page !

Comment définiriez-vous votre héroïne ?

D : C’est une jeune femme qui se situe à la fin de l’adolescence, au moment où le commun des mortels doit choisir sa voie. Elle hésite entre le statut de sorcière et celui d’exorciste. Elle doit se fabriquer pour affronter sa vie. Elle traverse aussi des épreuves caractéristiques de son âge : crise d’identité, et relation difficile avec ses parents, se détachant de sa mère pour se rapprocher de son père.

Toute cette psyché aurait pu se greffer aussi sur un garçon, alors pourqoi l’incarner dans une fille ?

E : Quand nous travaillions au début sur cette première idée de polar, l’assistante du détective prenait une place de plus en plus importante au fil des pages, et nous nous sommes rendus compte que c’était Alexia.

D : Benoît possédait graphiquement ce personnage, et je me sentais plus à l’aise avec une héroïne, car j’avais toujours eu envie de développer les aventures d’un personnage féminin. Si on souhaitait qu’elle soit mignonne, nous voulions aussi nous écarter du schéma de la bombe plantureuse, à qui personne ne résiste. D’ailleurs, sa copine Bérénice est un peu godiche et est affublée d’un grand nez. Selon nous, c’est plus intéressant que de remplir nos pages avec des filles super-canons.

Votre dessin évolue au fur et à mesure de l’’avancement de vos albums. Est-ce qu’Yorthopia ne vous permet pas de vous lâcher pleinement ?

Le 4° tome vient de sortir
© Ers/Dugomier/Dupuis

E : Pour Muriel et Boulon, j’étais prisonnier d’un style figé. C’est pour cela que je ne me donne aucune contrainte pour dessiner les Démons d’Alexia il est possible que le dessin devienne réaliste dans 6 tomes, pourquoi pas ! Concernant Yorthopia, on veut éviter de trop vite déflorer ce monde nouveau qui s’offre au lecteur (déjà que certains regrettaient qu’Alexia y parvienne “si vite”). Je travaille donc davantage la suggestion. D’ailleurs, en finissant le 4ème tome, le lecteur risque fort de se sentir frustré par le manque d’informations qu’on aura dévoilées.

D : On doit constamment gérer la curiosité et la frustration du lecteur pour que la série demeure passionnante, sans être lassante, mais ni limpide non plus, car elle perdrait son intérêt. Pour ce faire, on échange énormément entre nous, et nous écoutons les lecteurs. Si un secret est rapidement trouvé par un petit malin, on préféra le dévoiler à tous, plutôt que de tirer en longueur une intrigue que tous résoudront in fine.

Comment se vit votre collaboration ?

D : Au début, j’avançais dans le récit par grandes enjambées, mais je me rendais compte que son dessin ouvrait de nouvelles portes, et qu’il eut été bête et irrespectueux de ne pas en profiter. Par exemple, dès que j’ai vu le blason du soleil de Yorthopia, j’ai revu mes textes pour l’incorporer.

E : Il est donc seulement à une ou deux pages de moi, et nous conversons régulièrement sur l’orientation à donner à l’intrigue. C’est une vraie symbiose, car souvent je reprends son découpage tel quel, et à d’autres moments, il m’appelle pour débloquer une situation narrative un peu trop complexe.

D : Je suis convaincu que ce « ping-pong » constant enrichit la série. Il nous procure plus de plaisir également.

Est-ce aussi le cas avec votre coloriste, Scarlett, qui vous apporte une tonalité importante !

E : Elle a bien saisi le fond de la série, et son travail donne un côté adulte plus prononcé à mon dessin « jeunesse ». Elle comprend les ambiances et la trame de l’histoire. J’avais donné une charte graphique très précise, mais elle a eu ensuite les mains libres, et il est très rare que je doive revenir sur son travail.

D : Nous avions apprécié son travail sur Green Manor [1], on lui avait juste demandé que l’aspect informatique de la mise en couleurs se fasse moins sentir.

Ce tome 4 qui vient de paraître clôt donc votre premier cycle.

D : Nous avions d’abord envisagé cinq tomes pour ce premier volet, mais les modifications du scénario en ont décidé autrement. Ce quatrième album contient une partie des réponses, ainsi qu’une redistribution des rôles, mais je ne pense pourtant pas que la suite sera plus calme (rires) !

E : On aboutit alors dans une autre époque de la série après une rupture franche. On apprend ce qui c’est réellement passé en 1985, qui est vraiment Alexia, sans l’empêcher de prendre son destin en main. Le personnage de Capaldi perd son masque, mais conserve une partie de son mystère.

D : L’album est également complété par un dossier de 16 pages, traitant des bases réelles de notre récit. Ce travail journalistique est renforcé par un court-métrage, de style documentaire.

Et concernant le prochain cycle ?

16 pages de dossiers secrets pour pénètrer les arcanes du mystère
© Dupuis

D : On peut difficilement répondre à cette question (sourire en coin).

E : Mais je peux vous dire que mon scénariste est cinglé. Et pour ma part, je suis dangereux. Cela vous donne une petite idée du programme à venir (rires).

D : En tout cas, Yorthopia ne sera qu’un élément parmi l’intrigue globale de notre série. Comme il est difficile d’y aller et d’en revenir (l’ancien directeur n’y avait été que trois fois), ce sera déjà énorme si Alexia s’y rend une fois par cycle.

E : Quand on lit le Repaire de la Murène, il faut un album complet pour que Spirou et Fantasio descendent au fond de la mer, tandis qu’avec les Hommes-bulles, on s’y rend comme au marché. Je voudrais éviter de banaliser de la même façon Yorthopia.

D : Les Démons d’Alexia est une série à tiroirs. Dans le premier tome, nous avions déjà placé des éléments pour le second cycle. Nous en connaissons donc les grandes lignes et la suite, mais cela ne sert à rien de faire un scénario trop poussé, car nos idées évoluent, ce qui entraîne des modifications importantes, mais utiles pour l’ensemble.

E : On attendra d’ailleurs de détailler mieux les actions de ce second cycle avant d’envisager sa taille. Nous effectuons d’abord le brainstorming ensemble pour nourrir l’univers, puis je le laisse le mettre en musique.

Et quel est le retour du public ?

D : Nous nous amusons comme des fous en réalisant cette série, et les lecteurs nous le rendent bien. Les ventes sont honnêtes, et ce qui étonne Dupuis, c’est que contrairement à d’autres de leurs séries, le fond (les premiers albums) tourne constamment.

E : Le bouche-à-oreille fonctionne très bien, et comme c’est une série à suivre, les ventes des premiers tomes sont notre meilleure indice de popularité.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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1 Message :
  • Merci à cet article qui m’a fait découvrir Ers & Dugommier et plus particulièrement leur série ’les démons d’alexia’
    Etant plutot lecteur des séries Soleil et non Dupuis j’étais complètement passé à coté.
    Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu une série fantastique de cette qualité.
    L’histoire est prenante (j’ai lu les 4 livres d’une traite), vraiment bien constuite, les personnages sont ... humains :) , et le dessin n’est pas en reste ...
    Enfin comme le dit l’auteur, cette série n’est en rien cantonnée au jeune lectorat.

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