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Ersin Karabulut (dessinateur turc) : "Si demain quelqu’un s’en prend à une mosquée, nous serons de ceux qui dénonceront cet acte en écrivant et en dessinant. Tout comme Charlie Hebdo."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 16 janvier 2015                      Lien  
Ersin Karabulut est sans conteste l'un des dessinateurs turcs les plus appréciés de sa génération. On se demande d'ailleurs pourquoi les éditeurs français n'ont pas encore mis le grappin dessus... Dessinateur star de la revue Uykusuz (un magazine qui signifie "insomniaque" en turc) qui, à l'instar du modèle de Charlie Hebdo, appartient à ses fondateurs, il nous raconte comment il a vécu la tragédie de l'attentat contre les caricaturistes français.
Ersin Karabulut (dessinateur turc) : "Si demain quelqu'un s'en prend à une mosquée, nous serons de ceux qui dénonceront cet acte en écrivant et en dessinant. Tout comme Charlie Hebdo."
Une planche d’Ersin Karabulut pour Uykusuz.
(c) Ersin Karabulut / Uykusuz

Que pensez-vous de l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo perpétrée au nom de l’Islam ?

C’est un événement d’une telle ampleur qu’il est devenu incontournable pour le monde musulman d’en rendre compte en son sein propre. J’ignore ce que cela pourrait donner mais ma seule consolation, c’est que l’on a commencé à en parler, même si c’est dans le vacarme de la guerre.

Dans la pratique, la défense qui consiste à dire « Ce n’est pas le vrai Islam » n’est plus valable. Parce que même si ta religion n’est pas ainsi, des gens qui se disent musulmans sont capables de perpétrer ces actes au nom de leur foi en y croyant pleinement. D’ailleurs, ce sont les musulmans qui tuent plus de musulmans. On connaît la situation au Nigéria.

C’est pourquoi je pense que le monde musulman doit laisser de côté le sentiment de défaite qu’il ressent vis-à-vis de l’Occident et le réflexe de colère qui en découle, se regarder lui-même d’une façon plus raisonnable et avec un œil objectif.

Il y a bien sûr un autre aspect à cette affaire. Les groupes de droite en Occident, parce qu’ils se sentent dans la position d’avoir eu raison, sont en train de parler d’une législation de type Patriot Act comme aux États-Unis. Ce type de législation est l’arme idéale pour garder les gens sous contrôle au nom de la « sécurité intérieure ». C’est pourquoi je pense que cette attaque est d’une ampleur telle que, sur le long-terme, la vie va devenir plus difficile, tant dans les sociétés européennes que dans le monde musulman.

Quelle a été la réaction de la société turque face à cette tragédie ?

Le sentiment général est qu’« Ils sont allés trop loin. » Certains de ceux qui disent : « Ils ne devaient pas être tués » pensent pour une grande part, à mon avis, qu’« ils l’ont mérité ».

Le nombre de gens ou de groupes qui peuvent dire : « Quelle qu’en soit la raison, c’est un assassinat et nous le condamnons » est très faible car lorsque vous dites cela, vous devez être prêt à recevoir des menaces. Lorsque vous prenez acte des commentaires lus dans les médias sociaux, il est impossible de ne pas être effrayé.

Il y a bien un argument qui consiste à dire : « L’un des morts se préparait à publier un livre sur l’islamophobie » mais j’ignore dans quelle mesure condamner le massacre de ce point de vue peut être éthique. Il faut d’abord déplorer que des gens qui dessinaient aient été assassinés par des gens armés.

Ersin Karabulut
Photo DR

Votre magazine a déjà eu maille à partir avec le pouvoir. Où en est votre situation aujourd’hui ?

Je crois que la situation empire de jour en jour. Pour l’instant il ne nous est rien arrivé mais, si nous n’étions pas indépendants, nous aurions été fermés depuis longtemps, j’en suis sûr. Uykusuz est une revue qui n’accepte, ni ne donne de publicité, qui perdure uniquement grâce à ses ventes et qui n’est lié à aucun grand groupe de médias.

En ce qui concerne la pression de l’État, après les grands journaux, notre tour n’est pas encore venu, mais je ne pense pas que la situation en reste là. Je ne veux pas avoir une approche négative, mais il est probable qu’après l’attaque de Charlie Hebdo, ceux qui ne faisaient jusque-là pas attention à nous vont commencer à le faire. Ils vont peut-être essayer d’empêcher notre publication, de nous interdire.

Aujourd’hui, le journal Cumhuriyet [journal dont la création a été sollicitée par Atatürk, qui signifie "La République", en turc] a publié en turc quelques pages du dernier numéro de Charlie Hebdo.

Quatre publications humoristiques, Uykusuz, LeMan, Penguen et Gırgır., sont parus sous une couverture commune avec la mention : « Je suis Charlie. » Pour ce que j’ai pu voir, il y a une très grande réaction.

Au-delà de la liberté d’expression, même si c’est juste parce que nous sommes affligés pour nos collègues qui sont morts, nous constatons avec effroi que nous sommes étiquetés comme des "ennemis de la religion". Des gens qui n’ont jamais lu notre revue nous demandent : « Vous vous affligez pour quelques Français ? Où étiez-vous quand on tuait des enfants palestiniens ? » Nous étions là, nous avons toujours été là. Nous avons condamné avec nos caricatures, avec nos couvertures, avec nos chroniques, tous les crimes possibles, toutes les guerres, tous les massacres, sans distinguer langues, religions, races ou nations, et en tant qu’êtres humains, nous continuerons à le faire. Si demain quelqu’un s’en prend à une mosquée, nous serons ceux qui dénonceront cet acte en écrivant et en dessinant. Tout comme Charlie Hebdo.

Est-ce que c’est un journal qui a eu une influence sur vous ? Son anticléricalisme affiché est-il possible en Turquie ?

L’école franco-belge est une école que les dessinateurs turcs ont toujours beaucoup appréciée. Chaque année nous essayons de participer au Festival International de bande dessinée à Angoulême. Mais ici, il n’est pas possible de dessiner à la façon de Charlie Hebdo des caricatures critiquant les religions ou contenant des éléments religieux. La sensibilité à la religion est très élevée en Turquie et, bien qu’il n’y ait aucune attitude méprisante ou agressive, on n’apprécie et ne tolère guère les caricatures ou les récits à référence religieuse.

Croyez-vous que cet attentat changera quelque chose en Turquie ?

Je vais vous dire ouvertement ce que j’en pense. La participation d’Ahmet Davutoğlu [le Premier Ministre turc] à la marche de Paris en faveur de Charlie en considérée par les vrais esprits éclairés de Turquie comme un grand mensonge. Il faut bien que François Hollande soit du même point du vue pour avoir serré la main de Davutoğlu d’une manière très sèche alors qu’il a salué tout le monde très chaleureusement.

Alors que dans son propre pays, les journalistes, les écrivains et les dessinateurs sont sous une telle pression, alors que le gouvernement se donne la possibilité de jeter en prison les gens qu’il n’aime pas sous la simple qualification de « doute raisonnable » avec un projet de loi nouvellement validé qui entérine ces pratiques, alors qu’ils ne reculent pas, à Paris, devant une déclaration opportuniste du type « Vous voyez, on a participé à votre marche, vous aussi soyez sensibles à ce qui se passe chez nous », personne ne peut croire que notre Premier Ministre ait défilé pour « soutenir la liberté d’expression. » Je crois que les réactions actuelles venant du gouvernement sont de petits efforts pour améliorer les relations internationales.

Reste que je ne crois pas qu’il fût seul dans ce cas dans cette marche. Pour conclure, il est très facile de dire « nous condamnons cette attaque », il suffit d’ouvrir la bouche et de le dire. Mais les gens qui, en Turquie, se préoccupent d’avoir un mode de vie démocratique savent désormais très bien que cette chose qu’ils désirent, ils ne pourront pas l’obtenir avant longtemps.

Propos recueillis par Didier Pasamonik et traduits du turc par Karakedioğlu.

Hommage à Charlie Hebdo par Ersin Karabulut
(c) Ersin Karabulut
Documents

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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