Avec l’historien Henry Rousso, nous préférons le vocable « travail de mémoire » à la notion un peu pesante de « devoir de mémoire. » La démocratie est un être vivant et la mémoire l’un de ses muscles. Si on ne l’entraîne pas, il s’atrophie et ses fonctions perdent leur utilité, laissant le corps sous la menace de n’importe quelle maladie opportuniste.
À l’heure de la montée des extrêmes partout dans le monde, où les régimes autoritaires redonnent directement ou indirectement de la vigueur aux arguments populistes pour mieux dénoncer ou pervertir la démocratie, la liberté, l’humanité et le partage, le programme scolaire ne suffit plus, surtout face à la vacuité des réseaux sociaux donnant une visibilité au moindre abruti (on le voit encore à Alost, en Belgique, ces jours-ci), à l’absence de culture politique (et de culture générale) de certaines couches issues des nouvelles générations et à l’uniformisation marquetée de la fiction, notamment télévisuelle.
L’avantage de la BD sur des sujets comme ceux-là ? Elle ne donne pas seulement que des informations, elle offre un ressenti (celui d’un auteur), un regard critique, une sapience et un point de vue intérieur à l’événement dans une forme apaisée, au rythme de la lecture. C’est pourquoi les bandes dessinées de connaissance (histoire, biographies, vulgarisation scientifique…) se multiplient ces temps-ci.
L’utilité ? Elles permettent de forger des images fortes, des concepts simples sur des sujets parfois compliqués ou sensibles face à la déferlante d’images de nos médias modernes accompagnées de commentaires simplistes, erronés voire intentionnellement faussés. Un sujet aussi complexe que la séparation des Églises et de l’État au XIXe siècle avait su interpeller puis convaincre les populations quarante ans avant la loi de 1905 par le jeu de la caricature et du dessin. Notre enjeu est le même : ne laissons pas ces moyens d’expression précieux dans les seules mains des imbéciles. C’est tout le sens du slogan « Je suis Charlie ».
Trois exemples récents
Exemples de cet « esprit de résistance » citoyen quelquefois réussi, trois publications récentes : Irena de Jean-David Morvan, Séverine Tréfouel, David Evrard et Walter (Janvier 2020, Glénat) qui conte la résistance d’une citoyenne polonaise ordinaire devenue une héroïne face à la barbarie ambiante ; Les Anges d’Auschwitz qui aborde le thème de la résistance à l’intérieur -même d’un camp de la mort de Stephen Desberg et Emilio Van der Zuiden (Féévrier 2020, Paquet) ; enfin, Les Enfants de la Résistance, de Vincent Dugomier & Benoît Ers (Le Lombard, 24 janvier 2020) qui raconte l’Occupation du point de vue d’un groupe d’adolescents.
Trois albums exemplaires, trois outils de médiation qui permettent de dialoguer avec les jeunes avec pertinence en évitant les clichés et sans éluder la complexité.
Les Enfants de la Résistance, nous vous en avons récemment parlé, en est à son tome 6 dont le titre comporte ce mot d’ordre : Désobéir !
1943, ce n’est plus du jeu. Les nazis se sont fait écraser à Stalingrad et depuis novembre 1942, les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord. Pris en tenaille, c’est le début de la fin pour le régime nazi qui manque de bras. D’où le recrutement forcé par l’occupant de travailleurs en France pour participer à l’effort de guerre allemand, le fameux STO (Service du Travail obligatoire). Cette mesure va galvaniser la Résistance qui recrute à ce moment un grand nombre de volontaires qui entrent dans le maquis. Désobéir devient un devoir, un honneur. Les Enfants de la Résistance racontent très bien les différentes facettes de ce moment de l’histoire.
Bâtissant des personnages crédibles sur une documentation de bonne qualité, Dugomier & Ers ont réussi à créer une série de référence pour traiter de la Seconde Guerre mondiale. Le beau dessin très clair de Benoît Ers contribue à sortir l’Occupation de la gangue caricaturale qui a longtemps été la sienne dans le registre de la comédie (La Grande Vadrouille, Papy fait de la Résistance…), dans la lignée du feuilleton TV Un Village français. Une réussite.
Les Anges d’Auschwitz de Stephen Desberg & Emilio Van der Zuiden (Ed. Paquet, 2020) explore un autre aspect de la Résistance. Celle d’un homme pris au piège, celui du camp d’Auschwitz-Birkenau, et qui, promis à une mort certaine, va oser un défi : affronter spirituellement le commandant du camp en instillant le doute dans son esprit.
La partie de bras de fer se fera in fine aux dépends du prisonnier : il n’y a pas de miracle dans la nuit d’Auschwitz. Mais elle aura réussi à préserver chez un homme que l’on avait réduit à un numéro de matricule tatoué, une chose qu’aucun bourreau du monde ne pourra annihiler : la dignité. Elle rappelle qu’au-dessus des lois promulguées par les nations un peu folles, il y a l’imprescriptibilité des droits de l’Homme.
Il a fallu pas moins de cinq volumes aux scénaristes Jean-David Morvan & Séverine Tréfouel, au dessinateur David Evrard et au coloriste Walter pour raconter, en quelque 320 pages, la vie d’Irena Sendlerowa, une « Juste » polonaise qui a sauvé près de 2500 enfants de la mort. Le Tome 5 : La Vie, après. (Janvier 2020, Glénat) vient de paraître.
Le fait que les auteurs (comme pour Les Enfants de la Résistance) aient pris soin de raconter leur histoire sur plusieurs tomes souligne bien un traitement différent des autres médiums : ici, on prend le temps du détail signifiant, on reste dans la complexité des situations et des personnages, contrairement à un documentaire et même un cours d’histoire où il est nécessaire d’aller au fait.
Le dessin « enfantin » de David Evrard opère un phénomène de réfraction dans la description de l’horreur. Sa pédagogie peut être dispensée aux plus jeunes. Mieux : la résilience est de mise. C’est une vieille dame apaisée qui raconte son aventure, sans pathos, avec une indéniable probité. Grande dame, grande œuvre.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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