Grandir - ou vieillir si l’on préfère - se traduit par de multiples prises de conscience. C’est donc s’éveiller au monde, aux idées, à ce qui peut être de prime abord caché ou inconscient. Juliette Mancini le montre dans Éveils édité il y a bientôt un an chez Atrabile. Ce processus « normal » pour un être conscient n’est pas sans conséquence : il peut conduire à de profondes remises en cause, parfois douloureuses, parois salutaires.
L’autrice évoque dans sa bande dessinée de nombreuses étapes de sa « conscientisation ». Quand, encore très jeune, elle ressent l’iniquité et l’absurdité du système de valeurs imposé aux filles et aux garçons ; quand elle comprend que les glorieux souvenirs familiaux prennent place dans un paysage mental colonialiste ; quand au collège elle subit les premières remarques sexistes et agressions physiques.
Éveils est une autobiographie fondée sur la déconstruction. Son objectif n’est pas de raconter de bout en bout la vie de son autrice, mais par un récit non chronologique composé de fragments - rêves, souvenirs d’enfance et d’adolescence, expériences d’adulte - de montrer comment celle-ci a pris conscience du monde qui l’entoure et de la façon dont elle s’y intègre. Une suite de petites déflagrations, allant de la simple hésitation à la sidération.
Juliette Mancini fait preuve d’une rare acuité. Elle parvient à lier le plus intime au politique. S’attachant principalement à déconstruire les inégalités de genre, elle rappelle avec force comment les femmes, dès le plus jeune âge, se retrouvent enfermées dans un système de valeurs les conditionnant à subir les vexations et brimades, voire le harcèlement, sans se révolter ni même se poser de question.
Elle se pose, elle, beaucoup de questions. Pas seulement sur la place des femmes dans une société encore patriarcale. Elle aborde également le poids de la famille et les chocs dus aux attentats du 11 septembre 2001 et du 13 novembre 2015. Avec, à chaque fois, une grande attention aux détails et à ses propres ressentis, sans se départir d’un recul témoignant d’une profonde réflexion.
Le graphisme sied idéalement à ce projet alliant introspection, observation et ouverture au politique. Éveils est constitué de courts chapitres se distinguant par leur bichromie, comme si à chaque idée ou chaque sentiment correspondait une tonalité ou une couleur. Le trait, jouant de la transparence, mime la spontanéité. Celle-ci n’est sans doute pas absente, mais les compositions variées et plus ou moins complexes révèlent un important travail.
La pudeur et la timidité n’amoindrissent ni la volonté de combattre - les préjugés, les chemins tout tracés - ni l’envie de vivre - même dans un monde imparfait. Il y a dans Éveils une rage contenue, prête à exploser, visible peut-être plus encore dans le dessin que dans le propos. C’est l’œuvre puissante d’une autrice qui ne l’est pas moins, de cette puissance née de la réflexion et du choix d’un art, la bande dessinée, pour la transmettre.
(par Frédéric HOJLO)
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Éveils - Par Juliette Mancini - Atrabile - collection Flegme - 17 x 24 cm - 128 pages couleurs - couverture souple avec rabats - parution le 19 février 2021 - 18 €.
Consulter le site de l’autrice.
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