Dans la folie angoumoisine, Thierry Groensteen m’attrape : « Ever Meulen est là. Si tu veux l’interviewer... » Je veux, mon neveu ! [1] Eddy Vermeulen, alias Ever Meulen est un copain. Je le connais depuis vingt-cinq ans, à une époque où il habitait à Anderlecht dans un garage des années 30. Un vrai garage. Son appartement se trouvait à l’étage du dessus tandis que la fosse était transformée en atelier, sa table à dessin se trouvant à quelques centimètres seulement de son Oldsmobile vert pâle qu’il conduisait dans les rues de Bruxelles avec un luxe de précaution, quasiment couché sur le capot, pour éviter qu’elle ne supporte la moindre griffe. Déjà, il avait une solide réputation et Michel Deligne, que l’on affecte de faire passer pour un homme fruste, avait le premier publié en Francophonie, après Tante Leny en Hollande, ses dessins facétieux dans Curiosity Magazine.
Bruxelles, capitale de la Ligne Claire
Sa carrière, il la doit à Humo, un magazine de télévision en ce temps-là édité par Dupuis, où il faisait montre d’une diversité dans la palette graphique et d’une maîtrise des techniques typographiques qui épataient Joost Swarte (le dessinateur hollandais habitait Bruxelles à cette époque, dans un appartement Horta, et j’ai peine à croire que l’effet d’attraction de l’astre Meulen n’y soit pas pour quelque chose). Parmi ses fidèles, il y avait aussi Yves Chaland et Serge Clerc, émerveillés de trouver dans la capitale belge, André Franquin et Ever Meulen, des auteurs chez qui le créateur de Bob Fish faisait également le pèlerinage, mais aussi Hergé et Swarte, et qui opéraient ces années-là -on était au début des années 80- un passage de relais dans le génie moderne sous le vocable de « style atome ». Une conjonction jamais vue depuis. Je n’étais pas peu fier d’avoir obtenu d’Eddy qu’il dessine le logo de la collection Atomium de Magic-Strip, un petit label où l’on retrouvait alors quelques signatures qui ont fait du chemin depuis : Chaland et Clerc déjà cités, Daniel Torrès, François Avril, Dupuy & Berbérian, Frédéric Bézian...
Le style d’Ever Meulen
Il fallait le voir travailler avec ses calques (il y a peu de véritables « originaux » chez Meulen), méticuleusement, attentif au moindre détail, avec une maîtrise du processus graphique qu’il assurait par mille et un contrôles sans jamais baisser la garde. C’est la hantise d’Ever Meulen : que ses efforts, son travail inlassable, la perfection et le raffinement de son propos, soient trahis par un obscur tâcheron qui aurait abdiqué de sa qualité d’honnête homme. Dans la préface de Verve, un recueil d’illustrations qui vient de paraître à L’An 2, la maison d’édition de Thierry Groensteen, et qui reprend un choix de ses dessins parus entre 1988 et 2005, Art Spiegelman qui a moult fois utilisé les talents du graphiste flamand dans sa revue Raw et dans le supplément du New Yorker dont sa femme Françoise Mouly est la directrice artistique, mentionne le fait que les images d’Ever Meulen insistent sur les tangentes : « Ses lignes attirent paisiblement l’attention sur elles-mêmes et sur la bi-dimensionalité d’un support qui se transforme et qui se tord pour engendrer une profusion de gags visuels et de rimes graphiques... »
Une synthèse du XXème Siècle
Il y a cela, certes, mais il y a surtout une synthèse de l’art occidental. Chez Meulen, on trouve la drôlerie et le sens du détail de Bruegel et de Jérôme Bosch, la clarté et l’apaisement d’un Vermeer, la fascination pour les Arts Décoratifs d’un Géo McManus et le clin d’œil scout-potache d’un Hergé (il en retient notamment les nez bordés de noir si présents dans les Soviets), les volumes contrastés de l’Art Nègre digéré par Picasso, le Bauhaus, le Stijl, la rigueur et des éléments de la gamme chromatique de Mondrian, le surréalisme de Magritte et Scuttenaire, les paradoxes graphiques d’un Escher, les perspectives métaphysiques de Giorgio de Chirico, la poésie d’un Savignac, et même la ligne loustic de Jijé et de Vandersteen ! Bref, une synthèse de la chose graphique, un œil fertile à nul autre pareil, qu’Ever Meulen , ce « libertin du graphisme » comme le qualifie si joliment Bart De Keyser dans une étude qui clôt cet ouvrage, nous livre avec constance depuis près de trente ans. Les Français n’ont pas toujours eu accès à son travail. Parce que les éditeurs sont aveugles ou incultes, ou alors parce que ce sont de sacrés feignants. Profitez de cette magnifique initiative de L’An 2 : la moisson d’images est abondante. Indispensable, absolument !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Lire notre interview d’Ever Meulen
En médaillon : Ever Meulen - Photo : D. Pasamonik.
[1] L’interview est publiée dans ces pages.
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