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Exclusif : Entretien avec Yslaire

Par Nicolas Anspach le 25 septembre 2003                      Lien  
« Maudit soit le fruit de ses entrailles », le cinquième album de {{Sambre}}, est incontestablement l'un des événements majeurs de la rentrée. Univers BD a rencontré pour vous son auteur {{Bernard Yslaire}} afin d'en savoir plus sur la destinée de Julie et de son fils, Bernard-Marie. Le créateur de ces personnages se révèle être chaleureux, humain, et humble…

Pourriez-vous nous présenter l’intrigue du cinquième album de Sambre, « Maudit soit le fruit de ses entrailles » ?

Yslaire : Le premier cycle, celui de la deuxième génération des Sambre, raconte une parcelle de la vie de Bernard et Julie. Ils vivent une histoire d’amour impossible car elle a les yeux rouges. Or, le père de Bernard, Hugo, a établi une sorte de malédiction : les yeux rouges sont synonymes de malheur pour les Sambre. Cet amour impossible mènera Bernard à la mort, sur les barricades. Mais un enfant naîtra de cette union.
Ce cinquième album, le premier du troisième cycle, raconte le parcours de Julie, mais aussi de son enfant, Bernard-Marie, éduqué par sa tante, et qui subit de sa part une forme d’amour étouffante. Sarah inscrit déjà le jeune garçon dans une dimension de folie paranoïaque…

Julie accouche de ce garçon mais aussi d’une fille morte née… Cette dernière n’est-elle pas un accomplissement symbolique de sa mère ? La vie de cet enfant est ratée dès le début, tandis que Julie est condamnée à une vie tragique, sans doute jusqu’à sa mort...

Exclusif : Entretien avec YslaireYslaire : C’est une très belle interprétation. Cet enfant est une représentation d’une Julie qui n’existe pas. En fait, je ne sais pas si elle est morte. Dès sa naissance, son prénom est nié et le garçon mis à l’avant de la scène. Ce qui est tout à fait normal car, à l’époque, les filles étaient niées au profit des fils. Et puis, chez les Sambre, les hommes meurent jeunes, et les femmes prennent toute la place, souffrent d’une forme de névrose, due à l’absence du père.

La fille de Bernard et Julie est-elle réellement morte ? « La Guerre des Yeux », la malédiction des Sambre, est en quelque sorte un recommencement …

Yslaire : On peut se le demander. Mais l’intrigue ne se situera pas au niveau l’existence de cet enfant.

Le mystère demeure.

Yslaire : Effectivement. Pour le lecteur, mais aussi pour moi-même. Même si je connais la fin de l’histoire, j’aime garder une liberté et une fraîcheur au moment de l’écrire…

L’histoire d’amour entre Bernard et Julie est pleine de paradoxes. Dans Bo Doi N°66, vous déclariez : « je ne suis pas certain qu’il y ait une véritable histoire d’amour entre ces deux personnages, mais plutôt des preuves d’amour ». Qu’entendiez-vous par-là ?

Yslaire : Qu’est ce que l’amour ? Ce n’est pas une question facile … A l’adolescence, on a des palpitations lorsque l’on tombe amoureux d’une jolie fille. Plus tard, on a des émotions lorsqu’on pense à l’autre. Mais celle-ci est éphémère, et disparaît au bout d’un temps. Elle va laisser place à la rencontre de l’autre personnalité…
Au début, l’émotion découle de la résonance que l’apparence de l’autre produit en nous. L’autre évoque beaucoup de chose, mais il est certain que je le connais pas… Il y a tout un chemin à parcourir pour découvrir l’autre et pour pouvoir réellement l’aimer. C’est tout l’intérêt de l’amour : découvrir quelqu’un de différent de soi. Pourtant, ce qui nous attire le plus souvent, c’est la ressemblance. C’est le paradoxe de l’amour.
La relation amoureuse de Bernard et Julie se situe entre une sorte d’amour adolescent et un autre, plus adulte.

Cela ne se peut pas.

Yslaire : Ils n’ont pas eu beaucoup le temps de se connaître et se sont uniquement rencontrés sur des apparences. Le fait que Julie ait les yeux rouges offre à Bernard un pôle de fascination et de répulsion. Les sentiments de Bernard par rapport à cette jeune fille en deviennent complexes. Il est attiré par l’interdit, car elle représente un moyen de défier son cadre familial, si étouffant ! Mais, d’un autre côté, Julie lui fait peur. Il entend sans cesse la voix de son père marmonner qu’elle va provoquer son malheur.
En fait, Julie et Bernard ne se rencontrent pas vraiment. Julie est confrontée à une autre problématique : Elle a été élevée dans un autre scénario familial. Ils ont donc des diffultés à se comprendre. Ils cherchent tous les deux à se prouver qu’ils s’aiment, pour qu’au moins cela leur reste… Mais Bernard est confronté à une lente désillusion et commence à comprendre les raisons de son attirance pour Julie. Il en souffre beaucoup. C’est insoutenable de se rendre compte, après avoir détruit sa vie, qu’il n’aime pas Julie.

C’est la rencontre de deux mal-êtres…

Yslaire : C’est le propre du romantisme. L’amour adolescent est voué à l’échec. Sambre s’inscrit dans cette dimension. Les personnages ont du mal à passer le cap, à vivre un amour plus adulte. Celui où l’on rencontre l’autre personnalité…

Pensez-vous que Julie puisse revivre une histoire d’amour après celle de Bernard. On a l’impression qu’elle est condamnée à l’errance perpétuelle…

Yslaire : C’est ce qu’elle s’imagine ! Elle n’est pas seulement physiquement dans un bagne, mais elle l’est également mentalement. Julie s’est construit une prison autour d’elle, et devra se remettre en question après tous ces événements qui l’ont bouleversé : sa grossesse, son accouchement, la perte de son fils, etc.
L’homme qu’elle cherchera ne sera plus un adolescent. Elle vieillit. Elle a besoin d’un homme, un vrai !

Julie est devenue, en quelque sorte, l’héroïne de la série. Son rôle s’est affirmé en attendant la croissance de Bernard-Marie. Pourtant on ne sait que très peu de choses sur elle ?

Yslaire :L’histoire s’appelle « Sambre ». Elle est racontée selon du point de vue de la famille. Le sceau familial marque le récit. La tragédie qu’Hugo Sambre projette sur l’histoire de ses descendants est forcément désespéré, noire et paranoïaque… Les éléments qui vont être mis en lumière ou être occultés se feront à travers ce prisme. Une autre famille, vivant à cette époque, aurait bien évidement un autre regard.
L’enfance de Julie n’est à la limite qu’une anecdote dans ce scénario « Sambrien » !

Comptez vous nous raconter son passé ?
Yslaire :
On en apprendra plus au fur et à mesure des albums. Elle se libérera de sa prison. Plus elle tentera de se rapprocher de son enfant, plus elle réfléchira à sa propre existence, à son enfance. Elle tentera de mieux comprendre son passé.
J’ai bien sûr quelques pistes pou raconter cela. Le lecteur en connaît déjà certaines : Fille d’une prostituée, elle a été recueillie par Saint-Ange, le vicaire. Elle fut confiée à une paysanne près de la Bastide. Ce destin est finalement assez banal pour l’époque. Un bon nombre de bourgeois plaçaient leurs enfants chez des nourrices chargées de leur éducation au bon air de la campagne… Ce n’est sûrement pas un hasard si elle a été mise dans la région des Sambre. Il y a là une perversion qui l’a amené à le rencontrer. Julie l’avait déjà probablement rencontré petite, avant même qu’elle ne le rencontre sous les ponts, dans le premier album.
Le premier cycle est celui de la deuxième génération des Sambre, succédant à celle de Hugo. La première génération pèse avec beaucoup d’importance sur la vie de la troisième génération…

L’histoire de cette première génération fait partie de vos projets ?

Yslaire : Certainement. De quelle manière, je ne le sais pas encore. Il y a quelques années que j’y travaille. Sambre est une saga familiale. Il est donc normal que je réfléchisse aux origines de la malédiction, de la « guerre des yeux » !
Plus j’avance dans le récit, plus j’ai besoin d’y réfléchir. Ce besoin est le même que la vie réelle : plus on vieillit, plus on s’intéresse à ses ancêtres. Bernard-Marie aura lui aussi un besoin de connaître la vie de son père et de son grand-père. Les enfants s’intéressent beaucoup à leurs racines. On se rapproche toujours de son grand-père d’une manière ou d’une autre…

La sœur de Bernard devient aveugle. La malédiction des Sambre, expliquée par la « guerre des yeux », prend ici une autre signification. N’est-ce pas en quelque sorte une punition pour avoir tué sa propre mère ?

Yslaire : Je ne suis pas d’accord avec ce terme aussi chrétien. Freud a reçu des patientes atteintes de crises d’hystérie. Ces femmes avaient fait le tour des médecins de Vienne afin de se faire soigner de ces maux incurables. Aucun médecin ne pouvait y apporter de soulagement. Elles ont atterri, en désespoir de cause dans le cabinet du psychanalyste. Leurs douleurs étaient imaginaires, mais cela ne voulait pas dire qu’elles ne souffraient pas. Seule une psychanalyse pouvait les guérir.
L’hystérie est un phénomène reconnu en psychiatrie. Elle peut avoir des conséquences physiques, comme par exemple la cécité. Il est vrai que j’y ai ajouté un sens métaphorique. Sarah ne veut plus voir ce qu’elle a fait !

Sambre est caractérisée comme une bande dessinée tragique et romantique. C’est finalement la seule du genre. Comment expliquez-vous cela ?

Yslaire : En fait, je ne sais même pas pourquoi je fais du romantisme. J’écris ce style d’histoire de manière naturelle, et j’aime cela !

Les BD qui traitent des sentiments sont rares.

Yslaire : Parce que la bande dessinée est généralement réalisée par des hommes. Leur qualité première n’est pas la capacité à émouvoir. Ils ont plutôt tendance à se défier leurs propres sentiments, afin de raconter un événement d’une manière plus « objective ».
Cela dit, je ne suis pas certain qu’il y ait plus d’écrivains qui traitent de romantisme, si l’on exclut le registre « fleur bleue »…

L’émotion est un sentiment difficile à faire passer en bande dessinée ?

Yslaire : Certains auteurs le prétendent, à l’instar de Tardi ! Il a dit qu’il n’est jamais arrivé à émouvoir son public, et c’est en quelque sorte un constat d’échec pour lui.
Pour ma part, j’essaie de prouver qu’on peut le faire. Je ne sais pas si j’y arrive… J’espère faire un jour pleurer le lecteur lorsqu’il lira dix albums de Sambre, et sera confronté à cette tragédie de la vie, tout comme j’ai pleuré en lisant Les Misérables de Victor Hugo.
Il faut un certain espace pour laisser vieillir les personnages et inclure un moteur tragique ou mélodramatique dans une histoire. Ces deux genres sont différents : Le mélodrame est un drame moral, avec une cause et une conséquence. Tandis que la tragédie se déroule dans une histoire longue, sans que l’on puisse apporter de véritables réponses aux événements.

N’avez-vous pas eu envie de revenir à une teinte de couleur plus traditionnelle pour ce cinquième album ?

Yslaire : Non. Je souhaite être fidèle à un style et garder la même structure. Il s’agit en quelque sorte d’un rituel. Le ciel a visiblement disparu un jour dans l’univers des Sambre. Il y a eu du bleu, puis un jour il n’y en a plus eu ! Il y a du noir, du rouge et du jaune à travers la flamme des bougies. L’univers de Sambre est teinté de lumière et d’ombre, mais aussi d’une couleur symbolique qui est le rouge… C’est la couleur de l’amour, de la passion et du désir.

Vous avez dit que le XIX siècle est le siècle du noir et du rouge…

Yslaire : C’est ma vision du dix-neuvième siècle. Mais elle est probablement faussée puisque que je n’y ai pas vécu. Je ne peux que me référer aux livres (vraisemblablement très orientés), aux photographies (toujours très posées) et aux peintures (souvent romantisées). Ces différents arts reflètent ce siècle avec un certain mensonge.
Certains disent que ce siècle marque le début du communisme. En effet, mais à quel point le communisme était-il important à l’époque ? Le Manifeste du Parti Communiste, rédigé par Karl Marx en 1848, ne fut imprimé qu’à cinq cents exemplaires ! Le drapeau rouge avait déjà une certaine importance en 1830 et en 1848, mais il était plutôt l’expression de la révolte, et non du communisme !
Le rouge est une couleur fondamentale dont son sens politique apparaît au début du socialisme. Il ne prend son essor qu’en 1848, avec l’instauration du suffrage universel. Certains phénomènes sociaux apparaissent alors, comme par exemple le chômage.
C’est également un siècle sombre où les photographies et gravures sont encore en noir et blanc…

Lors de la publication du premier album de Sambre, certains auteurs ont clairement été influencé par votre style. Qu’en avez-vous pensé à l’époque ?

Yslaire : Honnêtement, cela me laisse indifférent ! Mon travail m’est important, pas ceux qui me suivent. J’aurais tendance à leur dire : « Ressemblez à vous-même, plutôt qu’à quelqu’un d’autre ». On a tous des modèles, malgré soi ! L’important est de trouver sa propre identité, car on n’est le produit d’une multitude d’ingrédients personnels. J’ai été influencé par Hergé, Tardi, Franquin, Pratt, Bilal… Mais aussi par des peintres. L’influence est une façon de s’ouvrir l’esprit et de découvrir d’autres manières de penser. Plus on a de culture, plus on a de cordes à son arc pour pouvoir interpréter de nouvelles partitions. Il faut seulement pouvoir s’en détacher…

Si certains auteurs vous accordaient autant d’importance, c’est que vous apportiez quelque chose de nouveau à la bande dessinée.

Yslaire : Je ne suis pas un révolutionnaire du dessin. Mon style reste une icône graphique influencée par le dix-neuvième siècle. Je recherche avant tout à insuffler de l’énergie dans mon graphisme. Il faut qu’un dessin vive, et c’est le plus important ! Par exemple, je dessine un corps nu avant de le vêtir pour qu’il soit plus vivant. Mais cela ne m’intéresse pas de rester fidèle aux proportions, au contraire de Jacques Martin, par exemple, qui a des schémas précis pour rester fidèle à la réalité.

Dans un dessin, il faut tricher pourtant.

Yslaire : Absolument ! Qu’est ce que la vérité graphique ? La photographie n’est pas plus vraie que le dessin. Au début de la photographie, les personnes semblaient être grosses et trapues sur les clichés. Tout simplement parce qu’au bout de dix minutes de pose, le corps prenait des habitudes plus naturelles.
Lors du décès de ma mère, j’ai vu son corps. Sa tête me semblait plus grosse qu’auparavant. Ce n’était qu’une illusion car le corps humain est en perpétuel mouvement et les épaules se forcissent… Le corps de ma mère avait perdu une certaine dynamique lors de sa mort et s’était en quelque sorte rétréci. Il est donc très difficile de définir de justes proportions. J’apprécie les mouvements qui les déforment. Cela ne me gène pas de découvrir un bras trop long ou une tête trop grosse dans un dessin. A Florence, j’ai vu la statue de David réalisée par Michel-Ange. Elle est totalement disproportionnée : sa tête est grosse et les avant-bras sont interminables. Pourtant, il y a une certaine magie qui se dégage de cette sculpture.

Auriez-vous envie d’exploiter l’univers des Sambre avec d’autres moyens de communication, à l’instar de Bilal, par exemple ?

Yslaire : Certainement ! Des rencontres se font régulièrement, mais de là à ce qu’elles aboutissent… La tentation est là. Mais je ne suis prêt à ne confier ce travail qu’à moi-même. Ou, tout le moins, pas à n’importe qui. Je me méfierais des téléfilms, par exemple.

(par Nicolas Anspach)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Les illustrations sont (c) Bernard Yslaire & Glénat.
La photographie est (c) Nicolas Anspach

Merci à DP pour son aide.

 
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