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Florian Mazel : "Un enjeu civique à l’heure de la résurgence du nationalisme, du populisme et des instrumentalisations de l’histoire"

Par Tristan MARTINE le 10 avril 2019                      Lien  
Sort aujourd'hui "Chevaliers, moines et paysans. De Cluny à la première croisade", 6e volume de l'Histoire dessinée de la France, consacré à la période féodale et qui se distingue fortement des premiers tomes de cette ambitieuse collection. Nous avons rencontré Florian Mazel, professeur d'Histoire médiévale à l'Université Rennes 2, pour comprendre les partis-pris narratifs de cet album qui nous emmène au cœur du Moyen Âge.

Êtes-vous un lecteur de bande dessinée, et notamment de bande dessinée historique ? Comment vous êtes-vous intégré dans ce projet éditorial qu’est l’Histoire dessinée de la France ?

Oui, je suis un grand amateur et un grand lecteur de bande dessinée, et dans toutes les directions, de Tintin et Blueberry à Tardi, Larcenet et Sfar, en passant par Corto Maltese, Le sommet des dieux ou les romans graphiques. En revanche, à l’exception de quelques pépites (Maus), je suis très peu friand de bandes dessinées historiques – je veux dire qui traitent directement d’événements ou de personnages historiques –, que je trouve en général maladroites ou ennuyeuses, leur préférant les récits romanesques brillamment insérés dans des contextes historiques précis, comme Les passagers du vent de Bourgeon, Les aventures de Max Fridman de Giardino ou les fresques de Patrick Prugne.

J’ai été associé à l’entreprise de l’« Histoire dessinée de la France » à l’initiative de Sylvain Venayre, sans doute parce que j’avais écrit le volume Féodalités 888-1180 dans la collection d’« Histoire de France » dirigée par Joël Cornette aux éditions Belin, mais que je connaissais par ailleurs depuis longtemps puisque nous nous étions côtoyés dans les khâgnes du Lycée Lakanal en 1990-1991. En outre, comme je venais de découvrir par hasard mais avec grand intérêt La Revue dessinée et Topo et leur positionnement singulier dans le documentaire dessiné, je n’ai pas hésité à tenter l’aventure.

L’idée de proposer une approche de l’histoire de France par le dessin, par l’image, me séduisait tout en m’inquiétant un peu. Surtout, le projet de revisiter cette histoire en prenant à rebrousse-poil le roman national et ses images d’Épinal m’enthousiasmait et entrait en forte résonance avec ce que j’avais fait dans mon volume des éditions Belin et plus encore avec ce que nous venions de tenter avec l’Histoire mondiale de la France, dont j’avais été l’un des coordinateurs, sous la direction de Patrick Boucheron. En outre, passer par la bande dessinée était l’assurance de toucher un large public, a priori encore plus éloigné de la production savante de la connaissance historique que ne l’était le public de l’Histoire mondiale de la France. Il y a avait là un enjeu civique (j’ose le mot) qui m’importait énormément à l’heure de la résurgence du nationalisme, du populisme et des instrumentalisations de l’histoire.

Ensuite, la séquence chronologique que Sylvain Venayre me confia (l’époque féodale) me convenait, d’autant qu’elle n’était pas trop rigide et que je pus l’assouplir en aval, en débordant assez largement sur la première moitié du XIIe siècle (le sous-titre est donc un peu trompeur). Un entretien préliminaire avec Sylvain et l’équipe de La Découverte et de La Revue dessinée me démontra que j’aurais une très grande liberté concernant les sujets, la forme et le ton du propos, dans la limite du cahier des charges et dans l’esprit du projet. La première rencontre avec le dessinateur auquel on m’associa, Vincent Sorel, fut riche de promesses. C’était donc parti.

Florian Mazel : "Un enjeu civique à l'heure de la résurgence du nationalisme, du populisme et des instrumentalisations de l'histoire"

Comment avez-vous travaillé avec Vincent Sorel ? Avez-vous produit un scénario qu’il a dessiné, ou avez-vous construit la narration ensemble ? De même, avez-vous produit un séquençage et des dialogues ?

Nous avons tout d’abord discuté assez longuement ensemble. D’une part, pour bien circonscrire ce qui constituait le cœur de la période, aussi bien dans la culture populaire ou scolaire traditionnelle (la chevalerie, les châteaux, les débuts des Capétiens…) que dans les travaux passés et actuels des historiens professionnels (la place centrale de l’Église, la féodalité, l’essor économique…). D’autre part, pour faire les grands choix sur le mode de récit que nous voulions adopter (en nous inspirant mais aussi en nous démarquant des volumes précédents de la collection).

J’ai ensuite défini les différents chapitres de l’ouvrage, en combinant approche chronologique et approche thématique (la fondation de Cluny est l’occasion d’aborder le poids et le rôle des moines dans la société, l’élection d’Hugues Capet le rôle de la royauté…), avec à cœur la volonté d’affronter directement les idées reçues. C’est pourquoi, par exemple, l’ouvrage commence par un chapitre centré sur l’Église et le monachisme et non sur la chevalerie, ce décalage étant même mis en scène dès les premières pages à travers la déception du personnage-fiction du chevalier.

La confection du premier chapitre, assez longue et laborieuse, nous a permis de mettre au point un protocole de travail que nous avons finalement conservé pour tout le reste de l’ouvrage. Je fournissais à Vincent, pour chaque chapitre, un gros dossier documentaire (un résumé des principales idées à faire passer, rapportées à des événements, des personnages, des contextes ; des extraits de sources écrites, des images archéologiques et de l’iconographie de l’époque), ainsi que quelques suggestions de mises en récit. Vincent élaborait ensuite un premier jet narratif assez évolué. Je ré-intervenais ponctuellement sur les dialogues ou pour corriger ou modifier tel ou tel passage ou image. Et nous recommencions. Cette collaboration fondée sur quelques rencontres mais surtout sur des échanges réguliers de courriels n’aurait jamais été possible sans internet !

Florian Mazel

Vous ne vous mettez pas en scène dans votre album, alors que d’autres historiens ou dessinateurs se sont représentés dans les autres volumes, ce qui permet notamment de rythmer la narration. Pourquoi ne pas avoir reproduit ce procédé ?

En effet, il s’agit là d’un choix initial et fondamental. Je tenais absolument à éviter la reproduction d’une situation professorale, que je trouve trop didactique et trop surplombante, même lorsqu’elle est atténuée par l’humour ou l’anachronisme. Je souhaitais que l’histoire dessinée enseigne, mais pas que cet enseignement soit incarné par une figure professorale, moi ou un autre : cela écartait donc aussi le recours à des historiens précédents (comme Augustin Thierry dans le tome 4 par exemple).
Nous nous sommes cependant assez vite rendu compte, avec Vincent, que tout le discours ne pouvait pas reposer exclusivement sur les personnages, qu’il s’agisse de personnages-fiction (inventés par Vincent) ou de personnages historiques (que nous traitions tantôt de manière résolument anachronique, tantôt en en faisant les porte-voix des discours que les sources de l’époque leur prêtaient). Il manquait une mise à distance, un espace de commentaire. C’est pourquoi Vincent a proposé le principe d’une voix-off et, exceptionnellement, le truchement de l’émission télévisée. La voix-off a l’avantage de la désincarnation et de la souplesse. On peut lui conférer tantôt une fonction professorale (une mise en situation ou un enseignement complémentaire), tantôt une fonction narrative (elle échange avec les personnages et dynamise le récit), tantôt une fonction d’orientation et de repérage (elle souligne les points importants et peut renvoyer le lecteur à d’autres passages du livre).

Découpage initial (p. 97) réalisé par Vincent Sorel, qui proposait que la narration de la scène soit portée par un archéologue de notre époque. © Vincent Sorel
Encrage final (p. 97) : à la suite d’une discussion avec Florian Mazel, Vincent Sorel fait finalement porter la narration de la scène par un paysan médiéval. © Vincent Sorel

De même, l’aspect historiographique est beaucoup moins central que dans les autres tomes de la série, qui, eux, mettent en scène des débats entre historiens et accordent à l’écriture de l’histoire une place au moins aussi importante que la narration historique en elle-même. On aurait par exemple pu imaginer un débat autour d’une « mutation de l’an mil » à l’aide de la figure d’un Georges Duby, par exemple : pourquoi ce choix en rupture avec ceux des premiers volumes ?

Oui, là aussi il s’agit d’un choix initial et fondamental, en effet différent de celui effectué par les volumes précédents. S’agissant de Georges Duby, ou de tout autre historien, j’ai déjà fourni un élément de réponse plus haut : je ne souhaitais pas reproduire de situation professorale. S’agissant plus largement de l’historiographie, le choix peut paraître surprenant au regard du projet global de déconstruction du roman national, qui suppose a priori un détour par les traditions, y compris historiennes, qui l’ont construit.
La raison est ici principalement pédagogique. Toute approche par l’historiographie rend nécessairement les choses plus complexes. Concrètement, et les volumes précédents en sont la preuve, elle entraîne la mise en place d’un méta-discours qui suppose la possession par le lecteur d’une culture historique déjà assez substantielle (pour comprendre l’intérêt de la mise à distance de l’identité ethnique des Francs, il faut ainsi déjà savoir qui sont les Francs, dans quel contexte ils entrent en contact avec les Gallo-Romains…). J’ai préféré faire un double pari : celui de m’adresser à un lectorat moins averti ; celui de déconstruire le roman national non en minant les discours historiques hérités (en gros, pour le Moyen Âge, les discours du XIXe et du premier XXe siècle) mais en proposant d’emblée une autre vision des choses fondée sur les connaissances issues des recherches actuelles (disons des 20-30 dernières années). C’est pourquoi j’ai pour l’essentiel reporté sur les dossiers, qui obéissent à une autre logique discursive et s’adressent à un lectorat déjà plus instruit par la lecture de la partie dessinée, la prise en charge de cette dimension historiographique.

Comment avez-vous conçu l’articulation entre la partie dessinée de l’album et l’imposant dossier rédigé en fin d’album ? La réforme grégorienne est par exemple traitée en BD puis dans le dossier final, tandis que d’autres thèmes ne se trouvent que dans l’un ou l’autre. Avez-vous conservé pour la partie dessinée les thématiques les plus aisées à traiter de manière visuelle ?

J’ai déjà en partie répondu à cette question au sujet du traitement de l’historiographie. Mais il y a en effet d’autres raisons, assez diverses. La partie dessinée accorde une part plus grande à l’événement (910, 987, 1066, 1095), quand la partie dossier permet de les insérer de manière approfondie dans des évolutions plus lentes et plus complexes. J’ai aussi souhaité privilégier dans les dossiers les questions majeures, comme la domination de l’Église, la croissance économique ou l’essor de la chevalerie. De même, la question des rapports entre l’avènement des Capétiens et les « origines de la France » m’a semblé, en raison de la place qu’elle occupe dans le roman national, devoir être traitée de deux manières : l’une rapide et légère par le dessin, l’autre plus systématique par le dossier. En revanche, l’imaginaire, parce qu’il repose justement sur le pouvoir évocateur des images, pouvait être exclusivement traité sous forme dessinée. Enfin, le dossier biographique relevait, pour des motifs pédagogiques (et sans doute même scolaires), du cahier des charges. Pour être sincère, je m’en serais bien passé, n’ayant aucun goût (je le confesse) pour la biographie. Mais il m’a tout de même permis de revenir sur la question de la place des femmes et de leur rôle dans les jeux de pouvoir.

Découpage de la planche 1. © Vincent Sorel
Encrage de la planche 1. © Vincent Sorel
Mise en couleurs de la planche 1. © Vincent Sorel

Bien davantage que dans les autres volumes, vous citez abondamment des sources médiévales, que vous mettez dans la bouche de vos personnages. Est-ce la manière la plus simple de faire accéder votre lecteur aux mentalités médiévales ?

De nouveau, il s’agit d’un de ces choix initiaux fondamentaux que j’évoquais plus haut. Plus qu’à l’historiographie, je souhaitais initier les lecteurs à la connaissance directe des sources (sources écrites mais également iconographiques ou archéologiques) qui constituent le matériau de l’historien. À rebours des publicistes du roman national qui, en idéologues, s’affranchissent de toute connaissance de première main de la documentation historique, il me semble primordial de rappeler que les historiens travaillent toujours à partir des traces laissées par les sociétés du passé. À partir, mais sans en être dupes ni les répéter. Car l’un des enjeux réside aussi (surtout) dans la mise à distance de ces sources dont l’historien doit toujours faire la critique : mise à distance par le dessin (comme dans la performance théâtrale d’Adalbéron de Reims en faveur d’Hugues Capet), par l’humour (comme dans la réaction des dames aux poèmes de Marcabru ou de Cercamon), par la diversité polémique des sources elles-mêmes (comme dans la pluralité des discours sur les candidats au trône d’Angleterre en 1066), par le commentaire en off (comme avec la note précisant la nature tardive et reconstituée du discours mis dans la bouche d’Urbain II à Clermont en 1095). Enfin, comme vous le suggérez, donner à lire ou à voir des sources médiévales permet aussi une certaine familiarisation (fort modeste en vérité) avec les implicites idéologiques des hommes et des femmes de ce temps (je préfère le terme d’idéologie à celui de mentalité), comme ceux qui gouvernent la perception des hiérarchies sociales, les rapports du sacré et du profane, les relations avec la nature et le monde animal, les rapports entre hommes et femmes…

Quel public est visé ? Envisagez-vous cet album avant tout comme un outil pédagogique à destination des étudiants, qui pourraient, en un sens, remplacer les traditionnels manuels utilisés jusque-là ?

J’espère que l’album sera lu aussi bien par des étudiants en histoire que par de simples amateurs d’histoire et/ou de bande dessinée, et même par les lycéens. En effet, il a, comme toute la série, une ambition pédagogique. Et c’est la raison pour laquelle nous avons essayé, Vincent Sorel et moi, de le rendre simple et accessible, en particulier grâce à l’humour. En revanche, il n’y a pas de raison qu’il remplace les manuels ou ouvrages de synthèse à destination des étudiants de premier cycle. Car s’il peut éveiller une curiosité ou aider à se débarrasser d’un certain nombre d’idées reçues, il aborde de manière malgré tout trop simplificatrice nombre de sujets.

A plusieurs reprises, vous insistez sur le fait qu’on ne possède pas de sources nous permettant de représenter le visage des protagonistes, comme celui de Hugues Capet par exemple. Est-ce en raison de cette difficulté que vous avez adopté un dessin non réaliste ?
Il est évident que le dessin non réaliste permet d’éviter toute illusion rétrospective, en particulier sur les personnages. Il s’agit de prendre le contrepied des galeries des rois ou des images d’Épinal. Mais plus profondément, il s’agit aussi de rappeler que l’histoire n’est pas reconstitution ou résurrection du passé, mais tentative de compréhension du passé. Il s’agit de comprendre, de donner à comprendre, et non de chercher à faire revivre.

La tapisserie de Bayeux, qui est en réalité une broderie, occupe une place importante dans votre album : vous lui consacrez un chapitre de manière spécifique, elle revient, comme un fil rouge, dans la narration, et, au-delà, elle semble avoir influencé graphiquement l’ensemble de la bande dessinée ?

Oui, c’est une chance extraordinaire, notamment pour le dessinateur, de disposer d’une telle ressource iconographique, dont ne bénéficient pas les auteurs des volumes consacrés aux époques antérieures (ni même de toutes les époques postérieures). Le recours à l’imagerie du XIXe siècle, fut-ce pour s’en moquer, en devient inutile. Car au-delà de son sujet, la broderie de Bayeux contient de très nombreuses représentations de scènes, de lieux et de figures qui font entrer de plein pied dans le XIe siècle. En soi, cela justifiait de consacrer un chapitre à la conquête de l’Angleterre.
Mais elle a aussi fourni, en effet, une sorte de code graphique courant à travers tout le volume, non seulement parce que des scènes isolées (la scène de chasse au faucon par exemple) ou même de simples éléments extraits de leur scène d’origine (des outils, des animaux, des équipements agricoles, des mottes castrales, des motifs décoratifs…) se retrouvent dans de nombreux chapitres, mais aussi parce que le style de la broderie a souvent inspiré les dessins de Vincent Sorel, à commencer par la couverture du livre. Et si cela donne aux lecteurs l’envie d’aller à Bayeux pour l’admirer, et bien tant mieux, car les Anglais y sont souvent les plus nombreux !
La broderie ne constitue pas pour autant la seule source iconographique que nous utilisons. Comme les XIe-XIIe siècles correspondent à la réapparition de la sculpture monumentale, plusieurs décors d’églises (tympans, chapiteaux) ont également été mis à contribution, de même que toute une série d’enluminures (parfois postérieures aux Xe-XIe siècles) ou de vestiges archéologiques.

Ce travail graphique et littéraire vous a-t-il amené à vous poser de nouvelles questions ? Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté en tant qu’historien ? Envisagez-vous une autre incursion dans le monde du 9e Art ?

Pour être sincère, cette aventure n’a pas enrichi mon travail de chercheur et n’a pas élargi mon questionnaire. En revanche, elle m’a conduit à réfléchir à la manière d’exposer des questions historiques difficiles, dont les enjeux fondamentaux n’apparaissent en général plus du tout aux gens d’aujourd’hui, ni même parfois aux historiens d’autres périodes historiques. Quant à renouveler l’expérience, oui, je m’y prêterais volontiers, sur d’autres sujets ou d’une autre manière. Mais pas forcément à court terme car cela représente un investissement considérable, en termes de temps et d’attention, dont je n’avais pas mesuré l’ampleur !

(par Tristan MARTINE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791092530452

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