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Fabien Lacaf : " Le « Bal des chimères » a mis douze ans à se concrétiser."

Par Yves Alion le 19 juillet 2006                      Lien  
Soyons directs : « Le Bal des chimères », dont le second volet du diptyque (Albin Michel) est une pure merveille, qui marque de toute évidence un changement de braquet dans l'œuvre de Fabien Lacaf. Ses années de storyboard (pour « Vidocq » ou « Monsieur N. ») n'y sont sans doute pas pour rien : le trait a pris de l'assurance, le découpage de l'ambition. Nous l'avons rencontré pour vous.
Fabien Lacaf : " Le « Bal des chimères » a mis douze ans à se concrétiser."
Le Bal des Chimères
(Albin Michel)

Loin d’aligner des vignettes, Lacaf met manifestement en scène ses personnages et confère à chacune de ses pages une homogénéité graphique du plus bel effet. Ce qui n’empêche pas ce « Bal des chimères » d’être par ailleurs une histoire des plus troublantes, qui flirte avec le fantastique et touche à l’intime...

ACTUABD : L’histoire de ce « Bal des chimères » se clôt avec le second tome. C’était a priori la bonne respiration pour raconter cette histoire-là ?

FABIEN LACAF : Je ne crois pas qu’elle aurait mérité un troisième volet en tous cas. Même si je regrette un peu d’avoir dû accélérer dans les dernières pages au moment où l’on découvre la clé de l’énigme...

Tu t’es notamment illustré jusqu’à maintenant dans le domaine historique et dans le polar. Avec « Le Bal des chimères », tu te régales puisque tu mêles les deux genres avec gourmandise.

C’était effectivement l’attrait et le défi de cette aventure que de transposer une enquête policière dans un cadre qui ne lui correspond en général qu’assez peu. Mais j’aime bien le mélange des genres.

Mélange d’autant plus subtil que les deux albums proposent également le portrait d’une femme blessée, dont on ne découvre le lourd secret que progressivement. Tu touches à l’indicible ...

L’histoire émane au départ de Nelly Moriquand, qui est à la fois une férue d’Histoire, une scénariste hors pair et ma compagne... C’est une histoire qui tourne autour d’une femme. Nous y tenions d’autant plus que la bande dessinée parle en fait assez peu des femmes. Nous voulions faire ressentir les failles de cette femme qui est à la fois sensuelle et totalement effrayée par l’idée d’être approchée par un homme.

Ce sujet là est intemporel et universel. Pourquoi avoir choisi ce lieu, et ce moment là ?

La fin du XIXème siècle est pour nous une époque charnière dans laquelle la technique n’est pas encore envahissante. Le huis clos de cette ville de garnison isolée par la neige n’aurait pas été imaginable avec le développement du téléphone. Nous tenions à cette sorte d’insularité qui renforce la peur, le mystère. Quant à la région du Queyras c’est celle dont Nelly est originaire : sa photogénie et son âpreté nous plaisaient.

Vous poussez tous les deux le souci d’authenticité jusqu’à utiliser la langue parlée dans le coin à cette époque là...

Cette langue, c’est le gavot. Nelly a fait des recherches assez folles pour retrouver les mots et les expressions du gavot. Il doit rester aujourd’hui deux vieux perdus dans les montagnes qui la parlent encore. Par contre, elle a encore le souvenir de cette langue qu’elle entendait quand elle était enfant, et qui un compromis entre le provençal et quelques dialectes locaux. La région est une zone de frontières, elle suscite les rencontres. C’est une région que le cinéma pourrait visiter plus souvent, il aurait tout à y gagner...

Tu as fait du storyboard, et les références cinématographiques sont permanentes dans tes BD. Pour brosser le portrait de cette jeune femme parano, as-tu pensé à Répulsion, de Polanski ?

Bien entendu, même si le film nous enferme dans un appartement alors que mon histoire est très largement aérée. J’ai pensé en fait à plusieurs films qui brossent des portraits de femmes fragiles. J’aime l’ambiguïté du personnage : la femme qui est au centre de mon histoire est clairement attirée par les hommes, elle n’est pas insensible à une certaine sensualité. Mais elle ne peut pas franchir le pas d’une relation sexuelle, qui la renvoie à un traumatisme ancien. Reste à savoir si son aversion pour les choses du sexe suffisent à faire d’elle une meurtrière... En tous cas, la question est violente. Ce n’est pas par hasard si elle a tendance à s’évanouir quand la question se pose...

Même si l’époque n’est pas la même, « Le bal des chimères » partage avec « Le Nom de la rose » son huis clos, son enquête policière dans un milieu clos et adepte du secret de corps. Au monastère est substituée la garnison, mais les mécanismes sont les mêmes.

Il était capital que l’enquête se déroule en interne, que le flic soit un militaire. Nous avons d’ailleurs fait des recherches pour savoir comment les choses se déroulaient en cas de meurtre à cette époque là. La loi a changé en 1901, date à partir de laquelle la gendarmerie est devenue compétente dans un cas comme celui-là. Mais auparavant, il est plausible que ce soit un officier chevronné, en l’occurrence un colonel, qui soit envoyé en mission pour tirer les choses au clair. Nous nous sommes bien amusés avec ce personnage qui a toute notre sympathie, mais qui est coincé entre les obligations de sa charge et une propension qu’il n’avoue pas à se laisser séduire par la principale suspecte de l’affaire.

L’atmosphère est étouffante dans cette ville de garnison où il ne se passe pas grand chose, hormis l’assassinat de quelques officiers. En attendant tout le monde observe tout le monde...

J’avoue avoir voulu faire un clin d’œil au Désert des Tartares du romancier Dino Buzzati, mais aussi à Giono. Mais je tenais à mettre en scène des militaires. Sentimentalement et idéologiquement j’en suis loin, mais je tenais à les faire figurer en costumes d’apparat. Les soldats portaient des uniformes qui se voyaient, des pantalons garance et leur prestance est à l’unisson de la beauté du lieu.

Sur le plan graphique, les deux albums marquent comme une rupture avec tes travaux antérieurs. On se dit que le cahier des charges était doux et que tu t’es fait vraiment plaisir...

Cela n’a effectivement été que du plaisir. J’ai retrouvé le même plaisir qu’avec de grands storyboards quand mon rôle débordait un peu sur celui du décorateur. J’ai retrouvé le plaisir de l’aquarelle, celui de m’être lâché... D’ordinaire, je travaillais en petit format. Pour « Le Bal des chimères », je suis passé au grand format. J’avais d’avantage le sentiment de faire de la peinture.

C’est pour cela que l’on sent la nécessité de composer la page entière plutôt que d’aligner des vignettes...

Tout à fait. J’ai même été plus loin, puisque je définissais la double page avant de commencer à dessiner. J’ai storyboardé les pages en pensant que lorsqu’on lit une page, celle qui lui fait face est visible. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de faire déborder l’image sur les deux pages. Je pense par exemple, dans le tome 1 à la scène du bal.

C’est une page étonnante, qui tourbillonne avec les danseurs. Les personnages principaux sont dessinés avec netteté quand les autres « bénéficient » d’un certain flou... Il fallait oser !

C’est comme un jeu de l’oie. Je me suis repassé la scène de bal du départ et j’en ai conclu qu’il fallait que je parvienne à représenter une certaine subjectivité.

La ligne claire est bien loin dans une page comme celle-là. La liberté dont tu as joui semble assez équivalente à celle dont peut se targuer Bilal, par exemple...

L’occasion était belle de franchir un pas, quitte à revenir par la suite à de la bande dessinée plus traditionnelle. Mais ce n’est pas un désir soudain de ma part. J’ai fait des propositions graphiques pendant des années à certains éditeurs, qui me décourageaient et m’invitaient à retrouver une ligne claire moins dérangeante. Il faut quand même rappeler que ce projet du « Bal des chimères » a mis douze ans à se concrétiser. Mais je dois dire que j’ai rencontré chez Albin Michel un interlocuteur formidable, cela aide. Je devrais dire une interlocutrice, puisqu’il s’agit d’une femme. Je crois qu’il ne lui a pas été indifférent que le personnage principal soit une femme.

Tu vas continuer sur cette ligne là ?

Je crois que le plis est pris et qu’il sera difficile de faire marche arrière. Même quand il s’agit de projets moins personnels, comme celui que je suis en train de boucler actuellement, à savoir un bio de Bayard, qui fait partie d’une série de biographies régionales, avec celle de Mandrin, qui est faite, ou celle de Vauban, qui sera la suivante. Puis je m’attaquerai à un polar ayant pour cadre le Mont Saint-Michel.

Tu disais avoir fait de l’aquarelle. C’est pour cela que les teintes sont mates alors que nous sommes habitués à du brillant en matière de BD ?

Quand les dirigeants d’Albin Michel ont eu mes planches en main, ils ont convenu que c’était trop personnel pour qu’on le mette sur un papier glacé. Ils ont sorti le grand jeu, et je dois dire que la qualité de la reproduction est proprement incroyable. Je suis comblé. Mais en même temps, encore une fois, le chemin a été long... C’est Jean-Paul Rappeneau, avec qui j’avais travaillé sur Le Hussard sur le toit qui en avait eu la première version. Il avait aimé l’histoire et conclu que ce ferait un beau film. Dès que l’album est sorti de l’imprimerie, je lui en ai envoyé un exemplaire. Je rêve que cette histoire devienne un film !

Propos recueillis par Yves Alion

(par Yves Alion)

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En médaillon : Fabien Lacaf - Photo : D. Pasamonik

 
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