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Fabien Vehlmann : "J’ai une liberté d’écriture en BD que je n’aurai jamais dans l’audiovisuel"

Par Arnaud Claes (L’Agence BD) le 5 novembre 2006                      Lien  
Le 26ème festival Quai des Bulles propose une exposition consacrée à Fabien Vehlmann, sous le titre "SUPERvehlMANn, scénariste... le jour". Réalisée par Fred Lecaux et Nicoby, elle met en valeur avec humour un parcours déjà très riche, du magazine Spirou à l'écriture d'albums dans des genres aussi divers que la BD historique, la fantaisie humoristique, l'aventure, le conte philosophique, la SF...

Quel effet ça fait, à 34 ans, de voir toute une exposition consacrée à son travail ?

J’ai l’impression d’être un gros imposteur ! (rire) Non, c’est un honneur incroyable, d’autant que Nicolas et Fred ont fait un super boulot. Je ne vais pas cracher dans la soupe : je suis ravi ! Même si je me sens un peu mal à l’aise, parce que j’ai l’impression de ne pas mériter une attention pareille si vite.

Vous avez tout de même déjà un beau parcours derrière vous !

Oui et non : pour un scénariste de BD, je ne suis pas si productif que ça. C’est peut-être l’éclectisme qui donne cette impression, mais Sfar, Morvan, Corbeyran sont dix mille fois plus productifs que moi... De toute façon, un scénariste pour gagner sa vie en BD doit faire quatre ou cinq albums par an. L’exposition est ainsi faite que ça donne une impression de profusion : tant mieux, je trouve que ça met bien en valeur mon travail, mais je n’ai pas l’impression d’être si productif. Par contre, j’essaie de faire en sorte que tous mes albums, même si c’est aussi pour des raisons financières (il faut bien que je gagne ma vie régulièrement), je les fais toujours par passion. Je ne me suis jamais dit : je n’ai pas le choix, je suis obligé de faire ça. La grande chance que j’ai pour l’instant, c’est de pouvoir choisir mes projets.

Dans l’exposition, on peut lire vos commentaires à côté de certaines planches : dans quelle mesure avez-vous été associé à sa préparation ?

Fabien Vehlmann : "J'ai une liberté d'écriture en BD que je n'aurai jamais dans l'audiovisuel"
Expo Vehlmann
Un fouillis très étudié... et drôle !

Fred et Nico sont venus chez moi pour faire une sélection de documents, et d’ailleurs ces petits enfoirés en ont profité pour prendre des documents qui étaient au dos de certains de mes brouillons de découpages - des lettres, des CV... (rires) En même temps, c’est ce qui est drôle, ça donne l’impression qu’on a fouillé dans mes affaires ! Les planches qui sont présentées sont issues de ma "collection personnelle", puisque j’ai une espèce de deal avec les auteurs avec qui je travaille, c’est qu’ils m’offrent souvent une ou deux pages de l’album. Pour moi c’est quelque chose de magique, en tant que scénariste ça reste quelque chose qui me dépasse, une belle planche bien dessinée... Du coup, ça a permis aux organisateurs de l’expo d’avoir accès aux planches très rapidement, et aussi de me demander pourquoi j’avais choisi celles-là : souvent il y avait quelque chose d’affectif qui me reliait à elles, puisqu’en général, les auteurs acceptent de me donner les planches que j’ai choisies. C’est aussi un des avantages incroyables du métier ! (rires)

Vous semblez à l’aise dans des genres très différents : est-ce qu’il y en a un que vous préférez ?

C’est difficile à dire : j’aime tous les domaines, même si je ne suis pas encore sûr d’avoir fait mes preuves dans tous, loin de là. Par exemple, j’adore la science fiction : avec IAN on en a abordé un aspect, avec Des lendemains sans nuage un autre ; mais j’ai l’impression que c’est un genre dont je n’ai pas encore saisi toutes les clés. Bizarrement, l’humour, les pages de gags, un genre dans lequel j’étais, je trouve, plutôt à l’aise (j’en ai fait beaucoup dans Spirou), c’est quelque chose que j’ai complètement laissé de côté, pour des raisons conjoncturelles : mes séries humoristiques n’ont généralement pas duré. Peut-être que je ne suis pas drôle ! (rires) Donc c’est peut-être le seul genre que je n’ai pas encore exploré autant que je l’aurais voulu. J’ai des séries avec des consonances humoristiques, mais je ne désespère pas, un jour, de faire une vraie série de gags. Par ailleurs, j’ai peut-être une légère prédilection pour le monde de l’enfance : c’est une thématique qui revient souvent. A ce titre, Seuls est sans doute une des séries actuellement qui me tiennent le plus à cœur, parce que j’essaie de conserver un lien entre ce que j’ai été enfant et ce que j’essaie de leur communiquer aujourd’hui... En fait j’écris la BD que j’aurais voulu lire quand j’étais gamin, et pour l’instant, Seuls a l’air d’être bien accueilli par les mômes. Même dans Le marquis d’Anaon, qui est une série adulte, la thématique revient : les blessures d’enfance du héros reviennent à la surface au fur et à mesure qu’on avance.

Un scénariste caméléon

Comment est-ce que vos projets voient le jour aujourd’hui : est-ce vous qui allez vers les dessinateurs, les dessinateurs qui viennent vers vous, les éditeurs... ?

La plupart du temps, ce qui est à l’origine d’un projet, c’est la rencontre avec un auteur. Il est arrivé qu’un dessinateur me propose son univers, et là ça passe ou ça casse : soit je pense pouvoir faire quelque chose, soit non. Par exemple, pour La nuit de l’Inca, Frantz Duchazeau m’a apporté cet univers des Incas que je ne connaissais pas, et je me suis dit pourquoi pas. Plus récemment, Eric Sagot m’a proposé de faire quelque chose sur le bagne en Guyane : je ne connaissais pas bien cet univers, à part Papillon, le bouquin de Charrière et le film avec Steve Mc Queen et Dustin Hoffman. Des fois, ça prend du temps : Eric, je lui ai dit pourquoi pas, mais je n’ai pas trouvé l’angle tout de suite ; et puis à un moment, je me suis dit : ce qui serait intéressant et, je pense, contemporain comme approche, c’est de traiter d’une histoire d’amour entre deux prisonniers. Une fois que j’ai trouvé cet axe et qu’Eric l’a accepté, j’ai pu faire un récit que je n’avais pas fait avant : raconter une histoire d’amour entre deux mecs. Ça peut être un projet éditorial, ce qui a été le cas avec David Chauvel, qui m’a proposé à un moment de travailler sur une sorte de remake de film ; sur le moment j’ai dit non, parce que je n’avais pas le temps, et je ne savais pas par qui ça allait être dessiné. Or, j’ai généralement besoin de le savoir. Mais ça m’est resté en tête : un remake, je n’en avais jamais fait. Et puis, à un moment, c’est devenu important pour moi de le faire, très urgent -je fonctionne pas mal à l’urgence. J’ai dit oui, j’ai écrit le truc en un mois, je savais à peu près à ce moment-là qui allait le faire, c’est Sean Phillips, un Anglais ; il est à peu près terminé, il sortira soit en avril, soit en mai de l’année prochaine. Voilà un très grand plaisir d’écriture initié par un éditeur. Mais la plupart du temps, je rencontre le dessinateur ; j’ai parfois des projets à proposer, des thématique qui m’attirent. Si on tombe d’accord sur une de ces thématiques, que j’ai ce sentiment d’urgence que je recherche, et si ça tombe au bon moment, ça peut aller très vite.

Que regardent-ils tous ?...
La télé, pardi !

Au sein de l’expo, les petits dessins animés "Avez-vous déjà vu... ?" produits par Alain Chabat et à l’écriture desquels vous avez collaboré sont un point d’attention énorme pour les visiteurs : est-ce que l’écriture hors BD est quelque chose qui va prendre de l’importance dans votre carrière ?

Je vais avoir une réponse paradoxale : je préférerais que ça ne prenne pas trop de place. Mais, dans les faits, ça prend de la place, parce que l’audiovisuel est très chronophage. La série "Avez-vous déjà vu... ?" c’était 150 épisodes, il y en avait 20 qui avaient déjà été écrits par les créateurs de la série, Piano en particulier qui est le réalisateur, et David Garcia. J’ai accroché, c’étaient des gens qui travaillent dans la boîte de Chabat, avec qui j’ai des liens. Je leur ai proposé de bosser avec eux en pensant faire ça comme ça, et en fait 130 épisodes c’était vraiment beaucoup de travail, très intense, assez compliqué. Un vrai travail de brain storming. On travaillait toujours ensemble et il fallait systématiquement que ça plaise au réalisateur... Donc ça a pris pas mal de temps, et j’ai un peu peur de ça. En même temps, j’ai un projet d’animation avec Piano et Garcia pour France Télévisions, c’est encore trop tôt pour en parler, mais ça risque de prendre du temps ; et Benoît Féroumont, avec qui je fais Wondertown, m’a fait travailler sur un projet de long métrage depuis pas mal de temps, un truc qui s’appelle Maquerelle, un nom de sorcière en Belgique...

J’ai un projet de film déjà écrit, Noé, pour lequel on cherche des acteurs : on a le réalisateur, Frédéric Balekdjian (Les mauvais joueurs), qui a coécrit avec moi, mais ça peut capoter. C’est très paradoxal, parce que le cinéma prend beaucoup de temps, et tout peut s’arrêter d’un coup. La BD prend moins de temps et est plus régulière. En tout cas, étant donné mon statut de jeune bien implanté dans la BD, j’ai plus de facilité à dire : ce projet, je le fais, il sera sans doute accepté par un éditeur si je le défends, et un an ou deux après il est dans les bacs. En film, jamais ça n’a été le cas. En même temps, ça reste très excitant : le cinéma, l’animation sont des médias que j’adore, mais j’aimerais arriver à garder, idéalement, 60% de mon temps pour la BD, parce que j’ai une liberté d’écriture que je n’aurai jamais dans l’audiovisuel. On peut aborder tout ce qu’on veut en BD, faire des trucs très pointus comme des trucs très mainstream. Dans l’audiovisuel tout est plus compliqué, surtout si on veut faire des choses pointues. On vous demande aussi beaucoup plus de réécritures. En BD, on est dans une urgence, on avance ; dans le cinéma on reprend tout plusieurs fois, c’est même prévu par contrat : trois versions du synopsis, trois versions du scénario, et c’est souvent un minimum... Cela dit, je n’ai pas à me plaindre : sur le projet Noé, dans la boîte de Chabat, ils ont vraiment aidé mon projet à naître, ça s’est très bien passé. C’est seulement quand je compare avec la BD que je réalise que c’est quand même beaucoup plus compliqué.

SUPERvehlMANn dans ses oeuvres

Le titre de l’expo, c’est "SUPERvehlMANn, scénariste... le jour" : avec tous ces projets, vous travaillez aussi la nuit, non ?!

C’est un peu ça ! J’ai parfois ce que j’appelle des insomnies créatives : je me réveille la nuit, et pendant deux heures je ne peux pas dormir, jusqu’à ce qu’une idée dont je sens confusément qu’elle me tourne en tête finisse par sortir. De deux choses l’une : soit j’essaie de me rendormir en vain pendant deux heures, soit je profite de ce moment pour réfléchir à un scénario, et ça sort... Mais un des grands challenges que je me fixe en ce moment, ça serait justement d’être moins boulimique de projets, ce qui montre quand même que j’ai l’impression d’en faire un peu trop... Je m’investis dans beaucoup de choses à la fois, et je voudrais être sûr de les faire bien. Je voudrais aussi de prendre de vraies vacances, prévues à l’avance, c’est un autre de mes gros défis ! Actuellement je fais ça un peu à l’arrache, c’est-à-dire que quand je vois que je suis trop crevé, au bord de la crise de nerfs, je m’arrête quinze jours, et je plante tout le monde... J’adorerais arriver à calmer mes ardeurs, à mieux répartir mon temps de travail. De toute façon, quand on prend des vacances, on est dix fois plus productif après ! Donc ,je pense que j’arriverai à terme à travailler autant, mais mieux, et à plus me reposer. C’est ça mon vrai défi, pour éviter d’être scénariste mort le jour, et insomniaque la nuit !

(par Arnaud Claes (L’Agence BD))

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Photos : A. Claes

 
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