Nous aurons l’occasion d’en voir les ravages lorsque, arrivé un peu par hasard (ou y était-il destiné ?) à Alger la Blanche, notre héros fera s’abattre ses foudres sur les fanatiques du culte qui mettent la ville à feu et à sang. Adeptes de la Dogma Cubiste, une sorte d’islam robotisé et radical, ils lobotomisent un à un tous ceux qui se dressent en travers de leur route. C’était sans compter sur Fenice qui, à la barbarie du fanatisme, oppose l’idéal de liberté qu’il représente.
La narration de l’album est complexe. Elle est tantôt menée par la voix intérieure du jeune homme, tantôt par une autre voix qui s’éloigne de lui pour nous montrer des événements passés et futurs, parfois à des kilomètres de lui. Elle nous invite à relativiser sur la notion d’espace-temps, et sur les liens entre corps et esprit. Quasiment métaphysiques, les règles qui régissent cette narration obligent à des retours en arrière et on est souvent obligé de s’interrompre pour réfléchir et mettre de l’ordre dans toutes les idées qui sont développées.
Le graphisme, à l’image de ce récit en quatre dimensions, est de très grande qualité. On oserait les comparer aux ambiances de Bilal ou de Niheï, en plus furieux et moins ordonné, dans les jeux de couleurs notamment. Les personnages, cybernétisés, tatoués, estropiés, semblent à la frontière de l’humanité, dans leurs actes comme dans leur apparence. Seules rescapées de ce désassemblage en règle, la mère et la fille qui seront sauvées par Fenice. Si ce dernier incarne la liberté, elles représentent l’innocence.
Les références à la religion sont très nombreuses. On comprend que, dans le futur imaginé par les auteurs, tous les cultes traditionnels se sont "robotisés", et ont évolué de leur forme originelle vers des vénérations mathématico-mystiques. Plus qu’une critique de la notion de religion, on discerne dans leur discours une dénonciation du fanatisme, et une méfiance très forte quant à l’adoration que l’on voue aux machines et à la science.
Quand on referme Les Ombres du temps, on ressent presque de la frustration, car la fin ouverte offre plus de mystères que de réponses : sur le personnage, son monde, ses dieux. Il poursuit sa route, indifférent à nos interrogations, déjà prêt à affronter la prochaine aventure, puis la suivante, et la suivante, comme il semble l’avoir toujours fait.
C’est assurément une très bonne invitation vers les autres œuvres des auteurs, mais on regrettera peut-être le quasi hermétisme de l’album. S’il est graphiquement très beau, il faut faire un effort conséquent pour réussir à entrer dedans et comprendre ce qui nous est raconté. Les citations de Dante, les allers retours temporels et spatiaux, la double-voix de la narration, tous ces éléments font à la fois la particularité et les défauts de l’ouvrage.
Il saura assurément trouver son public, mais tout le monde n’appréciera pas l’expérience. Le mieux reste donc de s’y essayer...
(par Jaime Bonkowski de Passos)
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