En effet, cet arrêt peut être vu comme un nouveau signe indiquant que l’on arrive à la fin d’un cycle concernant les grandes séries fleuve qui ont marqué les années 2000, au Japon et en France : la question de la relève se pose au sein de l’emblème de la prépublication manga au Japon.
Alors que le Weekly Shonen Jump connaît une grave crise à la fin des années 1990, après les fins successives de Dragon Ball et Slam Dunk, le renouveau est assuré par l’installation en tête des classements et des ventes de trois titres : One Piece en 1997, puis Naruto en 1999 et enfin Bleach en 2001, tous trois proposés par de jeunes mangakas : Eiichiro Oda, Masashi Kishimoto et Tite Kubo.
Ces trois titres se déploient rapidement sous la forme de séries fleuve, modèle qui tendra à être appliqué aux nouveaux mangas qui émergent au sein du magazine.
Derrière ce trio se sont imposés dans ces années 2000 des shonen efficaces et de qualité comme Reborn, mais aussi Prince of Tennis, D-Gray Man , Eyeshield 21 ou encore Shaman King. On pourrait y ajouter la publication plus courte, mais à succès, de Death Note entre 2003 et 2006, de Gintama, manga comique débuté en 2003, ou, bien évidemment, celle très particulière en termes de rythme de Hunter X Hunter.
La fin des longues séries ?
Le succès de ces séries conduisent les éditeurs à vouloir les réorienter et les prolonger le plus longtemps possible, jusqu’à l’improbable et le ridicule bien souvent. La fin de Reborn !, est emblématique de ce phénomène. Le manga a débuté en avril 2004 au Japon, avant d’être pris sous licence par Glénat à partir de septembre 2006. Le manga a débuté comme gag-manga, avant d’évoluer en shonen de combat, autour du huitième tome. Cette reconversion a été un vrai succès, et le titre s’est imposé comme une valeur sûre du magazine pendant de nombreuses années. Mais les dernières années ont été dures, marquées par la baisse constante dans le classement au sein du magazine, jusqu’à un arrêt en catastrophe, relativement mal ficelé, passé les quarante volumes.
Ce cas n’est pas le premier, mais semble marquer la fin d’un cycle. Si le prolongement de Death Note avait déjà paru une erreur aux yeux de nombreux lecteurs – et des auteurs vraisemblablement si l’on regarde en ce sens la « morale » qui se construit dans Bakuman. – Eyeshield 21 connut aussi une fin d’abord inutilement rallongée puis abrupte, tandis que pour faire correctement tenir leurs séries sur la durée les auteurs de D-Gray Man et de Hunter x Hunter ont modifié leurs conditions de travail.
Une créativité qui s’essouffle
À présent pointe un nouveau souci : outre la fin de ces séries emblématiques des années 2000, le trio de tête de cette publication montre des signes d’épuisement, menaçant la stabilité du magazine. Si One Piece continue à exploser record sur record, et semble parti pour durer encore longtemps, Bleach dégringole dans le classement du Weekly Shonen Jump – même si ses ventes en volume restent honorables – et Naruto est dans sa dernière ligne droite. Il est donc plus qu’urgent de trouver des successeurs, alors même que jusque-là aucun véritable titre ne s’est immédiatement imposé comme un "hit".
Ce souci du renouvellement du catalogue au Japon concerne directement le paysage éditorial français. En effet, l’ensemble des titres jusque-là mentionnés ont été publiés en français par deux maisons d’édition : Glénat et Kana. La fin de ces différentes séries signifie pour elles aussi la fin d’un cycle. Si certains titres récents du catalogue "Jump"ont pu être licenciés par l’un ou l’autre de ces maisons – comme Nura le seigneur de Yokai ou Psyren – c’est à présent Kazé, en qualité de filiale de Viz-Shueisha, qui se chargera en priorité d’éditer les mangas de l’éditeur japonais. Les éditions récentes de Beelzebub ou de Toriko, ou celle à venir de Sket Dance, en témoignent.
Pour autant, au sein du Weekly Shonen Jump aucun des titres récents ne semble connaître ce succès imposant et immédiat que l’éditeur attend pour remplacer ses têtes d’affiche. Et lorsqu’il cherche à appliquer les recettes anciennes, à savoir orienter un titre vers le shonen de combat, cela échoue : une tentative en ce sens a été opérée avec Beelzebub, mais la sanction auprès du lectorat fut immédiate. Le manga ne retrouva son succès initial qu’en retournant à son modèle initiale mêlant comédie et bagarre.
Faute de trouver de nouveaux talents, Shueisha semble avoir misé sur des vétérans. Toriko, de Mitsutoshi Shimabukuro, fut ainsi accompagné et soutenu par le Weekly Shonen Jump qui a réussi à l’imposer comme remplaçant de Bleach au sein du classement du magazine (mais pas en termes de ventes de volumes…). Mitsutoshi Shimabukuro avait publié une série à succès, Seikimatsu Leader den Takeshi !, dans le Weekly Shonen Jump entre 1997 et 2002, dont la publication avait été interrompue après 24 volumes suite à un scandale sexuel impliquant le mangaka. Toriko a débuté en 2008 et s’est installé comme un pilier du Weekly Shonen Jump , susceptible d’occuper la place du troisième du trio de tête, à la place de Bleach.
Alors que Reborn ! s’achève, les chiffres de vente pour la première semaine de commercialisation de la nouvelle série à succès du Weekly Shonen Jump, Ansatsu Kyoushitsu, traduit par Assassination Classroom, de Yusei Matsui, sont publiés et se révèlent excellents. Ces deux phénomènes sont les témoins d’une évolution nécessaire du plus grand magazine de prépublication au Japon et des séries qu’il diffuse. Cette évolution aura des répercussions cruciales dans le paysage éditorial français dans les mois et années à venir.
Le premier tome de Assassination Classroom s’est vendu à plus de 120.000 exemplaires en une semaine, se classant sixième des ventes de cette semaine, loin derrière One Piece ou Evangelion, mais rivalisant avec les licences Prince of Tennis ou A certain magical Index, et devant des titres comme Sket Dance ou Vagabond. Ces très bons résultats confirment une tendance déjà observée par le positionnement, semaine après semaine, du titre au sein du sommaire du Weekly Shonen Jump. La série, qui compte une vingtaine de chapitres, s’est trouvée à deux exceptions près, toujours dans les cinq premières places de ce classement, ce qui témoigne d’une excellente réception des lecteurs du magazine.
Assassination Classroom semble répondre au même modèle que Toriko puisque Yusei Matsui est aussi un vétéran, l’auteur de Majin Tantei Nōgami Neuro, édité en France par Glénat sous le titre de Neuro, le mange-mystères, et publié au Japon entre 2005 et 2010. La question qui se pose alors est de savoir si ce succès sera à même de s’installer durablement dans le Weekly Shonen Jump et d’assurer la relève tant attendue des grandes séries du magazine, afin d’éviter la même chute des ventes à la fin des années 1990.
Kazé en embuscade ?
Le succès ou non de Assassination Classroom au Japon constitue également un enjeu qui concerne directement le paysage de l’édition manga en France : si succès il y a, pourra-t-il profiter à Glénat, au titre de la précédente publication de Neuro, ou tombera-t-il dans l’escarcelle de Kazé, par souci de cohérence du catalogue "Jump" chez l’éditeur et surtout pour ne pas passer à côté d’un large succès ? C’est l’image même de Glénat, éditeur historiquement associé à ce catalogue, qui se joue là. D’autant que si le succès de One Piece lui assure un certain confort, c’est ce confort qui permet l’édition d’œuvres plus rares, patrimoniales, comme celles d’Ishinomori (Le Voyage de Ryu, Cyborg 009), qui pour le moment ne trouvent pas leur public.
Derrière la passation de pouvoir entre séries qui se joue au Japon celle, éditoriale, en France s’opère également. Le renouveau des titres est indispensable à l’ensemble des éditeurs manga en France, puisqu’il faut alimenter toujours et encore un marché jugé par ailleurs saturé.
Dans ce contexte, les éditeurs espère davantage des séries courtes, moins risquées alors qu’au Japon on continue à privilégier le format "fleuve". Mais surtout, selon que ce renouveau des succès tient à de jeunes et nouveaux auteurs, comme on pouvait d’abord le croire, ou à des auteurs vétérans, comme cela semble se dessiner, ce ne devrait pas être les mêmes éditeurs en France qui pourront bénéficier de ces succès.
(par Aurélien Pigeat)
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