Ne prenez pas les islamo-conservateurs turcs pour des imbéciles. Ce sont des tacticiens très fins. À leur arrivée au pouvoir en 2002, ils avaient décidé la gratuité des livres scolaires. Une mesure bien accueillie par les familles, en particulier celles qui étaient les plus pauvres. Mais elle avait deux corolaires : elle mettait de facto leurs publications sous la tutelle de l’État, avec les implications idéologiques afférentes, et elle ruinait près de la moitié des points de vente de librairie en Turquie dont cette activité était une source de revenus cruciale.
Le groupe Doğan en Turquie ressemblait pas mal à notre groupe Lagardère à la même époque : une activité très diversifiée dans les médias (Hachette, Europe 1, Le Journal du Dimanche, Paris-Match…) et dans le commerce des armes (les missiles Matra). Le groupe Doğan opérait dans les domaines de l’énergie, du commerce, des médias, de l’industrie, de la finance, de l’assurance et du tourisme. Dans les médias, c’étaient les quotidiens populaires Hürriyet et Milliyet, l’hebdomadaire d’opposition Radikal, les chaînes de radio et de TV CNN Türk ou la très populaire chaîne du groupe de foot Galatasaray TV. Arrivé au pouvoir, le gouvernement de M. Erdogan sut les mettre au pas à coups de massue fiscale. Puis cela a été le démantèlement progressif qui s’est achevé voici quelques semaines par le rachat du groupe par son concurrent Demirören, réputé proche du pouvoir.
L’impact pour la presse satirique est important car, de la même façon que le groupe Lagardère a longtemps contrôlé la diffusion de la presse en France (NMPP puis Presstalis), le groupe Doğan contrôle la diffusion en kiosque de la plupart des journaux turcs importants et notamment des derniers titres de la presse satirique, LeMan et Uykusuz.
Une presse en voie de disparition ?
Le premier, créé en 1991 par Mehmet Çağçağ et Tuncay Akgün, ancien rédacteur en chef de Gırgır, le mythqiue hebdomadaire satirique turc, creuset de l’école de BD turque actuelle, a acquis rapidement la réputation de « Charlie Hebdo turc », l’équipe de Charlie, Wolinski le premier, était d’ailleurs proche de l’équipe du journal. Dynamique, le groupe LeMan a créé plusieurs mensuels dont Bayan Yanı, dirigé par Ramize Erer, le seul magazine de BD au monde dirigé par des femmes et destiné à un public féminin, et même féministe pourrait-on dire.
Le second, créé en 2007, par quelques jeunes dessinateurs dissidents de LeMan et de Penguen : Ersin Karabulut, Oky, Memo Tembelçizer et Barış Uygur, devint rapidement le plus populaire car mieux en phase avec le lectorat plus jeune.
L’un et l’autre, après la disparition de Penguen et de Gırgır, se sont trouvés confrontés avec le pouvoir, qui multiplie les assignations à leur encontre, et surtout avec une décrue des ventes, la société turque faisant le dos rond face à un régime de plus en plus autoritaire et les kiosquiers se trouvant moins enclins à mettre la presse satirique en avant, comme c’était le cas quelques années auparavant. À cela s’ajoute les difficultés traditionnelles de la presse d’aujourd’hui concurrencés par l’immédiateté d’Internet et des réseaux sociaux.
La tentation sera grande pour le nouveau groupe inféodé au pouvoir de mettre les bâtons dans les toues de la presse d’opposition dès lors qu’il contrôle leur diffusion.
L’ambiance est maussade dans les rédactions où l’on voit arriver ces développements d’un mauvais œil. Comment redéployer leur activité dans ces conditions ? Par la voie d’Internet ? Il faut rappeler que nous sommes dans un pays où Facebook est interdit par un gouvernement qui tente de bloquer les vidéos qui le mettent en cause et où les moteurs de recherche de type Google sont filtrés par des officines de censure. Par une diffusion directe ? Cela demande des moyens considérables à l’échelle de la Turquie.
Inutile de dire qu’en Turquie, les dessinateurs broient du noir.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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