Le livre 1 n’était donc qu’un leurre. Les pérégrinations de Miss Zabo, Créole âgée de 18 ans quittant la Nouvelle-Orléans pour retrouver son jeune frère, un prétexte. Car c’est bien Isa, ici vieille femme de 98 ans, qui monopolise le récit du livre 2. Mais pouvait-il en être autrement ? Les Passagers du vent – titre admirable – sont en effet conçus pour suivre les aventures de cette noble ballottée au gré de ses rencontres ? de l’Afrique jusqu’à l’Amérique. Isa devait évidemment conclure la série. Ainsi, si le flash-back du premier tome sur les débuts de l’indépendante brunette en Louisiane dure une vingtaine de pages, celui du second en remplit deux fois plus. Le fil des souvenirs de l’arrière-grand-mère de Zabo se déroule sur les rives du Mississippi. Une vie rêvée, où la dessinatrice un peu fille des bois s’épanouit auprès de l’éditeur Louis Murrait et de son séduisant fils Jean. Un spectre de joies, de peines, de bonheurs et de tragédies qui couvre les dernières années du XVIIIe siècle pour trouver son écho pendant la Guerre de Sécession, période troublée durant laquelle Isa raconte son histoire à Zabo.
Mais finalement, peut-être que tout cela n’est encore une fois qu’une diversion ? Si Zabo, représentée sur les deux couvertures, est le témoin, et Isa la conteuse, la véritable héroïne de cette histoire est plus discrète mais donne son nom et son âme aux deux derniers albums. La petite fille Bois-Caïman, métisse dans un pays esclavagiste, est le fil rouge d’un récit qui peut se lire comme une leçon de vie.
Si les cinq premiers épisodes des Passagers du vent voyaient Isa confrontée à la traite négrière, les deux derniers l’arrachent au rôle de spectatrice ou d’arbitre pour la placer dans l’œil du cyclone. Cette fois, elle ressent le poids de l’esclavage dans sa chair puisque sa fille, conçue en Afrique, est de sang mêlé. Pour la garder auprès d’elle en Louisiane, Isa doit donc faire une fausse déclaration en la présentant comme la fille d’un prétendu frère défunt et d’une esclave. Le stratagème fonctionne, toutefois les autorités ne l’inscrivent pas dans les registres comme une nièce, mais comme un vulgaire bien mobilier reçu en héritage. De quoi donner à Isa la nausée et l’envie de quitter le pays illico. « Pour aller vivre où ?..., lui rétorque Louis Murrait. Là ou les Blancs et Noirs sont égaux ? Nous ne sommes pas en Utopie, Isa ! »
Vivre à l’écart de la ville atténue cependant les difficultés et évite le mépris des autres Louisianais. Mais la violence rattrape l’existence paisible des habitants de « Lananette ». Et le dénouement, dramatique, reste ancré dans la mémoire d’Isa, plus de soixante ans après les faits. Le récit qu’elle fait à son arrière-petite-fille est une confession qui éclaire certaines zones d’ombre, comme l’origine de cette atroce cicatrice qui lui barre une moitié du visage ou la raison pour laquelle Isa et Zabo sont les diminutifs du même prénom. Mais finalement, le but de la vieille femme est de soulager son âme en révélant un doux secret de famille, pour faire comprendre à Zabo, entourée depuis toujours par des esclaves, qu’une femme blanche peut tomber follement amoureuse d’un homme noir.
Avec ce second tome du diptyque final, François Bourgeon clôt Les Passagers du vent de très belle manière. Après un premier album introduction à la construction un peu bancale (le soudain changement de point de vue et de rythme avec l’apparition du flash-back aux deux tiers de l’album), la suite reprend la main, donne plus de place à Isa et recolle parfaitement les morceaux du puzzle (l’ensemble aurait certainement gagné à être publié en un seul volume).
Toujours parfaitement documenté, l’auteur continue son exploration d’une période et d’une région que l’on a rarement l’habitude de rencontrer en bande dessinée. Même la Guerre de Sécession, pourtant plus commune, prend un coup de jeune en étant abordée de manière indirecte, loin des villes et des champs de bataille. Ce souci de l’originalité ne surprendra personne, car Bourgeon est de l’étoffe des précurseurs. Et le fait de toujours choisir ses personnages principaux parmi les représentantes du sexe dit faible (une expression qui devient franchement cocasse lorsqu’on connaît l’indépendance d’esprit, la force de caractère et l’impétuosité de ces héroïnes) n’est pas le moindre de ses apports à la bande dessinée. Pour La Petite Fille Bois-Caïman, elles sont d’ailleurs trois à se partager le haut de l’affiche. Le lecteur qui a suivi la vie d’Isa depuis La fille sous la dunette aura certainement une petite préférence pour cette dernière, ce qui lui vaudra de refermer l’album avec une fameuse dose de nostalgie.
(par Thierry Lemaire)
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