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Fred Duval (Jour J) : "la bande dessinée a plus changé dans ces trois dernières années qu’elle ne l’a fait dans les dix années précédentes."

Par Charles-Louis Detournay le 24 avril 2010                      Lien  
Une nouvelle série multi-dessinateurs voit le jour chez Delcourt, inspirée par Fred Blanchard, et scénarisée par deux poids lourds de {Série B} : Fred Duval & Jean-Pierre Pécau. Ils explorent les moments forts de l'Histoire, en imaginant ce qui aurait pu se passer si un grain de sable avait pu faire déraper le cours du temps.

C’est Fred Blanchard qui est venu vous trouver avec le concept de Jour J ?

Fred Duval (Jour J) : "la bande dessinée a plus changé dans ces trois dernières années qu'elle ne l'a fait dans les dix années précédentes."Oui, il faut dire qu’avec Fred Blanchard, on se connaît depuis longtemps. En 1993, vers la fin de 500 Fusils, Fred s’est dit que quitte à faire un tel travail de design pour un album, autant le réaliser pour une collection, et c’est ainsi qu’est née Série B. Il s’était également occupé du tome 4 d’Aquablue car il travaillait avec Olivier Vatine dans le dessin animé, et c’est ainsi que la petite équipe s’est composée. Pour lancer Série B, nous avons imaginé cette héroïne, Carmen McCallum et, dans la foulée, Jean-Pierre Pécau est arrivé assez vite avec Nash, puis cela a également l’entrée en scène de Travis avec Christophe Quet et la machine était lancée. Tout ça pour dire qu’on se connait donc tous les trois depuis des années. On a eu des discussions animées, mais jamais de disputes en dix-sept ans ! De plus, Jean-Pierre Pécau et moi avons toujours pensé travailler ensemble et, quand Fred Blanchard est venu nous proposer les croquis du projet de Jour J, on en a embrayé !

Que recherchait Fred Blanchard en vous associant, Jean-Pierre Pécau et vous, dans cette écriture ?

C’est son rôle de directeur de collection : pouvoir sentir qu’une alchimie va sans doute se créer. C’est d’ailleurs un projet qu’il a depuis longtemps, car après la leçon d’humilité que nous avons reçue avec Travis Karmatronics, il avait déjà dit que, s’il redessinait un album, il aurait aimé qu’on en signe tous les deux le scénario. Cette envie de collaborer avec Jean-Pierre était déjà présente au début de Série B mais, à l’époque, je trouvais que cela allait trop vite et que nous devions tout d’abord chacun faire nos preuves. Sans prétention, je pense qu’on a prouvé ce qu’on savait faire et nous avons donc concrétisé cette envie commune. J’avais moi-même trop de séries en cours pour aborder Jour J sans aide, et il en était de même pour Jean-Pierre Pécau avec Histoire secrète, et ses autres séries. On joignait donc l’utile à l’agréable dans cette collaboration.

Quel sont vos avantages complémentaires dans ce travail d’écriture ? Il gère plus l’Histoire et vous la fiction ?

En réalité, nous ne travaillons bien sûr pas de manière si divisée : nous partageons des repas avec Jean-Pierre Pécau et Fred Blanchard, pendant lesquels on rassemble toutes nos idées sur un thème. Arrivé au café, on dresse alors le squelette de l’album et Jean-Pierre part avec cet embryon pour écrire les dialogues, comme dans une pièce de théâtre. Et c’est là qu’il m’a botté le cul : Il a une capacité d’écriture hallucinante ! Jean-Pierre aborde chacun de ses albums d’une traite, l’écrivant de bout en bout, alors que pour ma part, je mélange mes diverses avancées scénaristiques selon mes envies et surtout, j’ai l’habitude de rebondir avec le travail du dessinateur.

Vous avez donc dû apprendre à coordonner vos différents rythmes personnels ?

Oui, lorsque Jean-Pierre m’a envoyé en quelques jours le dialogue du premier tome pour que je le découpe, il m’a fallu plus de temps pour faire ma part de travail, à savoir poser les lieux et le cadre, découper et finaliser l’ensemble. On est parti sur cette base car, de notre point de vue, Jean-Pierre écrit de meilleurs dialogues que moi, alors que pour ma part, je structure peut-être plus clairement. Alors, bien entendu, pour les besoins de l’intrigue, il m’arrive d’intervertir des scènes, de rajouter des dialogues, voire des scènes complètes, mais alors je lui renvoie juste le contenu à dialoguer, histoire de conserver une homogénéité de ton.

Le prochain tome : Paris est occupé par les soviétiques, découpée comme l’était Berlin !

Vous aviez une envie bien définie de vous plonger dans une série multi-dessinateurs ?

Cela faisait quelques temps que je me rendais compte que notre métier changeait en même temps que la bande dessinée. Et j’avais besoin de me retrouver embarqué dans une aventure pareille. Au départ, cela m’a même paru une folie furieuse, car on me parlait d’albums qui sortiraient dans deux ans, alors que normalement, je travaille dans des délais plus courts, et c’est là où l’expérience de Fred et Jean-Pierre sur Histoire secrète était primordiale ! Avec Code McCallum, j’avais déjà pu aborder l’écriture plus rapide, car nous avons sorti cinq albums en quatre ans. Pour Jour J, j’ai donc pu bénéficier de cette sécurité d’entourage de mes deux amis pour aborder sereinement ce nouveau concept d’écriture pour plusieurs dessinateurs.

Ce changement d’orientation est pour vous une nécessité ?

Je n’ai qu’une quinzaine d’année d’expérience, mais je trouve que la bande dessinée a plus changé dans ces trois dernières années qu’elle ne l’a fait dans les dix ans précédentes. Le public n’a plus envie d’attendre six années pour finaliser un cycle de Travis, ou quatre années pour terminer une intrigue de Carmen. Je pense que cela vient des séries télévisées qui sont devenues ambitieuses et de qualité et du manga qui permet de toucher à un volume et une densité d’écriture incroyable. Ces ‘films’ de douze heures, ou des récits de plus de 5000 pages comme Monster ou 20th Century Boys donnent cette envie d’immédiateté ou en tout cas de production conséquente et plus ‘rapide’. Le public en a pris l’habitude.

C’est le grand retour de Colin Wilson à la bande dessinée franco-belge après avoir passé la main pour la Jeunesse de Blueberry. On nous promet un album prenant pour cet assassinat de président en 1973. Mais ce sera finalement le dernier sorti de cette première fournée !

En lien avec votre uchronie réaliste qui est lancée dès le début de cet album de Jour J, vous prenez néanmoins une bonne dizaine de pages pour présenter l’un de vos personnages principaux ?

C’est un choix que nous avons posé car, au sein des uchronies présentées, nous voulions nous attacher à des personnages emblématiques. Ainsi, dans le cas de ce premier tome, les Russes sont sur la Lune, nous voulions aussi faire passer les Américains, plutôt individualistes, comme une communauté, et les Russes collectivistes par un seul individu. Quand je reçois des compliments sur mon travail, ceux qui me touchent le plus sont les évocations de mes personnages ! Alors, c’est le vrai dilemme de l’album : moins de pages sur les personnages donnent plus de place à l’uchronie, mais je pense qu’il faut un bon mélange des deux pour s’accaparer du principe de la série. Surtout que les héros ne sont pas récurrents d’une histoire à l’autre : il faut donc qu’ils soient clairement perçus par le lecteur.

Sans chercher à le dévoiler, on est étonné par le ressort de l’intrigue que vous développez vers les deux-tiers du récit : c’est plein de candeur, voire de naïveté ?

Nous voulions souffler le chaud et le froid, ne pas utiliser cette idée en hommage à Kubrick dans un concept trop fleur bleue. Jean-Pierre écrit des scénarios plus durs que les miens, alors que je joue sans doute plus sur les sentiments. Cela a donc été tout un jeu de trouver un ton commun entre nos deux styles respectifs. Cela sera sans doute plus clair lorsque plusieurs tomes seront parus, mais vous pourrez vous rendre compte que chaque point uchronique, ce « Et si » qui nous tient à cœur, va déboucher sur un événement mondial et inédit, qui finalement va bouleverser l’Humanité. Nous n’avons pas encore trop de retour de cela, car les lecteurs sont habitués à des univers complètement modifiés, comme Nico, Hauteville House, Empire ou le Grand Jeu. Mais dans Jour J, nous voulons rester très réalistes tout faisant prendre conscience de ce qu’un petit caillou ou une tempête trop appuyée peuvent apporter comme changement décisif.

Pour Nico, vous avez donc totalement ré-imaginé les années soixante boostées par un apport de technologie extra-terrestre, issu d’un ovni écrasé à Roswell. Comment cette idée vous est-elle venue ?

Je me suis calé sur le dessin de Philippe Berthet et je lui ai proposé ce concept de rétro-futur : évoquer une période passée avec des changements futuristes. Il a tout de suite embrayé, partageant avec moi quelques titres emblématiques comme F.52 de Chaland et Sabotage de Torrès. On a décidé de l’appliquer à la Terre entière, et je suis reparti de là pour rebrousser chemin en me demandant ce qui avait dû se produire pour que ce changement ait déjà eu lieu en 1966.

Le questionnement est à l’inverse de Jour J, pour lequel vous partez d’une hypothèse pour développer une succession aussi réaliste que possible. À ce jeu, toutes les idées ne donnent peut-être pas de contenu suffisant pour un récit ?

Effectivement, on a développé John Lennon qui échappe à son attentat, rentre en Angleterre, affronte Thatcher et devient Premier Ministre. En la travaillant, je me suis effectivement rendu compte que nous n’allions pas tenir tous les impératifs fixés, mais nous avons voulu aller au bout du délire juste pour voir ce que cela allait donner. Finalement, c’est chez Delcourt qu’on nous a demandé de laisser tomber car cela n’était pas assez crédible. Et c’est bien entendu arrivé sur d’autres idées, qu’on a développées, puis laisser tomber, mais c’est ce qui rend le travail et la collaboration intéressants !

Un petit mot sur les prochains tomes ?

L’assassinat du président en 1973 nous a également fait beaucoup gamberger, mais c’est un scénario dont je suis très fier et qui réservera sûrement des surprises au lecteur. Le président sera-t-il Nixon .. ou Kennedy ? Vous verrez, mais il faudra de la patience car cet album dessiné par Colin Wilson sera le dernier des cinq premiers tomes proposés. Le diptyque sur la Guerre 14-18 se rapproche plus de l’Arme fatale dans lequel on ressuscite Bonnot qui s’affronte avec un certain policier des Brigades du Tigre : c’est la confrontation entre l’anarchiste et le flic sécuritaire qui se rapproche du débat contemporain. Pour sa part, le prochain tome évoquera l’après-guerre 40-45 dans laquelle Paris aurait été découpée comme Berlin en son temps, ce sera donc plus une uchronie politique.

Donc, mis-à-part le processus engagé, il n’y a pas de lien entre les tomes ? Excepté le diptyque 3-4, pas besoin d’avoir lu le premier pour ouvrir le second ou le cinquième ?

Tout-à-fait. D’ailleurs, quand il y aura huit ou douze volumes et qu’un lecteur voudra entamer sa lecture, il pourra le faire avec l’album qu’il aura devant lui, sans se prendre la tête. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai découvert Tintin, avec le Temple du Soleil, ce qui ne m’a pas empêché de comprendre l’intrigue et m’a donné envie de le lire les autres. On va donc remettre le titre en jeu à chaque one-shot de Jour J. Après avoir fait des récits plus compliqués depuis des années, avec des cycles de cinq-six volumes pour Travis ou Carmen, j’aspire à cette écriture plus simple, et on se fait plaisir. Et je ne vous parle pas de Jean-Pierre et ces dix-huit tomes d’Histoire secrète !

Si l’accueil du public se confirme, la série de Jour J comptera donc plus de cinq tomes ?

Nous travaillons déjà sur trois autres récits ! Mai 68, l’hélicoptère de De Gaulle s’écrase, l’imagination prend le pouvoir. Et nous prenons le récit quelques années plus tard, lorsque Mitterrand & Co vont signer la fin de la récréation. Un autre récit évoquera l’avenir des colonies, et ce qui ce serait déroulé si la France s’y était accrochée. On va également sortir du XXe siècle avec un projet plus impérial, mais je vous en laisse la surprise...

Concernant vos autres séries, où en sommes-nous ?

Meteors se termine avec ce troisième tome. La série réalise des ventes acceptables sans être à la hauteur des aspirations que l’on avait fondées. J’avais prévu neuf tomes, mais je préfère garder certaines bonnes idées pour d’autres séries qui trouveront peut-être plus leur public. Puis le dessinateur Philippe Ogaki change d’univers en lançant une série pour enfants qui correspond bien mieux à son style. Pour Carmen, nous sommes donc dans un cycle de quatre albums, et je suis très heureux de travailler sur le troisième (le tome 11) qui se passe en Nouvelle-Calédonie. Pour Travis, avec Christophe Quet, on termine d’abord le quatrième tome du Casse, puis on enchaînera avec le prochain Travis pour lequel on avait déjà réalisé quelques pages. Cela se déroulera dans New York, un tome fort charpenté ! Et Hauteville House marche fort bien : on avait peut-être été plus faible pour la fin du premier cycle, mais ce sixième tome était selon moi le plus intéressant et le mieux écrit. On fera le maximum pour que cela se prolonge dans les prochains tomes.

(par Charles-Louis Detournay)

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De Fred Duval :
- Lire également son interview : "Je n’ai pas envie de faire les bouquins que les lecteurs attendent"
- Voir ses interviews vidéos : "Souvent dans mes histoires, mes personnages vivent une addiction assez lourde" et "J’ai toujours traité Carmen et Travis au premier degré"

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