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Frédéric Brument (Éditions Wombat) : « ‘Tout s’allume’ avait 30 ans d’avance. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 mars 2012                      Lien  
Les petites éditions Wombat se consacrent avant tout à la littérature. En publiant "Tout s'allume" de Gébé, ils font un "pas de côté" qui se concrétise par la publications dans une collection intitulée "Les Iconoclastes" d'œuvres d'écrivains qui dessinent ou de dessinateurs qui écrivent. Rencontre.

Frédéric Brument (Éditions Wombat) : « ‘Tout s'allume' avait 30 ans d'avance. »Vous êtes un nouveau venu dans l’édition de la BD ?

Nous sommes trois associés, Fanny Clavurier qui est dans l’édition depuis une dizaine d’années et qui s’occupe de la fabrication et des maquettes, Silvain Chupin qui est traducteur de l’anglais et du japonais et correcteur, et moi-même, dans l’édition de littérature générale depuis une quinzaine d’années. Notre première collection, Les Insensés, porte sur la littérature d’humour, c’est à dire en gros l’école Hara Kiri : On a édité Delfeil de Ton, on édite et réédite Topor, notamment tout son travail de nouvelliste : on a réédité Les Mémoires d’un vieux con et publié un inédit, Vaches noires.

On publie aussi les humoristes de l’école du New Yorker : Robert Benchley, Will Cuppy [1] , Sydney Joseph Perelman,...

Gébé
Photo DR

Plusieurs de ces auteurs, que ce soit Gébé ou Topor pour les Français, ou James Thurber pour les Américains sont à la fois écrivains et dessinateurs. Il était donc tout à fait normal qu’à côté de la collection Les Insensés, on ait celle des Iconoclastes, qui est un peu le pendant graphique de ces écoles.

C’est une petite collection qui comportera un ou deux titres par an, avec des œuvres très choisies, dont ce Tout s’allume de Gébé.

Comment voyez-vous le marché de la BD, disons, "de l’extérieur", car on peut vous dire : "bienvenue au club, encore un éditeur de plus !" ?

Je comprends ce que vous voulez dire. Je suis un lecteur de bande dessinée depuis toujours. J’ai suivi très assidument ce qui se faisait depuis le début des années 1990. J’avais publié Gébé avec un recueil de nouvelles au Dilettante en 2002. Gébé n’est donc pas une découverte récente pour moi. Quant à Pacôme Thiellement qui écrit la postface de ce livre, il était à ma connaissance la seule personne qui avait fait un dossier critique assez fourni sur Gébé, c’était dans le deuxième volume de L’Éprouvette. Il me semblait normal, étant donné qu’il travaille beaucoup sur l’école Hara Kiri et qu’il avait en particulier fait des analyses sur l’œuvre méconnue de Gébé, de faire appel à lui pour souligner l’importance de Tout s’allume dans l’œuvre de Gébé.

On y ajoute une préface de Raoul Vaneigem, l’auteur du célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), l’un des bréviaires de Mai 68...

Oui, et l’une des figures du Situationnisme. C’est vrai que cela ramène à l’ouvrage de Gébé, L’An 01, issu de "l’après-68" : la prépublication a lieu en 1970 dans Politique-Hebdo puis dans Charlie Mensuel. Gébé avait travaillé sur les espoirs de cette génération qui était très libertaire. À l’époque, Hara Kiri et Charlie Hebdo étaient en dehors de tout parti. Ils n’étaient pas les porte-paroles d’un mouvement politique, ils étaient "hors-système". C’est pourquoi ils intéressent Raoul Vaneigem. Tout s’allume se demande comment remettre l’homme au cœur d’un système de plus en plus déshumanisé.

"Tout s’allume" a été publié pour la première fois en feuilleton dans Charlie-Hebdo puis en recueil dans Charlie Mensuel en 1979.

Il nous a semblé qu’il y avait une communauté fondamentale de pensée. Quand on a sollicité Raoul Vaneigem pour cette préface, il se souvenait très bien de Gébé et de ses œuvres, notamment L’An 01, et il a tout de suite accepté. C’est une bande dessinée politique, avec un aspect utopique ou contre-utopique, et de l’humour comme toujours chez Gébé qui n’est jamais dans le message didactique.

Pour quelqu’un qui le découvrirait aujourd’hui, cette œuvre est-elle pour autant datée ? Car il n’est pas dans la séduction facile, il faut entrer dans ce dessin-là...

C’est vrai, il a un côté cérébral. Il a été dessinateur pour la SNCF. Venir de La Vie du rail pour entrer à Hara Kiri, c’était quand même un énorme pas de côté ! Ce qui est intéressant dans cette bande assez expérimentale, c’est qu’il arrive à aménager plusieurs continuités narratives. Ces planches ont été publiées en grand format dans Charlie Hebdo durant l’été 1979. Il y a une réflexion sur le rapport texte-dessin qui est très brillante, très en avance, très moderne, tout en restant très accessible, très lisible. Il garde une force dans des thèmes qu’il est le seul à aborder.

La nouvelle génération a redécouvert L’An 01 grâce à la réédition de L’Association, le film continue à beaucoup circuler. Elle est très interpellée par des phénomènes comme les Indignés. Or, Tout s’allume offre un écho évident avec ces phénomènes. Il y a une réflexion par rapport au système et à ses errances, des intuitions, des questionnements très forts que l’on trouve déjà dans Tout s’allume avec plus de 30 ans d’avance.

"Tout s’allume" de Gébé
(c) Ed. Wombat

Gébé est une avant-garde sans la conscience d’être une avant-garde ou sans la prétention d’en être une ?

Cette question est très juste. Il y avait dans Hara Kiri des années 1960-1980 une forme d’avant-garde qui s’exprimait, et c’est ce qui me touche, d’une façon populaire. Je crois que Choron est une avant-garde, mais une avant-garde intuitive et qui pouvait parler à tous. Pacôme Thiellement parle dans la postface parle du "geste artistique" de Choron qu’il analyse comme une avant-garde, mais une avant-garde populaire.

Une des raisons est que tous les fondateurs d’Hara Kiri étaient des hommes "hors caste". Ils ne venaient pas d’universités : ils venaient de milieux populaires, ont quitté l’école très jeune - Choron était fils de garde-barrière et a travaillé à l’usine ; Cavanna, fils de maçon, pareil ; Reiser travaillait aux Vins Nicolas et était fils d’une mère célibataire ; Gébé travaillait à la SNCF... C’étaient des gens qui étaient des déclassés, très modestes, qui ont réinventé le journalisme, le dessin de presse, trouvé des formules de bande dessinée tout à fait nouvelles comme Gébé avec Berck en 1965 qui est à mon sens la bande dessinée la plus anarchiste qui existe.

C’étaient des gens qui par la liberté qu’ils avaient conquise de haute lutte en se battant comme des chiens avec le pouvoir en place, pouvaient en être très fiers, elle leur permettait de faire ce qu’ils voulaient. C’étaient des journaux sans publicité qui ne dépendaient de personne. En même temps, ils n’avaient jamais oublié les milieux d’où ils venaient.

L’avant-garde s’est elle aujourd’hui "embourgeoisée" ?

Pas forcément dans les intentions. Ce qui a beaucoup changé, dans le milieu de la bande dessinée, c’est la difficulté de faire vivre une revue. Quand on ouvre les premiers Charlie Mensuel, les premiers (A Suivre), les premiers Fluide Glacial, les premiers Écho des Savanes de l’époque Mandryka, quelle liberté il y avait dedans ! Il y avait pour les jeunes auteurs la possibilité de publier leur travail sans le couperet immédiat du premier album qui marche ou qui ne marche pas. Il y avait vraiment un espace de liberté qui manque aujourd’hui. Peut-être y a-t-il les blogs. Mais il y avait une émulation dans ces revues qui rendait les choses beaucoup plus saines et qui permettaient aux auteurs de se développer. Dans ces revues, il y avait toujours des surprises, avec les errances des expérimentations qui ne marchent pas.

L’expérimentation sur l’Internet est-elle moins pertinente que celle d’hier ?

Je ne sais pas si elle est moins pertinente mais il y a quand même une différence entre un blog et une revue de BD : les auteurs qui y amenaient leurs planches, même s’ils étaient payés peu, étaient payés ; la plupart des auteurs ne vivaient pas de leurs ventes d’albums mais de leur travail hebdomadaire ou mensuel à Hara Kiri ou Métal Hurlant, même si c’était parfois symbolique. Sur leurs blogs, leurs dessins ne rapportent pas d’argent, ce qui fait qu’il y a une pression du marché bien plus forte qu’avant. Le marché s’est durci d’une certaine façon. La multiplication des petits éditeurs va-t-elle combler ce manque ? C’est une ouverture possible.

Je suis le marché de la BD depuis les années 1980 et j’ai étudié ce qui se passait dans les années 1970. Il fonctionne par décennies et par enthousiasmes.

Les années 1975-1985, cela a été l’enthousiasme avec toutes les nouvelles revues qui se lancent et les maisons d’édition qui viennent avec : Les éditions du Fromage, Les Humanos, Audie... avec un énorme essor qui se professionnalise vers 1985 avec le rachat de ces revues.

Entre 1985 et 1995, il y a une dépression, des groupes qui se referment, des revues qui meurent... Puis une nouvelle bulle d’enthousiasme dans la décennie 1995-2005, dopée par le manga, il ne faut pas l’oublier.

Là, j’ai l’impression que nous sommes de nouveau dans une situation où les professionnels parlent de surproduction, voient les ventes moyennes baisser comme dans l’édition généraliste.

Il faut donc être très prudent quand on aborde la BD. Nous sommes des éditeurs généralistes, nous faisons cette collection non pas pour faire "une collection de plus" mais afin qu’elle corresponde profondément aux artistes sur lesquels on travaille.

Quand Topor se levait le matin, il ne se disait pas : "est-ce que je suis un auteur de dessins ou de textes ?". Gébé non plus. Ses "dazibaos" dans Charlie Hebdo sont des œuvres avant tout. Notre entrée dans la BD est naturelle car c’est un travail sur nos auteurs.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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En médaillon : Frédéric Brument. Photo Cédric Vigneault.

[1Auteur d’une œuvre à laquelle cette maison d’édition emprunte le nom : Comment attirer le Wombat ( 1941 ).

 
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2 Messages :
  • Vous légendez une illustration : « "Tout s’allume" a été pubié pour la première fois dans Charlie Mensuel en 1979. »
    Non. Comme le dit Frédéric Brument, Tout s’allume est paru dans Charlie hebdo. Une page par semaine, en feuilleton. Une fois le feuilleton terminé, Charlie mensuel l’a republié.

    Répondre à ce message

  • Après mon commentaire précédent, vous légendez maintenant l’illustration : « "Tout s’allume" a été pubié pour la première fois en feuilleton dans Politique-Hebdo en 1970 puis en recueil dans Charlie-Hebdo en 1979. »
    Mais ce n’est toujours pas ça, et ça empire. Reportez-vous simplement à ce que vous dit Frédéric Brument dans l’interview. La première publication se fit dans CHARLIE HEBDO durant l’été 1979 (en feuilleton).
    Et en novembre de la même année, il y eut une republication, en un coup, dans CHARLIE MENSUEL.
    Tout s’allume n’a pas été publié dans Politique hebdo, vous confondez avec L’An 01, une dizaine d’année plus tôt, qui commença par cinq pages dans Politique hebdo, puis se poursuivit dans Charlie hebdo.

    Répondre à ce message

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