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Frederik Peeters 1/2 ("Aâma") : "Aâma, c’est avant tout un récit de voyage"

Par Thierry Lemaire le 12 décembre 2013                      Lien  
Le tome 3 de la série {Aâma} vient de sortir, et on ne peut pas résister au plaisir de se pencher sur l'autre grande série de science fiction de Frederik Peeters après {Lupus}. 1ère partie de ce long entretien avec le dessinateur suisse.

Vos histoires de science-fiction sont très focalisées sur les personnages. C’est un élément fondamental de vos récits. On est assez loin du space opera à la Guerre des étoiles.

J’ai un esprit de contradiction assez fort. Au début ça m’amusait, et maintenant ça m’intéresse de traiter ça comme ça. Je ne suis pas fasciné par les grands enjeux, les conquêtes de royaumes, etc. D’ailleurs, je pense que, vu le chemin que prend la civilisation humaine, il y a assez peu de chance qu’on se retrouve avec une telle géopolitique. J’ai plutôt l’impression qu’on va soit vers la fin soit vers une grande union. Pas forcément harmonieuse, d’ailleurs. On va plutôt vers le gouvernement mondial. Mais bon, on peut revenir en arrière. Alors après, on peut postuler qu’il y a des extraterrestres et qu’on va se battre contre eux, mais tout ça ne m’intéresse pas.

Frederik Peeters 1/2 ("Aâma") : "Aâma, c'est avant tout un récit de voyage"
La couverture du tome 3

Vous creusez beaucoup la psychologie des personnages, et aussi les relations entre eux. Vous parlez de paternité, de rapports entre frères, de relations fils/père.

Oui, c’est ce qui m’intéresse, les relations intimes à un niveau individuel. Mais pas que ça. Il y a aussi les grands voyages, les enjeux existentiels, l’infini de l’univers. Ce sont les correspondances entre ces dimensions très différentes qui m’intéressent. Il faut qu’il y ait les deux. L’univers en entier et la façon dont l’humain individuellement se débat avec tout ça.

Ce qui est original en bande dessinée. Sinon la science-fiction est plutôt traitée dans sa facette « aventure ».

Oui, ça m’intéresse de creuser un autre sillon. Même graphiquement d’aller chercher des influences partout sauf dans la science-fiction pour essayer de créer quelque chose d’un peu inhabituel. Mais Aâma, ce n’est pas seulement intimiste. Pour moi, c’est avant tout un récit de voyage, comme on pouvait en faire au XIXème siècle. Un récit d’explorateur. Il y a un côté feuilletonesque, de la bagarre.

Pour en revenir à l’intime, vous aimez bien décrire les couples aussi. Pas seulement dans la science-fiction.

Parce que c’est la portion principale de ma vie. Je travaille seul. Les dessinateurs de bande dessinée sont seuls. Soit ils sont seuls et malheureux. Soit ils sont seuls et ont beaucoup d’amis. Ou alors ils ont des amis et une vie de famille très forte. Pour moi, ce n’est pas une décision. Il se trouve que j’ai une vie de famille intense, due à la nature des gens avec qui je vis. Des gens qui ont eux-mêmes des vies intenses. Ça n’est jamais monotone. Ma vie de famille est une espèce de montagne russe permanente. Heureusement. Ça donne beaucoup de matière à réflexion. C’est ce qu’il y a de plus intéressant dans les histoires d’amour ou de filiation. On retombe toujours là dessus.

Les auteurs de bande dessinée n’ont pas forcément le goût ou le réflexe de parler de ça. Et ils vont plus vers le stéréotype.

Ça les regarde (rires).

Ça souligne votre originalité.

Oui, j’espère. J’en suis conscient. J’ai envie d’être différent.

Justement, dans vos histoires, quelle est la part d’autobiographie ? Qu’est-ce que vous mettez de vous dans vos histoires ?

J’ai eu la chance de commencer par un vrai récit autobiographique (NDLR : Pilules bleues). C’est-à-dire que j’en connais les arcanes. Je sais comment ça fonctionne. Comment on travestit la réalité sous des dehors de sincérité. Comment on est obligé d’arranger les choses pour faire un récit parce que la vie quotidienne c’est très chiant. Tout ça, j’ai tâté. J’ai commencé par ça. Donc maintenant ça ne m’intéresse plus de faire ça frontalement. Par contre, ce qui m’intéresse, c’est de raffiner. D’essayer de tirer des gouttes de parfum concentré, qui viennent de ma vie personnelle.

La vie de couple

Soyons concret. Il y a deux volets principaux dans la partie intimiste de Aâma : il y a la relation entre un père et sa fille et l’histoire des deux frères, l’histoire du couple est presque anecdotique. Il se trouve que j’ai une fille et un frère. Mais ma fille n’est pas autiste. Je ne suis pas drogué, dans une flaque d’eau. Je ne suis pas du tout séparé de sa mère. En fait, je me sers de sensations et d’interrogations profondes pour complètement les retourner, les transformer, les injecter dans un autre personnage que celui qui me correspond, etc. C’est de la mise en scène, au sens théâtral du terme. On met des gens sur une scène et on les fait interagir. Évidemment, je vais puiser dans des questionnements qui me sont propres, qui viennent de ma vie. Mais la chose la plus autobiographique dans cette histoire, c’est que la petite fille a grosso modo la tête de ma fille. C’est tout.

Le rapport père/fille

Avec mon frère, on pourrait nous résumer aux deux archétypes de l’album. L’un est un peu en dehors de la société et rêve le monde. Un peu en contestation aussi. Et puis l’autre qui a décidé d’embrasser tous les principes du monde dans lequel il vit et d’en jouir. On se ressemble énormément mon frère et moi et pourtant on a choisi deux voies totalement différentes. Je n’en ai jamais parlé avec lui, mais ça m’intéresse de savoir pourquoi on fait tel choix. Est-ce qu’on veut ressembler à son père ? Tuer son père ? Quels enjeux passent dans la tête de la personne ? Pourquoi, du même point, on en arrive à prendre des chemins différents ?

Les deux frères

Quel est le personnage auquel vous vous identifiez le plus ?

Ce serait le personnage principal. Sauf qu’il a un côté détestable. Verloc, ce serait tout ce que je n’aime pas chez moi. Mais qui en même temps me constitue. Et puis il va faire un vrai chemin. Il va traverser une sorte de rédemption, tirer des conclusions des épreuves qu’il traverse. L’idéal, ce serait qu’il arrive à… pas ce que je rêverais d’être… non, il va finir probablement, je n’en suis pas encore certain, en accord avec le monde. Voilà. Oui, c’est de lui que je suis le plus proche. Cette façon d’être en dehors du monde. Avec le côté un peu misanthrope… que je n’ai pas véritablement. Il y a côté caricatural, de personnes que je connais.

Et comment vous choisissez le nom des personnages ?

C’est rigolo ça. Je suis parti de l’histoire pour inventer les noms. Les deux frères ont été élevés par un père qui vivait dans la mythologie d’un monde terrestre, soit disant fait de grande culture et de grands esprits. Et donc, il leur a donné des noms qui viennent de la littérature. J’ai choisi qu’un de ses auteurs préférés, c’était Joseph Conrad. Il se trouve que Joseph Conrad est aussi un écrivain de l’exploration, explorateur même carrément puisqu’il était parti en Afrique. Et Verloc est un personnage d’un roman qui s’intitule Agent secret. Le nom a claqué parce que, d’abord, c’était cohérent, et puis il y a un côté futuriste, détaché de toute notion culturelle. Après, le nom de la fille, c’est le nom de ma fille. Le nom de la femme, Silice, vient du silicium, l’élément principal des puces électroniques. Et les autres…

Crayonné...
(c) Frederik Peeters
... et case encrée (p.62)
(c) Frederik Peeters

Est-ce qu’on doit s’attendre à de Gaulle et à un Staline dans les prochains tomes ? (rires)

Non, il n’y aura pas de Gaulle, parce que pour moi, l’influence c’était la photo de Yalta. Et de Gaulle n’y était pas. Les Français sont convaincus qu’il y était mais il n’y était pas (rires). J’aimerais bien placer un Staline, mais je n’ai pas envie que ce soit comme un gag. Si vraiment il est utile, je le mettrai. Et en plus, Churchill c’est marrant, ça claque. Roosevelt, il y a un côté tout à fait aimable. Staline, c’est beaucoup plus connoté. Comment le mettre au même niveau que les deux autres ? En revanche, j’aime bien l’idée que le grand inventeur barbu qui crée ces robots ultraperfectionnés se réfère à ce qui est pour lui de la mythologie. C’est comme si on donnait le nom de Poséidon ou d’Orphée à un robot aujourd’hui.

Le futur que vous nous promettez oscille entre « rien ne va changer » et « ce sera pire qu’aujourd’hui ».

Pas forcément. Pour moi, ce n’est pas aussi clair. D’ailleurs, « rien n’a changé » ce n’est pas totalement vrai. C’est vrai chez les personnages principaux, qui eux vivent en dehors de leur monde. Si on regarde les quelques pistes très ténues que je donne sur la société du futur, il y a quand même… Le fait que les gens soient en permanence interconnectés, de cerveau à cerveau, c’est-à-dire que tout se passe sur l’intérieur de la paupière et à l’intérieur du cerveau. On peut éteindre un téléphone et enlever des lunettes, mais on ne peut plus éteindre quand c’est à l’intérieur de sa tête. Les gens sont tellement bombardés d’informations que le temps de la pensée disparaît. Il n’y a plus de temps pour réfléchir ou analyser. Il n’y a plus que l’émotion et l’information. Le langage disparaît. Et le langage c’est la beauté, c’est la poésie. C’est la transmission, les liens humains. Le jour où le langage disparaît, on va sans doute perdre quelque chose.

L’environnement de la planète Ona(ji)

C’est le côté no future.

Non, pas forcément no future. C’est plus compliqué que ça. La société dans laquelle ils vivent n’est pas semblable à la nôtre, les enjeux sont quand même différents. Mais ce n’est pas totalement noir, parce que la grande question c’est : allons-nous prendre possession de notre propre évolution ? L’humain d’aujourd’hui n’est-il qu’une transition vers quelque chose d’autre ? Ou alors, est-ce le mythe prométhéen ? A vouloir prendre la place de Dieu, on finira par se faire bouffer le foie pour l’éternité. Moi, je n’ai pas de réponse à ça. Mais c’est très intéressant. Je suis en train de finir Ainsi parlait Zarathoustra avec pas mal de peine, mais beaucoup de fascination. Nietzsche dit « l’homme est un pont vers le surhomme ». Alors, moi le surhomme je l’ai compris - tout le monde y met ce qu’il veut visiblement (rires) – comme celui qui arrive à s’affranchir de sa culture, de ses origines, de ses présupposés et qui arrive à construire une pensée lucide, totalement autonome. Le surhomme c’est la liberté.

Et ça recoupe des doctrines transhumanistes qui s’élaborent en Californie à notre insu. Il y a un recoupement entre le futur concret, technologique, et la philosophie du XIXème siècle. Nous ne sommes qu’une transition. Et la grande question est : est-ce que ça doit passer par la pensée pure ou par le produit ? Je n’ai pas de réponse mais c’est passionnant. Le fait de créer une technologie qui va nous surpasser à un moment, est-ce le signe de notre perte ou le seul moyen de nous sauver ? Ça se pose aussi sur l’écologie et la pollution. Est-ce que le seul moyen de survivre c’est de continuer ? Et à un moment on trouvera la solution par la consommation et par la science. Ou est-ce qu’on a fait fausse route depuis le début et la seule solution c’est la caverne et les chèvres ? Je caricature. Moi je ne sais pas. Mais je ne pense pas que le retour en arrière soit possible. Les Chinois, les Indiens et les Africains ne seront jamais d’accord. Ça veut dire que la seule solution potentielle se situe dans une société hypertechnologique. Est-ce effrayant ou pas ? Ce sont des questions que pose Aâma.

De la doc photo pour dessiner les rochers de la planète Ona(ji)
(c) Frederik Peeters

On est effectivement dans la prospective à plus long terme. Mais dans cette série, il y a aussi des questionnements, des allusions, des clins d’œil à des thématiques actuelles. Vous avez parlé de l’écologie. Il y a aussi la population qu’on manipule pour lui faire ingérer des médicaments dont elle n’a peut-être pas besoin. Ou le défilé des médecins qui sont impuissants devant la maladie qu’ils ne connaissent plus. C’est important aussi de parler du présent ?

Il y a plusieurs moyens de faire de la science-fiction. Le moyen principal, c’est d’extrapoler sur des choses qui se passent aujourd’hui, de caricaturer, pour porter un regard sur le monde dans lequel on vit. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. La science fiction, c’est un genre de l’enfance, c’est le genre du voyage avant tout. Avant de parler du monde et des relations humaines, je veux proposer un voyage, intérieur et extérieur. Du dépaysement. De l’évasion.

Comme dans Lupus, l’action se déroule dans des mondes inconnus.

Oui, mais même en dehors des mondes inconnus – c’est une grande part du travail – c’est juste le mouvement, la distance. Aujourd’hui, même si le monde s’est uniformisé, dès qu’on sort de sa ville… Quand j’arrive à Paris, ça me lave d’un truc. Juste parce que j’ai franchi une distance. Ça c’est passionnant. J’adore les voyages, ça me bouscule. La veille de partir, je me dis « mais qu’est-ce que je fous ? Pourquoi je ne reste pas chez moi ? ». Il faut se faire violence. Le voyage est une violence. La violence ultime, c’est l’infini de l’univers. C’est incommensurable. C’est l’histoire de l’astronaute qui est sur la lune, qui cache la Terre avec son pouce et qui est soudain envahi de terreur. Ça, ça me passionne.

Recherche pour une sérigraphie pour la librairie La réserve à bulles à Marseille
(c) Frederik Peeters

(par Thierry Lemaire)

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A voir également :

La seconde partie de l’entretien

Le blog de Frederik Peeters sur Aâma. D’où sont tirées toutes les illustrations hors cases de l’album.

La chronique du tome 1 d’Aâma

 
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