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Frederik Peeters 2/2 ("Aâma") : "Mon ambition, c’est de faire Star Wars, et que le lecteur soit autant marqué que par Solaris"

Par Thierry Lemaire le 13 décembre 2013                      Lien  
Seconde partie de l'entretien avec Frederik Peeters sur la série {Aâma}. Au programme, de la religion, des influences, des surprises, des flashbacks, du rêve et des grosses scènes d'action.

Dans Aâma, vous parlez beaucoup de science et très peu de religion.

C’est abordé pour dire qu’on ne peut pas en parler. La religion a été bannie. C’est anecdotique pour moi, ça. En fait, je n’y avais même pas réfléchi avant de commencer. La question s’est posée quand les personnages ont commencé à jurer. Spontanément, j’ai écrit « nom de dieu ! ». Mais, est-ce que dans le futur, un type jurera en disant « nom de dieu ! » ? Du coup, ça m’a forcé à y réfléchir. J’ai complètement banni les jurons religieux. Ça m’intéressait de me dire que c’est une société où la religion a été bannie parce que c’est une sorte de dictature scientiste. Ça ne se fait pas par l’autorité, mais par la consommation.

C’est à peu près le monde dans lequel on vit. Il y a des résistances religieuses qui résistent à l’imposition d’une lecture du monde, ou même encore pire, d’une non-lecture du monde, car la consommation effrénée fait que la pensée disparaît. Et si la pensée disparaît, le vertige existentiel disparaît. Donc, il n’y a plus besoin de Dieu. On n’y pense plus. On ne pense plus à la mort, tellement obsédé par les nouveaux produits, par communiquer avec des gens qu’on ne connaît pas pour dire qu’on a bu un café ce matin, etc. Ça prend tellement de place que la pensée disparaît et donc la religion.

Frederik Peeters 2/2 ("Aâma") : "Mon ambition, c'est de faire Star Wars, et que le lecteur soit autant marqué que par Solaris"
Médecin ou évêque ?

La consommation a tué la religion.

Dans un sens, oui. C’est la consommation dirigée par l’évolution technologique. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui. Personne ne questionne l’évolution technologique, personne. Il n’y a des débats nulle part. Dans les universités peut-être. Mais les gens ? Chaque fois qu’on achète un joujou, on ne se demande jamais quelle conséquence ça va avoir. Si on a raison de le faire. C’est rigolo. Très vite, quand on a inventé la voiture, on a commencé à questionner les limitations de vitesse. Encadrer la technologie, c’est considéré comme stalinien. Donc il y a une forme de dictature de consommation scientiste.

Est-ce que vous avez des influences littéraires ou cinématographiques qui ont construit votre univers de science fiction ?

D’un côté, il y a les influences graphiques recherchées, préméditées, pour construire la série. Je sais depuis le début que je n’irai jamais chercher dans la science fiction. Pour Lupus, pour dessiner un objet, je me servais de ce qu’il y avait sur mon bureau, c’était un défi. Tout n’était que cendrier et lampe. Puis j’ai migré dans la cuisine, donc il y a eu beaucoup de presse-agrumes, etc. Pour Aâma, je réfléchis à chaque objet. Le but, c’est de l’élaborer, en allant chercher les références ailleurs que dans la SF. Je n’ai jamais ouvert une BD ou regardé un film quand j’en avais besoin. Toutes les influences viennent d’ailleurs. Art contemporain, peinture, promenades en forêt, voyages, etc.

Crayonné d’une sculpture de Henry Moore effectué au musée de Toronto
(c) Frederik Peeters

D’un autre côté, j’ai grandi avec la science fiction. Ça commence par Star Wars, bien sûr. Déjà, dans Star Wars, ce qui me passionnait, c’est quand Skywalker va rejoindre Ioda sur Dagoba. C’est mon passage préféré. Tout d’un coup, il sort, il est seul, dans l’espace, puis sur une planète qu’il ne connaît pas. Et puis il y a Alien bien sûr. Après, j’ai découvert les gens de l’Est. Les écrivains d’abord. Les frères Strougatski qui ont écrit Stalker. Stanislas Lem, un écrivain fabuleux. Et puis avec Blade Runner, j’ai compris que la beauté de la science fiction était à l’intérieur des personnages. Toutes ces voitures qui volent, c’est magnifique, mais on s’en fout.

Après il y a eu les Russes, Tarkovski avec les adaptations de Stalker et Solaris. J’ai compris que, en me faisant chier en regardant un truc pendant trois heures, parce que Dieu sait que c’est chiant, et bien il me restait pendant les mois qui suivaient des impressions extrêmement fortes. Ce sont des films qui ne sont pas aimables mais qui marquent au fer rouge. Contrairement à Star Wars, qu’on mange comme du pop corn. Il n’y a rien entre les lignes. Mais moi, mon ambition, ce n’est pas de faire du Tarkovski. C’est de faire Star Wars, mais que le lecteur soit autant marqué que par Solaris.

La symbiose entre les deux styles.

Oui. J’étais au Japon au printemps et on me demandait comment je définirais mon travail. Comme j’étais au Japon, j’ai dit que c’était une tentative de fusion entre Hergé et Otomo. (rires) Et c’est assez juste en fait. Graphiquement, c’est entre Jacobs et Otomo, c’est marrant.

Le choc des civilisations.

Oui. Il y a quelque chose à faire dans cette direction.

Dans vos histoires, vous jouez beaucoup sur les surprises, les faux semblants.

Parce que c’est comme ça dans la vie. On pense que machin est un con, et on se rend compte qu’il souffre au fond de lui et que c’est un mec super. C’est passionnant. Les gens qui ne sont que d’un bloc, il n’y a que Hergé qui peut les rendre intéressants. Le reste du temps, c’est très chiant. En revanche, pour les surprises, c’est clairement Tintin. Elles arrivent en bas de page. Tout cela est très classique. Et c’était juste pour donner envie d’acheter le magazine de la semaine suivante. Mais je trouve que c’est très intéressant de continuer à réfléchir à ça.
Parfois, ça manque dans la bande dessinée. On peut faire tourner les pages au lecteur avec beaucoup d’enthousiasme avec ce genre d’artifice. Mon objectif, c’est de faire oublier au lecteur qu’il est en train de lire, sans avoir le temps d’analyser comment ça fonctionne, comment sont structurées les cases, etc. On pourrait dire aussi que c’est un croisement entre Tarkovski et Alexandre Dumas. (rires) C’est un peu réducteur, et surtout très prétentieux. Mais plus sérieusement, ce sont des phares.

Vous utilisez aussi beaucoup le flashback et même le double flashback.

C’est un vrai artifice. C’est une façon d’enrichir le personnage sans faire une présentation linéaire. Là, on est avec un personnage qu’on ne connaît pas. On vit des aventures avec lui et puis on va apprendre à le connaître à rebours, par touches. C’est déjà un artifice purement narratif. Ensuite, il y a le fait que les trois premiers quarts de l’histoire parlent de mémoire. Quelqu’un qui essaye de retrouver la mémoire, de retrouver qui il est en lisant son propre carnet. Donc, il y a une cohérence de jouer avec la temporalité quand on parle de mémoire. En plus, ce ne sont pas des flashbacks impersonnels. Ce sont toujours des flashbacks subjectifs, dans la vision d’une personne. Ce qui fait qu’on peut donner plusieurs visions d’un même événement. Les gens ne vivent jamais les choses de la même façon. La plupart des flashbacks qu’on a là, c’est la vision de Verloc. On sent bien qu’il y a une certaine façon de voir les choses là dedans.
Il y a aussi plein de flashbacks dans le flashback, c’est vrai. La difficulté, c’est de ne pas perdre le lecteur. Bien montrer, principalement avec la couleur en fait, qu’on passe d’une période à une autre, qu’on est dans une autre époque. Verloc a des souvenirs d’enfance à un moment, alors les cadres disparaissent. Il y a des artifices comme ça qui permettent de ne pas perdre le lecteur.

Le flashback dans le flashback se termine à l’avant-dernière case

Ça concourt aussi à l’ambiance générale de la série, avec une petite perte de repères.

Probablement. Mais je trouve que c’est assez proche de notre façon de vivre finalement. On est très rarement focalisés pendant une longue période sur ce qui se passe là dans le présent. On est tout le temps en train de penser à plein de choses. Mentalement, on est toujours sur plein de temporalités. On angoisse pour le futur, plein d’éléments du présent nous font penser à ce qu’on a déjà vécu. La plupart des livres que j’ai écrits, c’est une immersion totale dans une vision d’un personnage. L’idée, c’est de donner un sentiment de vie réelle. A quel moment on fait attention ? Quand est-ce qu’on décide d’oublier, de regarder, etc ?

Il y a une autre facette, c’est l’apparition du rêve ou de l’illusion.

A tout ce que je viens de dire s’ajoute le contexte des personnages. Leur environnement se modifie en permanence, ce qui trouble tous leurs repères. A la fois, l’environnement les intègre, c’est-à-dire qu’ils influent sur ce qui les entourent. Et leur cerveau est piraté par l’environnement. Tout ce qui est de l’ordre du réel ou pas du réel devient extrêmement dur à déterminer. Au fur et à mesure qu’ils approchent de ce qu’ils recherchent, c’est-à-dire là où le professeur a largué la substance, ils s’approchent de plus en plus d’un foyer de vie extrêmement évolué, qui au bout d’un moment doit atteindre une vie de l’esprit, une vie d’onde tout simplement.

Dans ce dernier tome, il y a deux grosses scènes d’action. Ça tranche avec le début de la série, plus contemplatif.

D’abord, c’est narratif. Je n’avais pas envie de faire une histoire de gens qui sont assis et qui parlent. C’est un récit de mouvement. Et j’avais envie de mettre de l’action, parce que c’est plaisant à faire et à lire. Déjà, c’est aussi simple que ça. Après, il faut la structurer. Si je mets le plus gros au début et après les petites touches, c’est moins intéressant que le contraire. Et là, on n’est pas au bout de nos peines. Et puis il y a le fait que cette grande scène d’action de la fin, Verloc la revit directement à ce moment là. Il n’est plus en train de lire son journal puisqu’il n’y a plus rien d’écrit. Il a refermé le journal et il est totalement en train de revivre ce qui s’est passé sur la fin. Le nombre de pages d’action a augmenté parce qu’il fallait accélérer le rythme. Mais je pense qu’elle paraît plus violente et plus longue parce qu’il n’y a plus les textes. Ça j’en avais envie aussi. D’abord des scènes d’action où il regarde ça comme un spectacle pyrotechnique dont il est spectateur et à la fin ça lui pète au visage, il ne peut plus éluder.

Dans ce tome 3, on reparle vraiment d’Aâma alors qu’on était plus sur Verloc dans les précédents.

C’est comme pour les scènes d’action. Si je fais tout comprendre dès le début… J’aime bien que le lecteur soit dans le même état que le personnage. Il y a plein de moments où c’est génial que le lecteur soit en avance ou en retard sur les personnages. Mais là, dans cette série au long cours, on est avec eux, on suit leur évolution. Après, c’est purement narratif. Je ne peux pas tout donner au début et me contenter de faire avancer les personnages.

C’est vrai. Mais dans le 1 et le 2, on a l’impression que c’est la vie de Verloc le plus important.

Oui, il est en train de relire son journal, de se reconstruire et de se rappeler qui il est. Et puis c’est important que les personnages soient familiers avant le dénouement. J’aime qu’ils aient de la chair. Qu’on voit leurs motivations et leurs contradictions assez profondément. Du coup, je prends le temps de faire ça. Mais c’est un équilibre difficile à trouver. Il faut que le récit avance, qu’il y ait du rythme, qu’on apprenne à connaître les personnages, je ne peux pas séparer tout ça, faire les choses une après l’autre, sinon on a un récit qui n’est pas tendu.

En ce qui concerne la connaissance des personnages ou celle d’Aâma, c’est le coup de la prestidigitation. Si tout d’un coup, il y a plein de clignotants qui s’allument, qu’on sent qu’on va nous expliquer un truc et qu’il n’y a pas de mise en scène, c’est ennuyeux. Donc il faut abuser le lecteur, le surprendre ou l’émouvoir, en tout cas le distraire, et à ce moment là faire passer des éléments d’information. Du coup, ça procède par touches. Tout ça c’est un idéal, je ne sais pas si ça fonctionne.

En fait le lecteur complète malgré lui, en lisant. Il est impliqué. Il y a un travail de reconstruction du récit à faire. Moi, c’est une expérience de lecteur ou de spectateur que je préfère. C’est exigeant, mais en même temps j’aimerais qu’on ait continuellement envie de tourner les pages. C’est un peu le grand écart. Ça demande un travail, une participation. Et d’un autre côté, j’ai envie que ça soit Tintin aussi. Mon travail consiste à essayer de fusionner les deux.

Il faut trouver l’équilibre pour ne pas perdre le lecteur en route, qu’il ne comprenne plus rien.

Je suis toujours à la limite, et ça ne me dérange pas totalement de perdre le lecteur. L’important, c’est qu’il ait toujours envie de tourner les pages, que ce soit visuellement ou parce qu’il a envie de savoir ce qui va arriver, ou parce qu’il s’amuse, qu’il est étonné. Qu’on oublie qu’on est en train de lire. On peut perdre le lecteur à certains moments - on ne peut pas faire tout le récit comme ça bien entendu - et continuer de lui donner envie de lire, ce n’est pas incompatible à mon avis.

A la fin du tome 3, on se retrouve dans le présent du tome 1. On va donc aborder le futur du tome 1 dans le prochain tome. Dans le tome 3, il y a une certaine conclusion, mais il soulève presque autant de questions que de réponses. Combien de tomes reste-t-il pour savoir ce qu’il va lui arriver dans le futur ?

Un seul. La série est prévue en quatre tomes. Le dernier sera peut-être un peu plus long. J’avais dans l’idée d’en faire un cinquième totalement hallucinatoire, mais je ne suis pas sûr que ça soit intéressant. Je préfère saupoudrer le 4 avec ce que je voulais faire dans un 5.

Dessin non retenu pour le tome 4
(c) Frederik Peeters

Pour terminer, j’ai vu qu’une adaptation en téléfilm de Pilules bleues se prépare pour Arte. Vous êtes partie prenante dans l’adaptation ?

J’ai donné les droits et je me suis totalement extrait de tout ça. Mais, ils sont revenus vers moi. Ils m’ont fait lire le scénario, et ça me semblait tout à fait respectueux. Et en fait, il y avait pas mal de petites séquences animées à faire à l’intérieur. Alors, je suis revenu dans la boucle parce que je trouvais cohérent qu’on utilise mon graphisme. Donc, je fournis toutes les images intermédiaires, les séquences d’animation. En fait, le film est tourné mais il y a encore la postproduction donc ça va prendre quelques mois. Même pour le tournage, ils m’ont demandé plein de choses pour habiller. Comme des dessins à mettre sur le bureau du personnage principal qui est dessinateur de bande dessinée, etc. Du coup, j’ai remis un pied dedans, en me contentant d’obéir.

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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A voir également :

La première partie de l’entretien.

Le blog de Frederik Peeters sur Aâma. D’où sont tirées toutes les illustrations hors cases de l’album.

La chronique du tome 1 d’Aâma

 
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