Voici la chronique d’une famille comme seuls savent les raconter les romans sud-américains. Chronique psychologique, sociale, politique et poétique qui nous plonge dans les méandres affectifs de relations passionnelles où le non-dit le cède volontiers à la pulsion violente et la sinueuse manigance.
Cela commence par une étonnante romance entre Halim et Zana. Elle, fille de Galib, qui tient un restaurant, le Byblos, où se réunissaient immigrés libanais, syriens et juifs marocains de Manaus au lendemain de la Première Guerre mondiale. Lui, émigré libanais, fréquentant le restaurant et tombant rapidement sous le charme de Zana. Un charme que vint rompre la naissance de leurs deux premiers enfants, des jumeaux, Yaqub et Omar.
Tout oppose les deux garçons et leur séparation comme leur impossible réconciliation deviennent l’objet de l’histoire. Une violence durant l’enfance, laissant à l’un une cicatrice, conduit à séparer les deux enfants. Yaqub est envoyé au Liban quand Omar, fils chéri de la mère, reste au Brésil. Le retour de l’ainé, cinq ans plus tard, confirme la réalité pressentie : ces corps identiques abritent deux êtres radicalement contraires.
Quand Yaqub se montre discret, studieux et effacé, Omar lui rayonne, n’en fait qu’à sa tête et cède aisément à la nonchalance. La maison devient un décor où les deux jeunes hommes se croisent jusqu’à ce que Yaqub quitte les lieux à nouveau, pour faire sa vie, loin de ce cadre où il ne peut, de son point de vue, réellement exister.
Et nous de suivre les tentatives de leur mère pour réunir sa famille autour d’elle, empêcher le cadet de la quitter à son tour, essayer de convaincre l’ainé d’aider son jumeau alors que Yaqub ne rumine que rancœur et vengeance.
D’épisode en épisode c’est à l’atomisation progressive d’une famille, au délitement des relations personnelles, entre parents et entre amants, que nous assistons.
Deux frères déploie une narration superbe, parfaitement rendue par la mise en scène opérée par ces deux frères jumeaux que sont eux-mêmes les auteurs de cette adaptation, Gabriel Bà et Fàbio Moon. Et peut-être cette justesse, du rythme, du cadrage et du découpage, que l’on ressent constamment à la lecture, vient-elle d’une sensibilité particulière, d’une expérience propre des auteurs au sujet dont ils se sont saisis.
Sujet exploré et minutieusement rendu par les choix effectués au niveau du dessin également. Un trait, doux et anguleux à la fois, rude et enfantin, et des planches en noir et blanc avec de nets aplats créant zones d’ombres et forts contrastes, une manière de rendre, visuellement, l’opposition radicale, chromatique plus que manichéenne des deux jumeaux.
Ce superbe récit se voit en outre magnifié par une traduction de haute volée, effectuée par Michel Riaudel. L’universitaire n’est rien moins que le traducteur français des œuvres de Milton Hatoum, auteur du roman qu’adaptent Gabriel Bà et Fàbio Moon, renommé au Brésil et dont plusieurs textes ont été publiés en France, Deux Frères chez Actes Sud par exemple. L’élégance de l’expression au sein des passages narrés, nombreux dans le volume, contribue fortement au plaisir de lecture. On ne saurait trop se réjouir de voir Urban Comics déployer un tel soin au niveau de la traduction de ses titres.
C’est que l’éditeur semble n’avoir pas fait les choses à moitié pour inaugurer sa nouvelle collection, "Urban Graphic", avec ce volume qui peut légitimement revendiquer l’appellation de "roman graphique". Non pas de manière galvaudée, mais presque au sens littéral puisque de l’adaptation d’un roman il s’agit bel et bien au départ, et parce que le format particulier du volume met en relief la dimension graphique de l’œuvre : 32 cm par 23.5 cm.
Le livre gagne en ampleur par rapport au format comics standard et la planche s’impose autrement à l’œil : on jouit là du plaisir d’une édition soignée, dans un format imposant qui permet de prendre la plein mesure du dessin. Avec cette impression qu’on se rapproche du livre d’art et c’est comme normal : Deux frères constitue une bien précieuse réussite.
Format plus large donc, en adéquation avec la revendication d’une ouverture d’esprit maximale. La collection "Urban Graphic" se dote en effet d’un slogan explicite : "La BD au-delà des frontières, des codes et des styles." En attendant de découvrir les titres qui alimenteront le catalogue, on peut déjà commencer à rêver à cet autre horizon de la BD d’outre-atlantique.
(par Aurélien Pigeat)
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Deux frères. Par Gabriel Bà et Fàbio Moon. Traduction Michel Riaudel. Urban Comics, collection"Urban Graphic". Sortie le 20 mars 2015. 240 pages. 22,50 euros.
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