« À tous ceux qui ont aimé Gerry, merci beaucoup. Vous lui avez donné tellement de joie. » Par ces simples mots, la nouvelle de la mort de Gerry Alanguilan s’est répandue sur la planète. Joint par téléphone, son éditeur français Serge Ewenczyk des Éditions Ça et Là nous a confié sa peine tout en se souvenant de cette personnalité hors norme :
« C’est extrêmement triste. J’avais repéré Elmer sur Internet grâce à une interview de Gerry par le journaliste américain Tom Spurgeon. La couverture représentant un poulet m’avait frappé. Piqué de curiosité, j’ai contacté Gerry, il m’a fait parvenir une copie numérique. J’ai eu un coup de cœur et décidé de le publier. Je crois que nous avons sorti Elmer en français quelques semaines avant l’édition américaine publiée par Slave Labor Graphic quand il avait dû l’auto-éditer aux Philippines. Il était content et surpris que son histoire intéresse hors de son pays »
Dans une interview que nous avons publiée en 2013, Gerry Alanguilan présentait Elmer comme « une métaphore sur la différence : comment une majorité traite une minorité parce que ses membres ont un aspect différent. » Une gageure taillée pour la bande dessinée car dans l’imagination de l’auteur, cette minorité est constituée de poules et de poulets qui accèdent à la conscience humaine. Sur une idée aussi farfelue, Gerry Alanguilan a déroulé une histoire dans un style réaliste diablement universelle, d’autant plus émouvante qu’elle est racontée du point de vue du fils du leader du mouvement d’émancipation peu après son décès. Cette histoire de gallinacés aurait pu être sous-titré en paraphrasant Aragon « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
« Tout le monde a été surpris et ému par ce livre, se souvient Serge Ewenczyk qui a connu avec ce titre un des premiers succès de sa jeune maison d’édition. À travers Elmer, Gerry a soulevé des questions importantes dont celui du droit des animaux qui est beaucoup plus débattu aujourd’hui. »
Inscrit aujourd’hui parmi les romans graphiques marquants de la scène mondiale, Elmer a obtenu en 2011 en France le Prix Asie-ACBD et le Prix Ouest-France remis au festival Quai des Bulles, ainsi qu’une sélection aux Eisner awards de San Diego. « Ce succès était imprévu rappelle l’éditeur. Nous avons vendu à ce jour plus de 6500 exemplaires d’Elmer. Il fait partie des livres de fonds que l’on continue de vendre, c’est un marqueur de notre catalogue. Je pense que cette réussite était très importante pour lui, même s’il était déjà très connu en tant qu’encreur pour des grosses séries de Marvel et DC »
Effectivement, Gerry Alanguilan l’avait confié dans son interview : « Aux Philippines, tous les auteurs de BD s’auto-publient, je ne fais pas exception. Tous ont un job de jour pour gagner leur vie. Moi aussi, et c’est l’encrage : une position idéale ! » Architecte de formation, il était avant tout passionné de « Komiks » tels qu’on appelle la bande dessinée aux Philippines, un pays qui a connu une grande tradition de feuilletons populaires dessinés par des virtuoses du trait réaliste. Ceux-là même comme Nestor Redondo, Tony DeZuniga, Alex Niño ou Alfredo Alcala qui, dans les années 1970, du fait de la censure imposée par le pouvoir de Ferdinand Marcos ont dû chercher du travail à l’étranger et… devenir des stars des comics américains.
Quand Gerry Alanguilan commence sa carrière au début des années 1990, les productions locales ne font plus recette. Les rares commandes qu’il reçoit des éditeurs de Manille sont souvent mal payées : « On me disait : « il ne faut pas que ce soit trop beau, c’est une publication philippine ! » J’ai eu un sentiment d’abandon » Traversant une phase difficile, il entreprend un long récit personnel qu’il autoédite sous son label Komikero Wasted ou l’histoire d’un jeune homme en dérive violente que l’on peut lire en ligne et gratuitement ici.
Wasted devait être sa dernière œuvre avant d’abandonner le 9e art, c’est en fait celle qui attire l’attention et qui lui permet de devenir encreur pour la nouvelle génération de dessinateurs philippins de comics, Whilce Portacio et Leinil Francis Yu notamment. Ainsi Gerry Alanguilan a travaillé sur tous les grands personnages DC et Marvel. Dans la bande dessinée philippine, il touche à tous les genres. En tant que scénariste également, il écrit en 2004 une mini-série autour d’un fameux super-héros local Lastikman
Sur Facebook également, le spécialiste britannique Paul Gravett lui rend hommage : « Un artiste, scénariste, historien et promoteur formidable qui a tant fait pour les komiks philippins. […] Je suis d’autant plus triste que je ne l’ai jamais rencontré alors qu’il m’a été d’une grande aide pour mon projet d’exposition et de livre, Mangasia. »
Car Gerry Alanguilan était également devenu un gardien de la mémoire des komiks. Il restaure et réédite quelques classiques du genre dans un pays où aucune aide officielle n’est apportée à la conservation d’un patrimoine pourtant remarquable. Il va jusqu’à créer d’abord un musée en ligne , puis un vrai musée physique le Komikero Komiks Museum dans sa ville natale de San Pablo City située à une centaine de kilomètres au sud de Manille. « De tous les auteurs avec lesquels je travaille, dit Serge Ewenczyk, c’est celui qui a poussé le plus loin la passion : éditeur, encreur, créateur de musée, c’est atypique…. Il est même devenu une super-star en Asie pour une petite vidéo où il esquisse un sourire bizarre, il a fait tellement de choses étonnantes »
Les facéties de Gerry Alanguilan devenues virales sur la toile asiatique
On le savait de santé fragile atteint d’une insuffisance rénale depuis plusieurs années. Son état se dégradait peu à peu. En octobre dernier il apparaît au Komikon de Manille en chaise roulante. Le 14 décembre dernier il déclare sur son blog :
« Ce serait probablement un mensonge de dire que ça va. Enfin, physiquement parlant. Je dois admettre que c’est vraiment difficile. Heureusement cela n’atteint ma pensée créative. Tant que je reste chez moi et que je ne dois pas me rendre à un interview ou un événement, je trouverai toujours de l’énergie pour de nouvelles bandes dessinées… »
Actuabd adresse toutes ses condoléances à son épouse Ilyn qui l’a toujours accompagné et encouragé.
(par Laurent Melikian)
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Lire notre interview de Gerry Alanguilan ("Elmer") : "Aux Philippines, tous les auteurs de BD s’auto-publient, je ne fais pas exception."
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