En dépit de quelques reports éditoriaux inopportuns, nous [avions salué d’un grand coup de Stetson le premier volume de l’intégrale de Blueberry paru fin 2012, suivie en 2013 par le second tome. Une malédiction semblait planer sur cette collection. Deux tentatives infructueuses avaient débuté en 1986 et 1988 avec la parution des premiers épisodes, mais sans donner de suite. Certes, il y avait eu l’intégrale de Rombaldi, mais comme l’exprimait Lambil, un autre dessinateur de tuniques bleues : « C’est différent, car c’était vendu par correspondance. »
On a malheureusement cru un moment que cette malédiction se poursuivait sur les intégrales, car la publication de la nouvelle collection s’était interrompue pendant deux ans, avant de revenir inopinément, il y a quelques semaines, avec la parution de deux tomes d’un coup !
La raison de cette attente tenait sans doute à la réalisation des dossiers introductifs. En effet, l’émérite José-Louis Bocquet qui connaissait bien l’univers de Jean Giraud (il avait notamment préparé le second tome de la compilation des œuvres de Gir paru en 1983 aux Humanos) avait cédé la place à un nouvel éditorialiste qui signe aujourd’hui les dossiers : Hugo Cassavetti.
L’intégrale du Cheval de fer et Jethro Steelfingers
La première surprise de cette troisième intégrale réside dans la couverture. Le premier tome reprenait déjà une couverture peu connue de Pilote, ce qui annonçait au lecteur la volonté d’apporter à cette publication une part d’inédit en album. Certes, les couvertures de Pilote n’étaient pas toutes formidables, mais l’évolution de la série depuis L’Homme à l’étoile d’argent légitimait largement l’emploi de ce visuel pour le second tome. Mais cet effort d’innovation, ne s’est pas prolongé pour les couvertures ses intégrales 3 et 4.
La troisième intégrale reprend la majeure partie de la seconde guerre indienne et donc l’épisode du Cheval de Fer, mais au lieu de se focaliser sur l’évolution et la maturité atteinte par Giraud, Cassavetti reprend le parcours de Blueberry à ses origines, comme si les dossiers des précédentes intégrales n’existaient pas. La lecture de ce troisième dossier provoque dès lors une très grosse impression de déjà-vu.
Notre spécialiste aurait pu en profiter pour expliquer pourquoi le héros s’appelle Mike Steve Blueberry (en réalité, une erreur de prénom due à Jean-Michel Charlier qui s’en est expliqué ensuite par une pirouette). Ou profiter de la présentation du dessin du quatrième de couverture pour évoquer le dessin de la page de titre de la série mis en place à la fin de la première guerre indienne et qui présente le héros en gaucher ! Mais il préfère proposer une bande policière au far-west dessinée par Giraud, à la résolution plutôt alambiquée.
Dans sa présentation de cette troisième intégrale, Cassavetti revient surtout sur la construction de la personnalité de Blueberry, l’anti-Buck Danny. Le rédacteur énonce avec force quelques faits… qui ne sont toutefois pas toujours si avérés que cela. Ainsi, explique-t-il que Charlier « savait d’où venait son héros et où il finirait. ». Certes, Charlier avait bien défini d’entrée le caractère de Blueberry, anticipant la rupture qui allait s’amorcer à la fin des années 1960, mais on peut légitimement douter qu’il avait dès le début imaginé que son héros était un Sudiste repenti ! Sinon comment expliquer que Blueberry s’attache autant au corps de l’armée face aux trahisons dont il est le témoin dans les premiers albums ?
Comme le commente avec justesse Gilles Ratier l’un de nos meilleurs experts concernant le scénariste prolixe : « Jean-Michel Charlier [est] un habile conteur qui prenait quelques fois des libertés avec les faits ! » [1]
Bien sûr, cette édition est destinée à un large public, et l’on peut comprendre que les références et analyses plus pointues n’intéressent finalement que les connaisseurs. D’ailleurs, même si ses développements tirent à la ligne, il faut reconnaître à Cassavetti un certain sens de la formule quand il évoque le premier « vrai » hors-la-loi de la série [2], le fameux Jethro Steelfingers (dont le dossier ne mentionne malencontreusement pas son modèle, l’acteur Jack Palance), tout en annonçant l’arrivée de deux autres figures qui vont devenir récurrentes dans la série : Red Neck et Guffie Palmer.
Le prétexte de s’adresser au public le plus large ne saurait occulter l’absence criante d’un solide paragraphe sur l’évolution du trait de Giraud car Cassavetti s’intéresse davantage au scénario et à l’ambiance du récit qu’à cet aspect des choses. Or le graphisme de Giraud monte réellement en puissance dans ces trois albums : il expérimente à tout-va au point de changer de technique plusieurs fois dans le même album, pour aboutir à un dessin en pleine maturité..
« [Je change parfois de style dans le même album]… ou le même dessin, concédait Giraud [3], Au lieu de synthétiser, je juxtapose : je suis plutôt syncrétique que synthétique. Chez moi les styles, au lieu de fusionner de façon systématique forment des espèce d’îlots que je relie généralement à une émotion ou à une attitude. […] Le changement de style graphique me sauve de l’ennui. »
Les essais de hachures, l’ouverture des champs, l’alternance de la plume et du pinceau avant de trouver le juste équilibre dans les albums suivants constituent les évolutions marquantes de cette troisième intégrale.
Quelques visuels
Vous l’aurez compris, par son retour en arrière et sa focalisation sur le scénario au dépens de l’évolution graphique, le dossier de ce troisième intégrale déçoit quelque peu. Mais cette déconvenue n’est rien à côté de la déception ressentie des visuels et de la mise en page de ce dossier. Des pages complètes alignent des paragraphes sans l’ombre d’une illustration. Certes, le lecteur bénéficie de quelques couvertures et dessins issus de Pilote, et il peut surtout profiter du superbe Pilotorama géant dessiné par Giraud en 1966. Malheureusement, on voit les défauts du scan qui a été réalisé pour ce dernier, ce qui explique peut-être que certains détails n’aient pas été agrandis pour illustrer d’autres parties du dossier.
Pourtant, des éléments graphiques réalisés par Giraud auraient pu être employés pour illustrer ces troisième et quatrième dossier :
Les couvertures des deux Dessinez et Coloriez consacrés à Blueberry.
La parodie du western italien écrite par Goscinny et parue dans Pilote, à qui cette publication en intégrale désire s’attacher.
L’une des vingt-six illustrations issues Buffalo Bill parues chez Nathan en 1968.
Le superbe (et unique) Décotransfert consacré à Blueberry et qui reprend l’ambiance du Cheval de fer avec sa superbe attaque du train, comme en témoignent les extraits ci-dessous.
On peut ajouter :
La pochette de l’album d’Eddy Mitchell et sa bande parodie pour 7 colts pour Schmoll occasion d’une jolie saillie à l’encontre Johnny Hallyday, deux planches réalisées en 1968 [4] prouvent toute la maîtrise acquise par Giraud dans la seconde guerre indienne.
Le fameux récit du Bonux Boy, semble-t-il jamais repris en album.
La couverture du Pilote 528 réalisée par Gir pour La Marche vers l’Ouest
Les couvertures du premier tirage en grand format et en noir et blanc qui reprend le diptyque des Monts de la Superstition(1980) et l’album hors-série parue en 2003 (Dargaud).
L’affiche de Touche pas à la femme blanche que Gir réalise en 1973 et qui fait le lien avec la terrible conclusion de Général « Tête Jaune »
Autant de documents qui auraient agréablement agrémenté un dossier manquant un peu de générosité.
La quatrième intégrale : le sommet de Blueberry
Ce quatrième tome regroupe les récits parmi les plus importants de la série : la confrontation permanente avec le Général « Tête jaune », ainsi que le dégoût du héros vis-à-vis des massacres (dans l’esprit des films de l’époque tels que Little Big Man et Soldat bleu), l’abandon de la carrière militaire dans le cycle des Monts de la superstition et surtout, d’un point de vue esthétique, le traitement des grands espaces et celui, particulier, des matières, qui atteint à ce moment un naturalisme inexploré.
Plus dans son élément, Cassavetti continue de proposer sa propre préhension de l’univers de Blueberry : il fait partager au lecteur les images qui l’ont marqué dans sa jeunesse en parallèle avec les mutations de la société française à partir de 1968.
Si ce quatrième dossier est donc globalement d’un très bon niveau et propose une lecture heureuse et stimulante, on demeure cependant quelque peu surpris par certains éléments mis de côté. Dès les premières pages, ont omet de nous expliquer que la première planche présentée et un strip complet de la seconde de Général « Tête Jaune » sont inédits en album. C’est curieux, quand même ! De même cette restitution des couleurs de l’époque affuble le fameux général sanguinaire de cheveux et moustaches brunes, avant de passer dès la page 4, au blond qui légitime le titre de l’album.
Le dossier propose une double page humoristique réalisée par Gir et parodiant Il était une fois dans l’Ouest. C’est l’occasion de s’apercevoir des multiples talents du dessinateur, et de ses aptitudes à sortir du dessin réaliste qu’on lui connaît dans Blueberry. Dans le même esprit, il nous aurait plu de profiter de la planche expliquant l’évolution des blessures par balles au cinéma (Hémoglobine), mais surtout, nous aurions apprécié que le roman-photo Les Écumeurs du Montana mettant en scène Giraud, Charlier et Goscinny qui dévoilent les coulisses de la rédaction de Pilote dans une approche western.
En dépit d’un introductif qui reste légèrement en deçà de nos attentes,s’il fallait conseiller le lecteur, ce serait certainement de ne pas écarter ces troisième et quatrième intégrales de Blueberry ! Elles concrétisent l’évolution d’un des meilleurs dessinateurs de la bande dessinée franco-belge.
Omettant l’une des origines de ce diptyque (la légende de « La Mine du Hollandais perdu » protégée par des indiens, bien connue de Charlier), Hugo Cassavetti insiste sur le fait que les auteurs eux-mêmes considéraient que La Mine de l’Allemand perdu et Le Spectre aux balles d’or constituaient leur chef-d’œuvre. On sait aujourd’hui qu’avec le temps, les opinions de Giraud sur son dessin avaient tendance à évoluer. Selon lui, un graphisme plus abouti inetrvenait plus tard dans la série… avec le cycle de Mister Blueberry.
Des albums en grand format à la portée de tous
Difficile de réduire l’exposition de la Fondation Cartier de 2010 (dont Giraud-Moebius eu l’honneur) à un seul élément ! Mais il faut avouer que l’exemplaire unique des planches de Mister Blueberry en format réel opérait une attraction indéniable sur l’ensemble des visiteurs. Nous avions d’ailleurs eu l’occasion d’en discuter avec Giraud himself en lui exprimant comme il serait louable qu’une édition aussi qualitative soit proposée au grand public.
Des tirages noirs et blancs des aventures de Blueberry préexistaient. Entre 1980 et 1982, à partir de La Mine de l’Allemand perdu jusqu’à L’Homme qui valait 500.000 $, des tirages en très grand format et brochés réunissaient les albums en diptyque. Les éditions Gentiane regroupèrent un autre doublé, mais dans un tirage de tête au format plus restreint, avant que Le Bout de la Piste et Arizona Love ne reviennent à des dimensions permettant d’admirer les subtilités du graphisme.
Les tirages de tête du cycle de Mister Blueberry optèrent pour un format à l’italienne, ce qui permettait d’allier le plaisir de lecture au détail du graphisme : de vrais romans graphiques ! Mais ces tirages étaient chers et sont de toute façon épuisés depuis longtemps.
Nous ne pouvons donc que saluer le splendide travail réalisé par les éditions Dargaud ! Ils viennent de publier des éditions brochées, en grand format noir et blanc des deux premiers albums de ce cycle. Des aventures que le public a parfois mal acceptées initialement, en voyant un héros devenu joueur professionnel, éhappant à la mort, puis dirigeant l’intrigue de l’album à partir de son lit ! Mais tous se sont accordés à saluer finalement ce cycle comme l’un des meilleurs de la série dans lequel on a pu voir s’épanouir tout son potentiel scénaristique.
Proposés au prix de 19,99 €, un prix modeste,chacun de ces albums permet de réellement « s’approcher » des originaux. On découvre quelques petits annotations au crayon çà et là, mais on peut surtout s’immerger dans les magnifiques compositions de Giraud. Par rapport aux Monts de la Superstition, le dessinateur a encore amélioré sa technique. Tout en hachures et en larges aplats, ses dessins évoquent les décors d’un western d’une manière inédite et sans égale.
L’apport graphique de ce cycle par rapport au précédent se joue également dans la lisibilité. Le travail de Moebius a permis à Giraud de donner de l’espace lorsque c’était nécessaire, ce qui accroit paradoxalement la force de son dessin réaliste. La beauté des visages profite également de l’expérience de cet alter ego. Tout en restant réaliste, les visages expriment des émotions plus franches. La facilité de lecture s’en ressent, portant alors le récit au pinacle du neuvième art.
Soulignons encore le travail éditorial remarquable de Dargaud qui ne se contente pas de rassembler les planches en grand format. À plusieurs endroits du récit, l’éditeur marque une pause pour agrandir une case, parfois sur une double planche. Ces arrêts sur image permettent au lecteur de mieux saisir la maîtrise graphique atteinte par Giraud, même sur une petite case qui ne tenait que sur la moitié d’un strip ! Éblouissant !
Ces tirages limités à trois mille exemplaires devraient trouver rapidement leur public, permettant à la série soit édité de la même façon. Dargaud continue d’ailleurs de mettre Giraud à l’honneur en proposant également son album de XIII (La Version irlandaise) dans le même format. Sans doute une passerelle pour de plus jeunes lecteurs pour découvrir le plus grand western jamais réalisé dans la bande dessinée francophone.
En guise de conclusion
Saluons donc l’investissement (non-coordonné mais opportun) de Casterman & Dargaud pour valoriser Blueberry et le travail de Giraud-Moebius. Même si ce dossier nécessitait encore bien des développements et des éléments à vous dévoiler, il est maintenant temps de clôturer ce chapitre. Et nous vous proposons de le faire avec un extrait d’une interview de Jean Giraud réalisée en 1970 qui répondait à la question de Claude Moliterni sur l’avenir de la bande dessinée [5] :
« En ce qui concerne l’esprit, il faudrait qu’on cesse de confondre la bande adulte et la bande dessinée pour adultes. Une bande dessinée adulte engage complètement un créateur. On peut la considérer comme un moyen d’expression avec tout ce que ça implique. Quant à la bande pour adultes, ce mot à mon avis est synonyme de démagogie et de gros sous. »
« En ce qui concerne l’avenir de la bande dessinée dans sa forme, c’est le problème de sa survie de l’histoire à suivre. Mais pour ça, il faudra que les éditeurs considèrent la bande dessinée comme un moyen d’expression à part entière, justifiant risques et investissements, que la presse non spécialisée salue la sortie d’un album de ce genre avec le même intérêt que la sortie d’un film ou la parution d’un livre. »
« Sinon, qu’on le veuille ou non la bande dessinée est condamnée au double ghetto de la consommation enfantine ou du snobisme esthétique. »
Le génie bicéphale Giraud-Moebius savait quelquefois se montrer prophétique.
(par Charles-Louis Detournay)
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Lire la première partie de cet article : Giraud - Moebius (1/2) : Encore...
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Lire nos chroniques concernant les deux premières intégrales de Blueberry : Une superbe Intégrale pour saluer les 50 ans de Blueberry et Les intégrales Dargaud-Lombard rattrapent leur retard sur Dupuis
A propos de Jean-Giraud Moebius, lire :
In Memoriam : Jean Giraud, Gir, Moebius (1938-2012) ...
« La mort est mon dernier maître à penser »
la consécration par la Fondation Cartier pour l’art contemporain
son dernier album grand public, relançant Arzak.
la première, la deuxième et la troisième partie de notre longue interview de Moebius/Jean Giraud.
la chronique du Chasseur déprime
l’annonce de la suite d’Arzak
notre chronique des deux "derniers" tomes du Monde d’Edena : SRA & Les Réparateurs.
Illustrations : (C) Giraud - Charlier - Dargaud
Photo en médaillon de Jean Giraud à la Fondation Cartier : Didier Pasamonik (l’Agence BD)
[1] Jean-Michel Charlier vous raconte…, par Gilles Ratier, p 205, Le Castor Astral, 2013.
[2] Finley ne deviendra vraiment un « méchant » que lors de la cavale mexicaine.
[3] Il était une fois Blueberry, une monographie de Daniel Pizzoli, p 90, Dargaud, 1995.
[4] Et non en 1964 comme indiqué erronément dans Gir œuvres T. 2 Le Tireur solitaire paru en 1983 aux Humanos.
[5] Phénix n° 14 (1970) reprise dans l’intégrale T. 2 de Blueberry, Rombaldi, 1984.
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