Un homme agressé, un super-héros passant par là qui le sauve : la situation a tout pour être simple. Sauf que le monde de cette Amérique des années 1970 ne l’est pas, que l’agressé s’avère être un escroc, ses agresseurs les victimes désespérées par ses malversations.
Il faut alors au naïf et manichéen Green Lantern découvrir l’envers du décor et cette nécessaire plongée dans le corps social américain, déliquescent. C’est grâce à Green Arrow, le franc-tireur, qu’il va l’opérer. Au strict respect de la loi et de l’autorité, à cette justice abstraite et absolue qu’incarnent les Gardiens, répond une autre justice, en prise avec l’environnement et le contexte historique, tâtonnante et hésitante. Et c’est de la saisir autant que de la façonner dont il sera question ici.
Lorsqu’ils "invitent" Green Arrow dans la série Green Lantern en 1970 [1] Dennis O’Neil et Neal Adams s’apprêtent à changer le paradigme d’écriture des comics. En effet, ce run est souvent désigné comme l’étape qui mène à l’Âge de Bronze du Comics, ce moment où des batailles stellaires, on passe aux préoccupations immédiates des gens. Et ce n’est pas autre chose que dit, d’emblée, Green Lantern, le héros galactique, lorsque Green Arrow l’alerte sur les besoins de la planète et de ses concitoyens.
Ces deux héros représentent un alpha et un oméga de l’Amérique, et c’est en se heurtant, en se questionnant mutuellement, en s’affrontant autant qu’en se complétant qu’ils permettent au propos d’avancer. La friction des contraires, qui pourtant poursuivent le même but, accorde à ce récit une dynamique particulière, remarquable, essentiellement dialectique.
D’autant qu’à ces deux personnages déjà, en eux-mêmes, intéressants, s’ajoute une galerie d’interlocuteurs passionnants à suivre, à commencer par une invitée de luxe : Dinah Lance alias Black Canary. Sans oublier la première apparition de John Stewart, le Grenn Lantern afro-américain.
Débute alors, dans un premier temps, sur le mode du road-movie réactivant les grands mythes américains, une exploration des maux de l’Amérique. Qu’ils soient sociaux (l’exploitation des ouvriers, la pression immobilière...), sociétaux (l’égalité homme/femme, la drogue...), historiques (le traitement des Indiens...), politiques (racisme, parodie de justice...) écologiques (surpopulation, traitement des déchets...) ou moraux (la manipulation, le meurtre...)
Parmi les histoires déployées, citons par exemple cette aventure au sein d’une école dont les enfants deviennent les antagonistes de nos deux super-héros : les deux principaux opposants, une petite fille mutante manipulée par un cuisinier, apparaissant sous les traits de... Richard Nixon et son Vice-Président Spiro Agnew !
Ou encore la fameuse découverte par Green Arrow que son pupille, Speedy, se drogue à l’héroïne. Incroyable audace, alors même que le Comics Code Authority imposait fermement sa loi dans les publications pour la jeunesse. La représentation directe de la drogue et de ses effets, physiques et sociaux, servant un discours volontaire sur le sujet.
Formidable d’un bout à l’autre, ce volume se révèle d’une maturité et d’une acuité que l’on associe malheureusement peu aux comics, notamment de super-héros. Confirmant que la bande dessinée, y compris celle a priori destinée à un jeune public, peut véhiculer un discours aussi puissant que profond, ce récit de Dennis O’Neil offre, à travers une succession d’histoires courtes, un incroyable panorama de la société américaine, de ses idéaux, de ses valeurs et de ses tourments.
Servi par le trait splendide de Neal Adams et une recherche graphique constante dans la composition des planches et la mise en scène des personnages, Green Lantern & Green Arrow constitue un pur régal. On notera en particulier la série des pages de couvertures des chapitres qui à chaque fois livrent un incroyable condensé du propos à venir.
Profitant d’une édition américaine récente de ce run mythique, Urban comics monte la barre en proposant non seulement une préface mais aussi une traduction du fameux romancier Martin Winckler (La Maladie de Sachs), spécialiste de la culture populaire américaine. De quoi faire du volume une véritable référence, à tous points de vue.
(par Aurélien Pigeat)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Green Arrow & Green Lantern. Par Dennis O’Neil (scénario) et Neal Adams(dessin). Traduction Martin Winckler. Urban Comics, collection "DC Archives". Sortie le 13 juin 2014. 368 pages. 35 euros.
9782365773317
La Collection DC Archives d’Urban Comics, sur ActuaBD :
Kamandi T1
Kamandi T2
Batman la Légende T2
[1] De manière continue du numéro 76 d’avril 1970 au numéro 87 de décembre 1971-janvier 1972, ainsi que dans le numéro 89 d’avril-mai 1972 et en supplément de quatre numéros de Flash (Flash 217, 218, 219 fin 1972 et Flash 226 début 1974).