Jijé, Franquin, Morris, trois légendes. Le premier fut l’un des plus grands dessinateurs réalistes francophones (Jerry Spring, Valhardi, Don Bosco...), le second le dessinateur le plus habile de sa génération (Spirou, le Marsupilami, Gaston Lagaffe...), le troisième l’auteur de la plus célèbre BD de western humoristique de son temps... (Lucky Luke). Trois personnes simples et en même temps des légendes du Panthéon de la bande dessinée.
Leur périple en Amérique est participe à leur réputation : paniqué par le Guerre Froide, Jijé décide de partir aux Amériques avec femme et enfants en bas âge, emmenant deux jeunes dessinateurs qu’il a pris sous son aile : Franquin et Morris.
Voyage initiatique déterminant pour l’histoire de la bande dessinée : ces trois dessinateurs reviendront les yeux pleins des paysages américains, conférant une qualité inédite à leurs images, mais aussi des graphismes de l’industrie naissante du comic book, où domine déjà les plus grands dessinateurs du monde : Milton Caniff, Al Capp, Will Eisner... et où des individualités comme Harvey Kurtzman ou Jack Kirby commencent à trouver leurs marques. C’est à New York que Morris croise René Goscinny. Leur rencontre change la face de la BD franco-belge.
C’est cette histoire que raconte deux créateurs qui ont biberonné aux œuvres de ces grands auteurs. Au scénario de cette aventure extraordinaire, un sale gosse : Yann, compagnon de route d’Yves Chaland, dynamiteur de l’école de Charleroi avec ses hauts de page de Spirou et empêcheur de tourner en rond des bien-pensants. Rien ne le met plus en joie que la subversion et l’ambiguïté. Au dessin, Olivier Schwartz dont le dessin souple et habile doit précisément aux classiques qu’il illustre ici, dans une tradition de dessin parodique initiée par Yves Chaland.
"Une œuvre de friction"
Leur histoire est une sorte de docu-fiction à forte teneur parodique, une rêverie sur un voyage un peu fou qui a eu tant d’importance dans l’histoire de la BD. Il devait sortir en librairie à la mi-janvier, juste avant Angoulême, et là, patatras, la sortie est bloquée par les ayant droits qui ne reconnaissent pas leurs parents dans cette aventure. Schwartz & Yann sont parfaitement dans leur droit. Mais c’est sans compter le poids qu’ont ces auteurs historiques dans le chiffre d’affaires des éditions Dupuis. Les 35.000 exemplaires fabriqués reprennent le chemin de l’imprimerie...
Il s’ensuit une négociation qui aboutit à l’ajout d’un cahier où les enfants de Jijé qui ont pris part à cette équipée américaine donnent leur part de vérité dans un "Droit de réponse" qui n’a aucune valeur juridique et qui constitue même un précédent inquiétant pour la liberté de création. Mais enfin, l’album sort et c’est ce qui compte, enrichi de documents nouveaux et inédits de source familiale. La légende peut continuer. Au passage, quelques petites modifications ont été faites à la BD publiée dans Spirou : Les jurons, en bruxellois au départ, par exemple, sont redevenus wallons...
Quand même, on se demande comment la chose a pu arriver. De quel côté a-t-on merdé, des auteurs ou de Dupuis ? "Personne n’a merdé !, se récrie Yann. Nous avons réalisé un ouvrage de fiction inspiré de faits réels (au cinéma c’est monnaie courante) qui a été pris tel quel pour une biographie édifiante à la gloire de notre trio d’auteurs. Pourtant, à la fin du récit, la petite interview qu’a réalisé José-louis Bocquet explique bien qu’il s’agit d’un récit humoristique et en page de titre, il est bien précisé qu’il s’agit d’une œuvre de fiction... C’est devenu une œuvre de friction !" résume-t-il avec son à-propos habituel.
"Dupuis n’a pas vu venir le coup ! Nous non plus d’ailleurs..." confirme Schwartz de son côté.
Ce qui a fasciné Yann dans cette équipée de "clampins", c’est le contexte de l’époque : " Voila trois jeunes auteurs qui sur un coup de tête, s’embarquent à la conquête de l’Eldorado, sans plan précis mais avec femme et enfants, vivant comme des bohémiens, on pense à Kerouac et sa bande, à qui il arrive des aventures incroyables, épiques, pathétiques parfois, qui découvrent les quartiers chauds de Tijuana, le pulque, les comics, Goscinny … et qui à leur retour, vont inventer la BD européenne moderne !"
"Après ce voyage virtuel en leur compagnie, dit Schwartz, ils sont devenus pour moi plus humains et je les aime mieux, différemment."
Est-ce pour autant une œuvre qui intéresse le grand public, au-delà du cercle des amateurs qui percutent à la moindre référence et qui vibrent au dessin d’un Chaland ? " Brel disait qu’il écrivait comme on le faisait au début du siècle (le XXe…) Et il ajoutait : Brassens lui, écrit comme au 19e…Était-ce une démarche "vintage" ? rétorque Schwartz.
Quant à Yann, il considère que " Rien n’est plus beau que du vieux, quand c’est bien fait ! le Temps est le meilleur des critères artistiques : il confère une douce patine aux œuvres de valeur et moisit impitoyablement les productions médiocres ou frelatées…"
"Au début j’étais circonspect quant à la possibilité de faire une bande dessinée spectaculaire avec pareil sujet, raconte Schwartz. Mais tout le talent de Yann est là !"
Yann confirme, à sa façon sarcastique : "Le plaisir de recréer cette époque, à la fois désinvolte, insouciante, naïve et pourtant encore imprégnée de la tragédie si récente : quatre ans auparavant, la Belgique était encore sous la botte nazie, de l’Occupation et de ses horreurs ; ce décalage entre la candeur d’une poignée de belges naïfs confrontés au Nouveau Monde, insolent et moderne, permet de leur insuffler un enthousiasme communicatif, l’envie pour eux de bouffer la vie à pleine dents, au jour le jour, sans trop réfléchir…. C’est tellement éloigné de nos petites préoccupations mesquines et étriquées actuelles : perte de la notation AAA de l’andouillette et de la France, pensions de retraite complémentaire, vacances aseptisées au Club Machinchose, interdiction de fumer dans les cafés, et autre dépistage du cancer colorectal… Le comble de l’aventure, de nos jours, c’est sur Facebook ! Misère… Dieu merci, le Passé, c’est l’Eldorado !"
Et effectivement, cet album replonge le lecteur dans un bain de jouvence, celui de nos vieux Spirou d’antan, quand les grands auteurs belges étaient au sommet de leur art.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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