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Gunnm Last Order : adieu à la Terre

Par Guillaume Boutet le 8 août 2014                      Lien  
"Gunnm Last Order", la seconde partie des aventures de Gally, vient de s’achever. C'est l'occasion de revenir sur l'une des séries pionnières du manga en France, avant qu'elle ne poursuive son voyage sur Mars...

Gunnm et la France c’est une longue histoire, débutée en 1995. La série de Yukito Kishiro fait partie des premiers manga publiés par Glénat et marque une étape : c’est le premier titre ne reposant pas sur la diffusion d’un animé édité sous un format réellement « manga » – par opposition par exemple aux titres de Masamune Shirow, Appleseed et Orion, publiés au format franco-belge.

La sortie du tome 19 de Gunnm Last Order en France, qui marque la fin des aventures sur Terre de Gally, mais pas la fin de ses aventures tout court, apparaît comme le moment rêvé pour revenir sur cette série culte, à la publication néanmoins tourmentée et à l’évolution critiquée par certains fans de la première heure. Parmi ces fans, signalons d’ailleurs l’un d’eux, un cinéaste fameux, qui rêve de l’adapter un jour à l’écran : James Cameron [1].

Le titre du manga correspond à la contraction de deux mots anglais, Gun et dream, et à une lecture phonème des kanji utilisés, qui signifie littéralement...

Le rêve d’une arme

Dans une ville bâtie autour d’une immense décharge, au-dessus de laquelle flotte une mystérieuse cité, un médecin trouve encore intact parmi les débris un buste de cyborg féminin. Il décide de restaurer la créature et la baptise Gally. Cette dernière, à l’âge et à l’origine inconnue, n’a plus aucun souvenir de son passé. Rapidement elle révèle des capacités de combat étonnantes, à travers la maîtrise d’un légendaire art martial d’origine martienne : le Panzer Kunst.

Gunnm Last Order : adieu à la Terre
Gally lors du final de Gunnm Last Order
www..yukito.com/ © YUKITO Products INC.

Débute alors pour Gally une longue quête identitaire, sur fond d’univers cyberpunk ultra-violent et de combats mêlant arts martiaux et technologies. Les aventures de Gally vont l’entraîner à explorer Kuzutetsu, la ville-décharge, qui ne connaît que violence et corruption, le monde extérieur, désertique et peuplé de villages-oasis, Zalem, la cité volante supposée utopique, Jéru la cité spatiale soumise à l’unanisme [2], pour finalement partir pour Mars, sa terre natale et théâtre de guerres sans fin.

Le thème central de l’œuvre repose sur la quête du « moi », le lien entre l’esprit et le corps, entre l’organique et l’artificiel. L’univers cyberpunk permet d’explorer ce questionnement par le biais des cyborgs, dont le corps mécanique les éloigne de l’humanité « naturelle », et parfois des sentiments. L’univers de la série tend ainsi vers une efficacité, un perfectionnement, de l’humanité, séparant les faibles des forts, les outils des maîtres, sous l’égide d’une loi de la jungle ici, ou de la primauté du groupe sur l’individu là-bas.

Concernant Gally, ce thème se trouve couplé à celui de la mémoire et de la recherche du passé. Avec en bout de course, une autre elle-même, à la personnalité qui va se révéler très différente de la « sienne ».

De façon plus générale, l’œuvre de Yukito Kishiro appartient, de façon évidente, à la Hard science-fiction. En effet les technologies et les formes sociétales mises en scène, reposent sur les connaissances scientifiques actuelles. Les éléments utilisés se révèlent souvent pointus, et les pages du manga se trouvent agrémentées de notes explicatives assez techniques, sur tel phénomène ou tel principe physique. Néanmoins cela n’empêche pas le mangaka de se permettre de nombreuses audaces et fantaisies quant à leur utilisation !

L’équipe de Gally participant au tournoi du Z.O.T.T.
www..yukito.com/ © YUKITO Products INC.

Le rêve d’un auteur

La publication de Gunnm débute au Japon en 1991. Yukito Kishiro imagine son récit en trois actes : décharge, désert et espace. Cependant suite à des problèmes personnels, il se trouve incapable de continuer sa série et la termine brutalement en 1995, à la fin de l’acte désert. Une conclusion précipitée en quelques dizaines de pages autour de Zalem est réalisée. Cette première série fut publiée par Glénat entre 1995 et 1998, et compte neuf tomes.

Yukito Kishiro reprend sa carrière de mangaka en 1997. Il publie alors un one-shot, Ashman, puis une série d’histoires courtes, se déroulant dans les deux cas dans l’univers de Gunnm. En 1998 il débute une nouvelle série, Aqua Knight Saga. Il décide de l’interrompre en 2000, pour reprendre Gunnm et réaliser la suite des aventures de Gally. Cette séquelle porte le titre de Gunnm Last Order.

La publication de cette seconde série connaît à son tour des tourments en 2010, mais cette fois-ci entre le mangaka et son éditeur de l’époque Shûeisha. La raison officielle provient d’une obscure histoire de modification de dialogues lors d’une réédition de Gunnm [3]. Suite à cela, Yukito Kishiro part chez Kôdansha. La série est interrompue un an au Japon et deux ans en France.

Le changement d’éditeur japonais va poser quelques problèmes à Glénat car Kôdansha réédite les 15 tomes de Gunnm Last Order sous un format de 12 tomes. L’éditeur grenoblois doit donc à la fois renégocier la licence mais également intégrer le changement de format de la série. La décision est prise de rééditer Gunnm Last Order sous le format initial. Pour cela Glénat crée un nouveau jeu de couvertures, vu qui lui est impossible d’utiliser les anciennes. Le résultat : des couvertures avec un effet rougeâtre et brillant, au rendu discutable, qui fera débat chez les lecteurs français.

Le tome 19 : à gauche la version originale, à droite l’édition de Glénat
GUNNM LAST ORDER © by Yukito Kishiro / Kôdansha Inc.

Au final la publication de Gunnm Last Order en France s’étale de 2002 à 2014, pour un total de 19 tomes. Néanmoins, la narration et l’univers de Yukito Kishiro s’étant dilatés, cette partie conclut uniquement les actes dédiés à Zalem et Jéru. La suite des aventures de Gally, qui l’entraîneront sur Mars, vont ainsi donner lieu à une nouvelle et troisième série, portant le titre provisoire de The Martian War Chronicles.

Un univers entre science-fiction et arts martiaux

Gally, l’héroïne de Gunnm, est un cyborg dont seul le cerveau demeure organique. Le reste de son corps, et de son être, est artificiel. Un état banal et classique dans le monde de la surface, mais une autre problématique se pose à Gally : l’absence de souvenirs et d’un passé auxquels se raccrocher. Au cœur d’une quête identitaire complexe, notre héroïne cherche ce qui peut la définir en tant que personne, mais également en tant qu’humaine.

Cette quête, au-delà des aventures qui lui font découvrir le monde et ses secrets, va passer par le combat. Experte dans un art martial ancestral, seul héritage d’une existence révolue, Gally va découvrir à travers le combat une façon de se définir et de se forger une vérité sur sa nature et sa place dans le monde.

Ses aventures sont ainsi marquées par des rencontres, le plus souvent avec des combattants eux aussi en quête existentielle, qui lui apportent chacun leur propre réponse. Seule véritable exception, le personnage de Desty Nova, scientifique aussi génial que dangereux, archétype du savant fou, et ennemi juré, s’il en est un, de Gally. Lui aussi recherche une vérité sur la nature humaine et sa place dans l’univers. Et il ne vise rien de moins que la maîtrise du karma [4]. Cependant il a choisi de son côté la voie du chaos et perçoit le monde comme un immense laboratoire, peuplé de cobayes !

Le combat et sa dimension spirituelle et morale
GUNNM LAST ORDER © by Yukito Kishiro / Kôdansha Inc.

Ce qui frappe dans Gunnm, c’est ce mélange entre spiritualité et science abordé par le prisme des arts martiaux. Ainsi Yukito Kishiro a imaginé tout un éventail d’arts du combat spécifique aux cyborgs, reposant à la fois sur la maîtrise des mouvements que sur les spécificités mécaniques et électroniques d’un corps de cyborg. Comme chez un humain fait de chair et de sang, un cyborg peut ainsi développer et augmenter sa puissance uniquement en apprenant à connaître et à maîtriser son corps, mécanique, en le poussant dans ses limites.

La quête spirituelle s’accompagne donc d’une quête de maîtrise du corps, au final traditionnel, mais troublante vu l’aspect artificiel de ce corps chez un cyborg, qu’on imagine changeant, modifiable à loisir. C’est donc assez naturellement que la transformation apparaît comme un autre aspect essentiel de la quête de Gally, qui changera plusieurs fois de corps, ce qui lui demandera de réapprendre à le connaître - et donc à se connaître elle-même.

Le moi, au-delà du corps et de l’esprit

Dans Gunnm Last Order, Yukito Kishiro va encore plus loin dans cette idée de transformation et du rapport entre l’esprit et le corps. D’abord le lecteur découvre que les habitants de Zalem sont des êtres de chair et de sang... à l’exception de leur cerveau, remplacé par une puce électronique, copie conforme de leur cerveau d’origine ! L’objectif : une population à la pensée rationalisée, stable et débarrassée de tout stress ou névrose superflus. Les habitants de Zalem apparaissent donc comme l’opposé parfait des cyborgs de la surface.

Sechs, clone de Gally, en quête de sa raison de vivre
www..yukito.com/ © YUKITO Products INC.

Par la suite l’arc narratif de Jéru, la cité spatiale va combiner ces deux approches. En effet si Gunnm tournait autour de la thématique du corps machine, Gunnm Last Order explore les consciences artificielles et plus exactement le tout artificiel en creusant le concept d’individualisation et de karma de la machine.

Outre les intelligences artificielles et les androïdes cherchant leur raison de vivre -comme par exemple avec Sechs, l’étonnant réplique-mécanique de Gally- Yukito Kishiro met en scène la sublimation de l’esprit en se débarrassant de la dernière « limite » de l’humanité, le cerveau organique. Ainsi Gally meurt, son cerveau est volé, mais elle ressuscite avec une puce cerveau, copie conforme de son cerveau organique. Gally devient un être entièrement synthétique, au même titre que Sechs ou Zekka, un cyborg combattant qui a lui renoncé volontairement à son cerveau organique. Ce n’est pas la première mort de Gally, mais cette perte de son cerveau d’origine constitue une évolution inédite et inattendue.

Yukito Kishiro développe ainsi toute une thématique autour de la conscience de soi et de la question de ce qui fait un individu. Le plus troublant va néanmoins apparaître lors de la conclusion de Gunnm Last Order. Ses amis ayant récupéré finalement le cerveau organique de notre héroïne, cette dernière ressuscite en tant qu’être de chair et de sang. Cette Gally, née du cerveau original, va rester sur Terre pour goûter enfin au repos auprès de celui qu’elle aime.

Tandis que l’autre Gally, entièrement synthétique, née à partir de ce cerveau original -et qui a vécu toutes les aventures de la dernière partie de la série- part quant à elle pour Mars, affronter son passé, et renonce ainsi à une fin heureuse (et facile ?), poursuivant les combats qui l’ont portée là où elle est aujourd’hui.

Entre original et réplique, entre récit initial et sa suite

Le tome 19 propose de revoir tous les personnages originaires de la Terre pour leur dire adieu
GUNNM LAST ORDER © by Yukito Kishiro / Kôdansha Inc.

Comme on le voit, la question de l’individu et de l’originalité (du corps, puis de l’esprit) se trouve pousser dans ses derniers retranchement chez Yukito Kishiro. Au final, seuls l’expérience et le vécu forgent l’individu, et son héroïne. Les pièces « originales », comme le corps ou le cerveau, aussi essentielles et apparemment irremplaçables qu’elles puissent apparaître, ne constituent pas l’essence de l’individu. C’est le karma qui le constitue.

On reproche souvent à Gunnm Last Order une perdition de son récit, avec un tournoi très long et des circonvolutions et des digressions inutilement compliquées – en particulier autour d’une prolifération de personnages « dupliqués », proche de l’immortalité, renaissant de la mort, avec une Gally se rapprochant de plus en plus du Surhomme au sens de Nietzsche. Sans oublier l’utilisation de concepts improbables et too much, comme le karma quantique, porté par un bouddha du karaté spatial, véritable Deus ex machina.

Cependant si le manga de Yukito Kishiro aurait pu gagner en efficacité en étant plus court et simple, nous pensons néanmoins que le mangaka a brillamment bâti un univers riche et complexe incontestablement digne d’intérêt. La vaste galerie de personnages créés, hors-normes, explore quant à elle avec une rare justesse -mais aussi sensibilité- les nombreuses voies et possibilités de la quête de soi.

Une œuvre culte, toujours d’actualité, à découvrir et à redécouvrir, et dont nous attendons la suite avec la même impatience des premiers jours. Gally reste et restera cette « arme » se rêvant humaine, à la destinée unique, malgré toutes les transformations et les métamorphoses qui semblent l’amener toujours plus loin, vers la réalisation de son être.

Gally et tous ceux qu’elle a rencontrés, amis ou ennemis
www..yukito.com/ © YUKITO Products INC.

(par Guillaume Boutet)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Gunnm Last Order T19. Par Yukito Kishiro. Traduction David Deleule. Glénat Manga, Collection "Seinen". Sortie le 2 juillet 2014. 224 pages. 6,90 euros.

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Le site de Glénat dédié à Yukito Kishiro

Le site de Yukito Kishiro

Yukito Kishiro sur ActuaBD :
- Lire la chronique de Gunnm Other Stories
- Lire la chronique du tome 2 de Gunnm Last Order
- Lire la chronique du tome 1 de Aqua Knight
- Lire la chronique du tome 3 de Aqua Knight
- James Cameron adapterait Gunnm au cinéma

[1James Cameron qui a découvert Gunnm dans les années 1990, promet depuis longtemps de l’adapter. Les années passent mais le réalisateur renouvelle régulièrement cette promesse... et arlésienne ! La dernière évocation du sujet date de juillet 2013. Le réalisateur canadien, qui avait également initié l’adaptation à l’écran de Spider-Man, a indiqué qu’il s’y attellerait après en avoir fini avec la trilogie Avatar - ce qui repousse le projet concernant Gunnm aux alentours de 2017.

[2Système, inspiré par un courant littéraire conçu par Jules Romains, qui repose sur la conscience collective de la population pour conditionner les pensées de l’individu pour qu’il agisse toujours pour le bien commun.

[3Le détail de l’histoire nous est connu uniquement par un communiqué de Yukito Kishiro : un éditeur de Shûeisha lui aurait demandé le 7 Juin 2010 de modifier des dialogues de Gunnm en vue d’une nouvelle réimpression. Cependant, Kishiro était en train de terminer le centième chapitre de Gunnm Last Order et il restait peu de temps avant la deadline. Il aurait demandé à l’éditeur s’il se rendait compte que cette demande pourrait lui faire rater sa deadline. L’éditeur a accepté cette possibilité, et Kishiro a modifié les dialogues et terminé à temps son chapitre. Puis, le 24 juin, il a annoncé que le manga était en pause pour une durée indéterminée.

Yukito Kishiro a ensuite demandé des excuses de la part de l’éditeur et le retrait du commerce de cette version modifiée de son manga qu’il ne désirait pas. N’ayant pas pu trouver d’entente avec Shûeisha, il décida de changer d’éditeur.

[4La notion de karma désigne communément le cycle des causes et des conséquences liées à l’existence des êtres sensibles. Il est la somme de ce qu’un individu a fait, est en train de faire ou fera.

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