Dans une tribune au quotidien catholique De Standaard, Bart De Wever, le président du parti indépendantiste flamand Nieuwe-Vlaamse Alliantie (N-VA), grand triomphateur aux dernières élections législatives fédérales belges et, à ce titre, nommé par le roi Albert II comme informateur en vue de la formation d’un prochain gouvernement, mission qui s’est soldée par un échec (la Belgique n’a toujours pas de gouvernement depuis), s’est fendu d’une ahurissante tribune dans le plus grand quotidien flamand, intitulée « Nazis flamands » où il détaille le passé collaborationniste d’Hergé pour mieux minorer celui de Willy Vandersteen –somme toute anecdotique, sous le pseudonyme de « Kaproen » en 1942- redécouvert par les historiens [1].
Concurrence des mémoires
La démonstration tente de prouver que la presse francophone manipule ce genre d’information pour tenter d’associer le nationalisme flamand à la collaboration nazie. Il affirme en substance que les Flamands ont davantage fait face à leur passé que les Wallons : « De toute cette partie de l’Histoire, qui ne fut tout de même pas qu’un simple détail dans la vie et l’œuvre d’Hergé, s’offusque De Wever, dont l’éditorial a été traduit intégralement par le quotidien Le Soir, vous n’apprendrez absolument rien en visitant le Musée Hergé à Louvain-la-Neuve. Seul un documentaire projeté en boucle laisse voir Hergé lui-même se référer brièvement à la période pendant laquelle il a suivi le soi-disant vertueux exemple du roi Léopold III en continuant à travailler pendant la guerre. Yeah right ! Le fait de passer sous silence cet aspect important de la biographie du brillant artiste est bien typique du mythe wallon d’après lequel la collaboration aura surtout été le fait des Flamands alors que la Belgique francophone résistait avec bravoure. »
Le "ciment" de l’identité belge
Évidemment, cette analyse bédéphilique du plus grand leader nationaliste flamand n’a pas manqué de faire les gros titres des journaux nationaux en Belgique. Interrogé par La Dernière heure, Benoît Peeters n’a pas manqué de souligner que la citation d’Hergé qui débute la philippique de De Wever est prise aux bonnes sources puisqu’elle provient d’une interview qu’il a faite d’Hergé en 1977. Pour lui, l’explication de cette polémique est avant tout politique : « C’est une question passionnante. Hergé et Tintin sont des mythes belges, des icônes d’une Belgique unie. Des symboles qu’il faut s’employer à détruire pour M. De Wever. Hergé, c’est la Belgique à l’ancienne, un vrai zinneke, un mélange profond de culture. À travers Hergé et son univers, je pense que c’est aussi la famille royale qui est visée. L’artiste n’a jamais caché son attachement à la famille royale… qui le lui rendait bien. Je pense ainsi à la fête pour les 70 ans d’Albert II organisée conjointement avec les 75 ans de Tintin. Vais-je un peu trop loin ? Je ne le pense pas. Si Bart De Wever s’attaque à Tintin, ce n’est pas un accident. Il veut saper tout ce qui fait le ciment de la Belgique. Et tous les amalgames – aussi nauséeux soient-ils – sont permis. »
La thèse de la bande dessinée et de la royauté, « ciments » de l’identité culturelle belge, était au cœur de l’exposition « Regards croisés de la bande dessinée belge » que j’avais conduite avec Jean-Marie Derscheid et Éric Verhoest. J’y ajoutais : le catholicisme, lui aussi curieusement attaqué ces temps-ci en Belgique… Elles m’avaient été inspirées par un article de Joël Kotek intitulé « Tintin, un mythe de remplacement » [2].
Si Bart De Wever s’attaque ainsi à la bande dessinée, c’est parce qu’il a senti que c’était symboliquement important. La réussite de l’Année thématique de la BD en 2009 à Bruxelles a bien montré que cette industrie restait un référent culturel incontournable dans la représentation du Plat Pays.
Une polémique documentée
On peut ajouter que sa présentation des responsabilités d’Hergé sous l’Occupation est plutôt bien appuyée, et il a raison de brocarder un Musée Hergé trop empressé à idolâtrer son grand homme. Il aurait pu expliquer qu’aussi bien Michael Farr que Philippe Goddin soutiennent, pour le premier, que L’Étoile mystérieuse n’est pas un album teinté d’antisémitisme (le banquier Blumenstein ne serait qu’un produit du hasard) [3], pour le second, que cet album ne serait pas collaborationniste [4], alors que le grand historien Pascal Ory avait déjà sérieusement documenté la question depuis longtemps [5], de même que la biographie d’Hergé par Pierre Assouline [6]
La synthèse de De Wever à propos d’Hergé, quoique manipulatrice dans le contexte, est correcte. Sa sortie sur le manque de travaux concernant la collaboration des auteurs wallons avec l’Occupant n’est pas fausse non plus. Nous-mêmes n’écrivions-nous pas dans ActuaBD , à propos d’un album de Spirou, Le Groom vert de gris qu’ « Il n’y a pas eu en Belgique, comme en France, une réflexion profonde de la classe politique sur la période de l’Occupation. À quelques exceptions près, rares sont les historiens qui se sont penchés sur la question. Alors qu’en France, les plus hautes autorités de l’état (Jacques Chirac au Vel d’Hiv, 22 octobre 2008) reconnaissent « une dette imprescriptible » à l’égard des déportés, la Belgique est restée étrangement floue sur ce point. »
Un plaidoyer pro-domo
Mais là où De Wever se trompe complètement, c’est quand il affirme que « On ne peut absolument pas prêter d’idées politiques au père de Bob et Bobette, en dehors du fait désormais avéré qu’il se soit fait payer pendant la guerre pour quelques dessins particulièrement malencontreux. » Comme beaucoup d’autres auteurs belges (et notamment francophones), Vandersteen qui publie dans un journal extrêmement conservateur (De Standaard où écrit M. De Wever, a longtemps arboré l’insigne AVV/VVK (Alles Voor Vlaanderen – Vlaanderen Voor Kristus - Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ) a apporté son lot, dans Bob & Bobette, de dessins aux relents racistes et antisémites (Cf. par exemple Le Mini-Monde, 1967). Nul n’a oublié non plus ses saillies pro-libérales contre les fonctionnaires et contre le fisc.
Plaidoyer pro-domo
Les dernières lignes de l’éditorial de Bart De Wever sont d’ailleurs édifiantes. Elles montrent bien que toute sa démonstration anti-Hergé et anti-BD francophone n’est là que pour se scandaliser du soupçon porté sur les antécédents collaborationnistes de sa propre famille. Un plaidoyer pro-domo en quelque sorte. Ce soupçon pourtant ne date pas d’hier : Jacques Brel, « Flamand francophone notoire », n’accusait-il pas les Flamingants d’être « nazis pendant les guerres et catholiques entre elles » [7] ?
Ce qui est sûr, c’est que des travaux sont en cours de publication pour cette période. Je n’en veux pour preuve qu’un projet de Frans Lambeau, Le Dictionnaire de la bande dessinée belge sous l’Occupation qui devrait être publié prochainement.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon. Bart De Wever. DR.
[1] La revue Brabant Strip N°56 : Dossier 1940-1945 (juin 1997) avait déjà établi ce lien depuis bien longtemps.
[2] Joël Kotek, Tintin : un mythe de remplacement in Anne Morelli (dir. ouvrage collectif), Les Grands Mythes de l’histoire de la Belgique, de Flandre et de Wallonie, Éditions Vie ouvrière, Bruxelles, 1995, pp 280-292.
[3] Michaël Farr, Tintin : le rêve et la réalité., Ed. Moulinsart, Bruxelles, 2001.
[4] Philippe Goddin, Hergé : Lignes de vie, Editions Moulinsart, Bruxelles, 2007
[5] Pascal Ory, Tintin au pays de l’ordre noir, Magazine de l’histoire, n° 18, décembre 1979. Voir aussi son interview faite par l’INA en 1983, où déjà, tout est dit.
[6] Pierre Assouline. Hergé, Gallimard – Folio, Paris, 1998. Réédition complétée en 2003.
[7] Les Flamingants, chanson comique, 1977.
Participez à la discussion