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Herr Seele ("Cowboy Henk") : "Hergé, ce n’est pas de la Ligne claire, c’est de l’art déco !"

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 21 avril 2013                      Lien  
Herr Seele a fait l'événement aux 10e Rencontres du 9e Art d'Aix en Provence. Pas seulement à cause de son exposition ou de la parution récente de Cowboy Henk aux éditions Frémok, mais en raison de sa personnalité. Sa réputation l'avait précédé : ses visites guidées étaient attendues et très fréquentées. Un phénomène qui doit beaucoup à ses saillies décoiffantes dont on a du mal parfois à démêler ce qui relève de la géniale intuition analytique ou du simple foutage de gueule.
Herr Seele ("Cowboy Henk") : "Hergé, ce n'est pas de la Ligne claire, c'est de l'art déco !"
Cowboy Henk de Herr Seele & Kamagurka aux éditions Fremok.
Diffusion CDE

Comment ça ? Hergé, ce n’est pas de la Ligne Claire !?

Pour moi, ce n’est pas un terme d’histoire de l’art comme on le peut la concevoir, disons, depuis Goethe, qui oppose classicisme et expressionnisme.

Ce que fait Hergé, c’est de l’art appliqué, de l’art déco, pour résumer un peu simplement. Ce sont des livres pour les enfants. La tête de Tintin est ronde, simplifiée à l’extrême : impossible d’en faire un close up parce que son visage n’est pas assez expressif. Si on devait faire un close up, cela donnerait un résultat étrange qui pourrait même effrayer les enfants !

Le dessin d’Hergé relève forcément du classicisme car il met le personnage dans un décor, une architecture, un paysage classiques. Il ne recherche pas forcément la beauté, comme je pourrais le faire. Quand Cow Boy Henk grimpe sur une montagne, il est central dans l’image. Hergé va plutôt cadrer l’image, comme au cinéma. Mais il faut reconnaître que chacune de ses cases, isolément, fonctionne esthétiquement très bien.

Mais c’est une image psychologique à mon avis, comme la photographie : la photographie commence avec Daguerre en France et Talbot en Angleterre dans les années 1830, au moment où naît la psychologie. On n’en est pas encore à Freud, mais ce sont les débuts... Hergé travaille dans la psychologie, tandis que je suis davantage dans le monumental.

Le vocable de Ligne claire n’est pas inventé par Hergé. Il avait même l’air un peu embêté par cette définition : il parlait quant à lui d’une "ligne claire du scénario"...

Voilà. Kamagurka le pense comme moi : la grandeur de Hergé réside dans la façon dont il raconte l’histoire. Ce sont des archétypes. C’est une sorte de recherche du Graal, c’est très wagnérien.

Herr Seele, dessinateur, plasticien, théoricien de l’art, à sa façon...

Pourquoi Joost Swarte s’est-il senti investi de forger ce concept de Ligne claire ?

C’est très hollandais : Van Doesburg ou Mondrian aiment la clarté dans le design. Le dessin de Swarte n’a pas de perspective réaliste, à l’instar de l’estampe japonaise. Swarte a esthétisé le langage d’Hergé. Pour lui, c’est avant tout une démarche esthétique, au contraire d’Hergé. Cela n’intéresse pas l’auteur de Tintin : il fait le dessin le plus efficace possible.

À partir du Lotus bleu, il est esthétique, quand même...

Il ne cherche pas l’art. Il veut faire un beau livre d’enfant qui incite surtout à la lecture. Cela n’a rien d’une démarche esthétique. Sa beauté vient plutôt d’une sorte d’humilité sur ce point, je pense. Swarte c’est tout autre chose...

Est-ce que le mouvement de la Ligne claire a tenté de récupérer Hergé, comme les Surréalistes avaient récupéré Rimbaud, ou le Cubisme ce qu’on appelait alors "l’Art nègre" ?

Nous sommes dans l’art appliqué, là réside le 9e Art. Kamagurka et moi n’y sommes pas. Nous sommes dans l’art graphique poétique, qui est l’art du Surréalisme. À mon avis, le surréalisme est le mariage entre le classicisme et l’expressionnisme. Mais c’est une autre discussion que j’aimerais approfondir avec vous en compagnie de Kama, si vous le voulez bien. Nous sommes les héritiers du théâtre de l’absurde de Ionesco. C’est pertinent de faire cela aujourd’hui. C’est d’ailleurs la grande question : où est la place de l’absurde dans notre société, est-il nécessaire ? La question se pose depuis Kierkegaard : Croire en Dieu, c’est absurde, il n’existe pas. Mais c’est quand même bien de le faire !... (rires)

À chaque visite guidée d’Herr Seele, c’était le bain de foule.

Quand j’ai commencé Cow Boy Henk, ma ligne était épaisse, comme dans Tintin en Amérique, ma grande influence. Puis, à l’imitation de Kama, je me suis acheté un Rotring d’une épaisseur d’un millimètre. Je n’ai jamais pu m’y faire !

Les débuts d’Hergé ressemblent à ceux de Cézanne dans sa jeunesse : ses premiers travaux sont extrêmement primitifs. Le portrait d’Achille Emperaire est d’une maladresse totale, d’une grande brutalité. Les pieds ne sont pas dans la perspective de l’image. C’est pourtant une grande peinture, monumentale. Moi, je suis dans la ligne épaisse, sans superflu. Pour l’humour, il faut cette clarté. C’est pourquoi Stan Laurel faisait la lumière et les décors de ses propres films. Nous procédons de même.

La Ligne claire n’est pas la seule voie de l’œuvre d’Hergé. Les Dupondt, par exemple, sont en noir, comme les acteurs d’un film muet. Leur humour est un humour d’avant-guerre, marqué par l’anarchie et la violence. Hergé a besoin de cette violence, de façon homéopathique, sans quoi, ses histoires serait par trop efféminées. Il a besoin de primitivité, comme l’entend Gombrich [1], pour maintenir un peu de masculinité dans son expression. Les Dupondt font cela.

Il est nécessaire de briser les choses, comme le personnage de Dostoïevski dans L’Idiot qui casse un vase chinois de grand prix. La casse fait peur, mais elle fait rire. N’oublions pas que nous sommes dans une bande dessinée pour les enfants...

Herr Seele et Serge Darpeix, directeur artistique des Rencontres du 9e Art d’Aix en Provence

Joost Swarte et les autres se sont trompés. Ils n’ont qu’un point de vue de design. Ils sont restés dans leur enfance. Ce n’est pas le point de vue d’historiens de l’art, mais celui d’amateurs d’Hergé : Ils aiment lire Hergé, mais ils sont coincés dedans. Il faut libérer Hergé, le remettre dans l’histoire de l’art. Je le vois comme un miroir de René Magritte qui est issu de la même période.

Vous pouvez développer ?

Je vois comme point de charnière les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. C’est le tragique de la guerre, car ce n’est plus la guerre, comme dans la Première Guerre mondiale, cela devient autre chose. Les guerriers n’existent plus : ils ne sont plus victimes du combat, ils sont les victimes de la guerre elle-même, d’une idéologie, pour la première fois dans l’histoire. Hergé a la même valeur que Magritte, dont l’art s’apparente à celui de l’affiche : il fait du design lui aussi. Magritte et Hergé sont, dans le même pays, comme la gauche et la droite, le communisme et le fascisme...

Hein ?

Oui. Hergé est sous l’emprise de l’art et de l’avant-gardisme allemands. Comme Giorgio de Chirico qui, dans sa biographie, déclare que toute son influence vient de l’Allemagne. Les dessinateurs de Simplicissimus, comme Olaf Gulbransson ou Thomas Theodor Heine, faisaient aussi une Ligne claire à leur façon, plus sensuelle et plus esthétique.

Après guerre, il n’aura plus pour Hergé la concurrence des artistes allemands dont l’art a été mis sous silence, s’est retrouvé perdu. En particulier l’art fasciste qui était parfois très beau. Pour Hergé, cela a été une bonne opération, on a perdu ce qui faisait sa principale référence. Son attitude très double durant l’occupation, est fascinante aussi, je trouve.

Le fait qu’Hergé, dans les années 1960, collectionne des artistes minimalistes comme Sol LeWitt montre qu’il a les sens en éveil. Dans les années 1970, il est influencé par le mouvement hippie. Cela se voit dans les Picaros, mais cela ne marche pas. Avec raison : un boy-scout en pleine période de mai 1968, il y a rien de plus con !

Pour Hergé, il faut oublier la guerre et Mai 68 aide à cela. Pour lui comme pour moi d’ailleurs : mon grand-père a été décapité par les nazis pendant la guerre car il travaillait pour les résistants de la Brigade blanche. Tout cela influence, forcément.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Exposition du 9 avril au 25 mai 2013

Galerie Zola - Cité du Livre

Programme détaillé sur BD-AIX.com

Photos : D. Pasamonik(L’Agence BD)

[1E.H. Gombrich, La préférence pour le primitif : Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Paris, Phaidon, 2004.

 
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