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Hervé Loiselet : « La surproduction est en librairie, pas en kiosque »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 14 mai 2007                      Lien  
Actuellement rédacteur en chef de {Suprême Dimension}, Hervé Loiselet avait été le cofondateur de {BoDoï} et a dirigé plus d’un titre de la presse BD diffusée en kiosque. Mais, au fil des ans, il s’y sent de plus en plus seul. Un gâchis : les éditeurs de bande dessinée ne font pas leur travail et ratent des occasions historiques, pour la bande dessinée et pour ses auteurs, explique-t-il en substance.
Hervé Loiselet : « La surproduction est en librairie, pas en kiosque »
1997 : BoDoï N°1

Ce fils de militaire avait lui-même un peu tâté de la garnison avant de rejoindre la publicité où il travailla en agence pendant cinq ans. Parallèlement, il avait créé avec Ange et G.Gille-Naves une structure éditoriale, Halloween Concept, où ce ludophile passionné publia des jeux, des magazines dédiés (dont Lotus Noir, toujours existant) et des romans, sans oublier un détour par le jeune et vigoureux théâtre contemporain. Puis il a créé BoDoï avec Frédéric Vidal, en l’adossant à Halloween. Quand BoDoï a été racheté, il s’installa en freelance et participa à de nombreuses aventures de presse : informatique, pour enfants, pour ados, sportive, pour le luxe... Il lança Pavillon Rouge pour le compte des éditions Delcourt, L’Année de la BD et Bande dessinée magazine pour les éditions Soleil (il avait entre-temps, comme responsable de la diffusion, multiplié les ventes de Lanfeust Mag par deux), avant d’abandonner son indépendance et de créer Suprême Dimension pour le même employeur. Ce surractif qui avait également cosigné avec Frédéric Vidal une histoire en deux albums chez Delcourt, Dragons, vient de se remettre à l’écriture et prépare trois one-shots chez Soleil dans le registre du thriller catholique. Rencontre.

Vous aviez reçu une solide volée de bois vert avec Bandes Dessinées Magazine. Avec le recul, qu’est-ce que vous en pensez ?

2001 : Pavillon rouge

Ce qui a été mis en place avec Bandes Dessinées Magazine profite aujourd’hui particulièrement à bon nombre de supports gratuits d’information sur la BD. Récemment, on me disait que BDMag était le meilleur support de bandes dessinées de ces dernières années, je le crois. On nous a taxés de faire dans le people. Or, aucun potin n’a jamais été publié. Nada, que dalle, rien à se mettre sous la dent. La volée de bois vert émane de nez de boeufs frileux, sectaires et jaloux. Publier des photos d’auteurs a traumatisé toute une ribambelle de zombis sans qu’on sache trop pourquoi. Le fait que l’initiative venait de Mourad Boudjellal a également joué un rôle : pour quelques-uns, rien de bon ne peut venir de lui. Pour ma part, j’en ai ras la casquette de l’info BD balai dans le cul. A force de vouloir que sa maman soit fière de son fiston, bon nombre d’auteurs se la pètent. TOUS, en majuscule, tous les autres secteurs culturels sont bien plus détendus. Ce qui n’interdit pas les querelles de chapelle et le débat d’idées, immédiatement assimilés dans la BD à de la provocation et de la basse polémique. Une satisfaction : aujourd’hui, dans la BD, il est devenu banal de montrer la bouille de la personne qui cause dans le micro. Les expérimentations de L’Année de la BD et BD Mag sont passées par là.

Laurent Duvault, Ange et Hervé Loiselet au temps de "Pavillon Rouge"
Photo DR

Suprême Dimension offre, avec Lanfeust Mag, une palette assez large de la production maison. Quels publics touchez-vous ?

Le public de Soleil. Et des passionnés curieux de bons jeux et de bonne littérature.

En kiosque, il semble que le genre super-héros marche bien, avec les éditions Panini, commercialement assez dynamiques. Pour le reste, on ne peut pas dire qu’il y a surproduction…

Qui parle de surproduction en kiosque ? Au contraire c’est le désert. Le genre super-héros (vous avez les chiffres pour de vrai ?) reste bien cantonné avec une rentabilité qui repose sur une équipe rédactionnelle famélique qui régit plusieurs titres. C’est de l’industrie, c’est parfaitement honorable, c’est même judicieux, mais ça n’a rien à voir avec le schmilblick. Le modèle existe pour la presse ado-star, notamment, ou la presse porno, qui décline un même contenu plusieurs fois de suite, voire en simultané, dans plusieurs titres avec trois personnes aux manettes.

Comment se distribuent les journaux en kiosque ?

2002 : L’Année de la BD

On livre les journaux à une « messagerie », pour faire simple une coopérative d’éditeurs qui mutualise des moyens. Elle dispatche le « papier », comme on dit dans le jargon de la presse, sur quelques centaines de grossistes régionaux qui eux-mêmes redistribuent sur quelque 30.000 points de ventes, en ce qui nous concerne sur 8.000 points de vente utiles, sans parler de l’export. En réalité, cette distribution un peu lourde demande des moyens : des représentants sur les points de vente, de la promotion, des professionnels du réglage des ventes, etc.

Est-ce que les problèmes de restructuration des NMPP  [1] qui perdurent depuis des années ne sont pas en partie aussi la cause de l’absence des éditeurs de bande dessinée en kiosque ?

Les problèmes des NMPP sont un symptôme, pas une cause. On peut parler des Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) [2] et de Transport Presse (TP) [3]. Le problème, c’est que les marchands de journaux ne se sont pas adaptés à la situation actuelle et à l’accroissement de l’offre. Chez Carrefour, on fait de la place aux nouveaux produits, on agrandit le point de vente et les linéaires. On a des vendeurs jeunes et énergiques. Pas chez un marchand de journaux. Depuis 15 ans, j’entends dire que « tout va changer », mais rien ne se passe. On nous dit que ce serait la faute à la loi Bichet [4] La loi Bichet a été détournée par des affairistes et des escrocs qui ont transformé les points de vente en chocolateries, vidéothèques, gadgeteries ou recycleurs de vieux papiers. Quelques tentatives ont été réalisées de rationaliser les boutiques mais, pour l’essentiel, le secteur a décidé de faire le ménage chez les éditeurs. Normal, c’est le maillon faible. Ce ménage a commencé. La presse TV, les masculins et la presse féminine souffrent particulièrement. Le Net et les gratuits y sont pour quelque chose mais, fondamentalement, le métier était déjà vérolé. Pour ce qui concerne la presse BD, c’est un encéphalogramme plat. Pour des raisons comptables et historiques. Quand on a lancé BoDoï, par exemple, on a réuni plus de moyens humains et financiers que pour n’importe quel autre lancement ultérieur. Étonnant, non ? Il y a des leaders comme le groupe Média-Participations qui ne tiennent pas leur rang. Je ne peux pas croire qu’ils ont fait l’économie de la réflexion ou qu’ils n’ont pas vu qu’il existait des lignes comptables différentes.

Hervé Loiselet et Dav, dessinateur-éditorialiste de "Suprême Dimension", à Angoulême.
Photo : D. Pasamonik

Cette situation est une exception française en Europe. Partout ailleurs, le kiosque domine. Ce qui manque aux éditeurs de BD, c’est de l’audace ou de la technicité ?

Les deux, mon général ! Au-delà de l’information, un magazine de bandes dessinées doit être un lieu de création et de réflexion, et non pas un lieu de déclinaison, au motif que l’essentiel du public est en librairie. Au contraire, comment faire revenir les gens chez les marchands de journaux ? Comment payer les intervenants ? Je veux dire, comment payer les collaborateurs du journal dans un cadre légal et profitable pour tous ? Aujourd’hui, seul Shogun tente le coup, via une articulation modèle entre la presse et le livre. Mais lui aussi pâtit de l’absence de capitaux, d’expérience du terrain et d’une insuffisance d’investissement commercial. Alors qu’un éditeur d’albums mise sur de nombreux salariés pour garnir jusqu’à la gueule quelques centaines de points de vente, il n’investit pas un kopek dans un réseau de plusieurs milliers de kiosques. Il ne faut pas s’attendre à des miracles ! D’autant moins, vous l’avez compris, que ce réseau est en pleine crise, et dans une crise autrement plus dure que celle que connaissent les libraires. A noter : un responsable en messagerie gère plusieurs dizaines de titres et son chef plusieurs dizaines d’éditeurs chaque semaine ! C’est de l’abattage. Sommes-nous condamnés, en plus, à attendre bras croisés que l’abattoir soit vide ?

Pourquoi y aller, alors ?

2004 : Bandes Dessinées Magazine

Parce qu’il y a là une vraie source de croissance ! C’est assez singulier, alors qu’on parle de saturation et de surproduction dans les librairies, qu’on s’y chicane chèrement des pouillèmes de parts de marché, c’est le désert en kiosque ! C’est pourtant un circuit historique et naturel. Chez les éditeurs de BD, on y consacre zéro moyen. Soleil mis à part, la partie kiosque de l’exploitation est au mieux considérée comme un service rendu aux départements éditoriaux, voire de la promotion, sans plus. D’un côté, on a le leader du marché qui ne fait rien et qui refuse de tenir son rang. De l’autre, je gére en externe à distance l’un des titres phare d’un éditeur, je travaille avec du matériel qui m’appartient. On se débat comme on peut, ce n’est pas idéal. Il y a, de la part des éditeurs de bande dessinée, une défiance vis-à-vis de la presse, qui est irrationnelle. Ça n’a pas toujours été le cas : les plus grands moments de l’histoire de la bande dessinée franco-belge se sont construits autour des journaux : Mickey, Spirou, Tintin, Pif Gadget, Pilote, L’Écho des Savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial, (À Suivre)...

À quoi est-ce dû ?

2006 : Suprême Dimension

Je crois que cette démission est directement liée au statut des auteurs. Autrefois, ils étaient assimilés à des journalistes, ils étaient salariés. Aujourd’hui, la plupart des auteurs publiés dans ces journaux de bandes dessinées sont payés en droits d’auteur, c’est à dire dans le cadre de leur contrat pour un album. La preuve en est que la plupart des journaux qui subsistent en kiosque sont des titres importés de l’étranger. Quand Dargaud a stoppé Pilote et que des comptables ont donné raison aux revendications de certains auteurs, tout a basculé. Et pourtant, on voit confusément, au travers des démarches syndicales actuelles, que tous les auteurs ne rêvent pas du statut âprement conquis par des Moebius ou des Bilal et leur génération, mais voudraient faire de la BD de façon... autre, régulière, ne serait-ce que pour rassurer leur banquier. Il faudrait trouver une autre articulation salariat/droits pour rentabiliser l’affaire. Je crois que c’est possible, car aujourd’hui la bande dessinée n’est plus concevable seulement comme du papier entouré d’une reliure, aussi chatoyante soit-elle. Je milite contre le TOUT-LIVRE. Contre ses snobismes, ses diktats et ses excès. Le 9e art est multi-supports par essence : presse, livre, numérique… La presse offre non seulement une possibilité laissée en jachère de rentabiliser la création de nos auteurs, mais aussi, peut-être, de restructurer un métier qui en a bien besoin. Quant au numérique, c’est un continent vierge où la presse BD doit poser ses jalons.

Propos recueillis par Didier Pasamonik, le 12 mai 2007.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN :

En médaillon, Hervé Loiselet par Didier Pasamonik

[1Nouvelles Messageries de la Presse parisienne, le principal distributeur de la presse en France. NDLR.

[2Diffuseur lyonnais, concurrent des NMPP. NDLR.

[3Une messagerie à coopérative unique qui sommeillait quand Hachette, présent dans la structure, y a trouvé une réponse aux prises de parts des MLP dans les années 80 et 90.

[4La loi du 2 avril 1947, dite "Loi Bichet" du nom de son créateur Robert Bichet, a été votée au lendemain de la guerre, notamment en réaction à certains milieux de la presse qui avaient collaboré avec l’occupant. Elle garantit certains principes d’égalité entre les éditeurs et l’impartialité et la liberté de la diffusion de la presse. Sa structure et son organisation sont aujourd’hui peu adaptées au développement de la presse actuelle, mais sa remise en cause laisse craindre par certains un recul des libertés acquises, tandis que d’autres appellent à la réforme d’un système d’un autre âge. NDLR.

 
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