La Turquie est une terre paradoxale. Alors que la majorité de la population a mis au pouvoir un gouvernement islamo-conservateur qui s’est avéré avec le temps de plus en plus autoritaire, la culture de la laïcité y reste encore vivace. La plupart des intellectuels : enseignants, chercheurs, écrivains, artistes, journalistes... ont très bien compris les enjeux qui sous-tendent le dramatique assassinat dont on été victimes les journalistes et les dessinateurs de Charlie Hebdo.
Une revue fondatrice
C’est surtout vrai pour les caricaturistes. Créée en 1972 par les Oğuz & Tekin Aral, d’abord en supplément d’un quotidien, puis indépendamment en kiosque, Gırgır (prononcer "gueurgueur" car il n’y a pas de points sur les i) a été le creuset de la bande dessinée turque contemporaine. Elle fut même, sous la direction d’Oğuz Aral entre 1973 et 1989, la revue la plus célèbre de Turquie. Ses modèles ? Mad Magazine, le journal russe Krokodil et sans aucun doute Charlie Hebdo.
Son combat ? la liberté d’expression. Aral développa un magazine impertinent, même dans les heures les plus sombres de la dictature militaire turque, ce qui lui permit d’atteindre des ventes de l’ordre de 500 000 exemplaires par semaine ! Un vrai contre-pouvoir. Essuyant plusieurs procès et de nombreuses pressions du pouvoir, Gırgır a acquis une réputation d’irréductibilité qui fit longtemps son succès. Après son arrêt en 1993, la marque fut rachetée par l’éditeur Ertuğrul Akbay qui relança en 2008 un magazine sans aucun lien avec l’équipe précédente. Il est toujours en kiosque.
Des amis de Charlie Hebdo
"L’école Gırgır" suscita des émules, son rédacteur en chef Tuncay Akgün, Şükrü Yavuz et Mehmet Çağçağ, suivis de quelques-uns de leurs collègues, allèrent fonder le magazine Limon (1985), devenu ensuite LeMan après l’interdiction du premier titre (1991). Un genre de tour de passe-passe bien connu des amateurs de Charlie... Le cousinage avec Charlie Hebdo est absolument évident. La preuve : Wolinski et Akgün étaient très liés, le turc lançant même,le temps de trois numéros, un Hara Kiri turc, très vite interdit par le gouvernement Erdoğan pour "pornographie".
Après l’assassinat de Georges Wolinski le 7 janvier, LeMan n’hésita pas à publier en pleine page la photo de leur ami avec cette phrase : "Notre maître et grand frère, un champion de la paix et de la liberté, un philosophe, le caricaturiste Georges Wolinski..."
De la même façon que Gotlib, Mandryka et Bretécher quittèrent Pilote pour fonder leur propre label d’édition, l’un des meilleurs dessinateurs de LeMan, une sorte de Moebius turc, Bahadir Baruter lança le magazine Penguen en 2002. Là encore, nous avons des combattants pour la liberté d’expression. Le gouvernement Erdoğan ayant poursuivi le caricaturiste Musa Kart pour avoir représenté celui qui n’était alors que le Premier Ministre empêtré dans une pelote de laine, Penguen multiplia les caricatures de l’actuel président sous la forme de différents animaux, ce qui valut à tous ces artistes d’être poursuivis. Erdoğan perdit ses procès. Mais c’était en 2005, depuis le parti islamo-conservateur a renforcé son arsenal répressif...
Un courage de chaque instant
Mais quand les simples voies du droit ne suffisent pas, d’autres moyens sont utilisés pour faire taire les caricaturistes : Penguen fut attaqué par des pyromanes en 2011 alors que deux personnes travaillaient encore dans ses bureaux. Une mésaventure arrivée à Charlie Hebdo... Heureusement, personne ne fut blessé. Quant aux responsables, ils courent toujours...
Par ailleurs, Bahadir Baruter est actuellement sous le coup d’une inculpation qui lui vaudrait un an de prison pour "blasphème". Sollicité par nos soins, il nous dit refuser désormais de communiquer parce qu’il se sent en danger, lui et sa famille. "Je vis actuellement le même problème [que Charlie Hebdo] en Turquie et j’en suis malheureusement l’acteur principal. Il n’est pas impossible que mes amis et moi-même, nous en discutons entre nous, renoncions à publier ce magazine..." nous dit-il, après une semaine d’angoisse profonde.
Enfin, il y a la plus jeune génération, celle de Uykusuz (qui signifie "insomniaque" en turc, un joli nom pour désigner un organe de presse qui reste "éveillé"). Ce sont des jeunes talents de Penguen et de LeMan qui ont décidé de lancer en 2007 leur propre magazine autour des personnalités de Yiğit Özgür, Ersin Karabulut, Oky, Umut Sarıkaya, Uğur Gürsoy et Memo Tembelçizer. C’est aujourd’hui le magazine satirique le plus vendu en Turquie en raison de sa proximité de ton avec la jeune génération.
Ces quatre revues, dont les ventes cumulées doivent atteindre les 150 000 exemplaires par semaine, ont décidé de faire cette semaine couverture commune avec une Une noire dans laquelle une bulle proclame "Je suis Charlie", un acte d’un courage inouï dans un pays musulman dont la majorité et le gouvernement sont islamo-conservateurs. Tous ces gens se font actuellement insulter et risquent leur peau quotidiennement..
Enfin, on ne peut passer sous silence le coup d’éclat du quotidien kémaliste Cumhuriyet (opposition laïque, social-démocrate et centre gauche) qui -le seul en Turquie- a pris le risque de publier quatre pages du dernier numéro de Charlie Hebdo, en évitant de publier les dessins offensants pour la religion. "Parce que nous sommes très liés à la liberté d’expression. Nous défendons les valeurs républicaines que la France défend aujourd’hui » écrit le journal dans son éditorial. Aux petites heures, la police est venue vérifier à l’imprimerie que rien ne contrevenait à la loi. Le quotidien anti-gouvernemental est aujourd’hui sous protection policière.
Enfin, un arrêt du tribunal de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie a ordonné l’interdiction de l’accès aux pages des sites Internet qui publient la première page de Charlie Hebdo. Cela n’empêche pas des versions numérisées traduites en turc et en kurde (dialecte de la plus grande minorité vivant en Turquie) de circuler sur les réseaux sociaux qu’Istanbul tente d’interdire. Il est plus que probable que nos lecteurs turcs (nous en avons, si, si...) aient quelques problèmes à nous lire.
Que soient salués ici ces combattants de la libre pensée, de la liberté d’expression, ces grands humanistes. Qu’ils sachent eux aussi qu’ils ne sont pas seuls. Dans les prochaines heures, vous pourrez lire dans nos pages les témoignages de deux grands dessinateurs turcs, Ersin Karabulut et Memo Tembelçizer.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
LIRE AUSSI :
Participez à la discussion