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Hugo Pratt et la guerre

Par Florian Rubis le 20 novembre 2009                      Lien  
Dans WWII Histoires de guerre, récemment éditées, sont réunis douze récits dessinés pour un éditeur britannique. Publiés dans un état proche de leur publication d’origine, ils fournissent l’occasion d’effectuer une mise au point salutaire propre à éviter les interprétations ambigües sur ce qui forme un pan important de l’œuvre d’Hugo Pratt : les bandes dessinées de guerre. Même si cet aspect de sa production et d’autres ont été éclipsés par l’omniprésence de Corto Maltese…

Hugo Pratt est principalement connu par son personnage charismatique, Corto Maltese, jouant sur le registre de la bande dessinée dont il fut le chantre : l’aventure, en premier lieu maritime ou exotique. Cependant, le dessinateur a dédié aussi une partie non négligeable de son œuvre à un autre ressort de l’aventure en images : le récit de guerre. La publication de WWII Histoires de guerre contribue à mieux s’en rendre compte, en présentant douze d’entre eux, dus à divers scénaristes britanniques et illustrés par Hugo Pratt à Londres, d’août 1959 à septembre 1960. Ils se signalent en outre par la caractéristique d’être édités au plus près de leur état d’origine, alors qu’ils n’avaient connu en français que des parutions partielles du vivant d’Hugo Pratt, au prix de symptomatiques remaniements de sa part.

Le récit de guerre, autre élément fondamental de l’œuvre d’Hugo Pratt

Dès 1953, avec Sgt. Kirk (Futuropolis, 2008 et 2009), créé en Argentine, en collaboration avec le grand scénariste Héctor G. Oesterheld, Hugo Pratt avait posé les bases des récits de guerre qui devaient former un pan supplémentaire et fondamental de sa production à venir. Même s’il touche là, en priorité, à un troisième aspect de l’aventure en bandes dessinées, le western, le protagoniste en est bien un militaire. Symboliquement, et pas par hasard, ses auteurs en ont fait un membre du Septième de cavalerie, le régiment de l’officier américain George A. Custer, défait à la bataille de Little Bighorn (1876) par les Sioux et les Cheyennes. Conçu peu après les débuts d’Hugo Pratt, à Venise, en 1945, ce soldat déserteur et renégat, écœuré par les massacres inutiles de son propre camp, s’affirme comme l’ami des Amérindiens, démontrant déjà des idées allant à l’encontre des valeurs et des codes véhiculés à l’époque par la bande dessinée d’aventures réaliste traditionnelle. Il s’insurge contre le bellicisme stupide et le colonialisme, faisant preuve d’antiracisme. D’où l’écho qu’il a rencontré à ce moment auprès de son public d’origine, en Amérique du Sud, les lecteurs de magazines à grand tirage et à bas prix, comme Misterix de l’Editorial Abril, où ses exploits étaient publiés. Un tel public étant issu en majorité de couches populaires marquées par le métissage entre Européens venus de divers horizons, comme Hugo Pratt, et les peuples autochtones.

Peu après, de 1957 à 1959, les frères Oesterheld fondent les éditions Frontera, qui font paraître divers titres débutant par les mots Frontera ou Hora Cero. Tandis qu’Héctor G. Oesterheld et Hugo Pratt leur fournissent ce qui reste à ce jour leur série de guerre la plus représentative : Ernie Pike. Les chroniques portant sur la Deuxième Guerre mondiale narrées par ce personnage vont marquer durablement, par leur humanisme et dans leur forme, le travail à venir d’Hugo Pratt scénariste. Leur source d’inspiration fut le correspondant de guerre américain Ernest « Ernie » Pyle (1900-1945). Même si, pour l’anecdote, le dessinateur vénitien lui a conféré, pour la circonstance, les traits d’Héctor G. Oesterheld. Dans Ernie Pike, il est hautement parlant que le patriotisme ou la bravoure inconsidérée ne soient jamais exaltés comme des vertus ou célébrés au premier degré. La guerre y est décrite sans complaisance, comme une « broyeuse » d’hommes, à laquelle il faut tenter d’échapper, entre autres par la solidarité et la camaraderie nouées entre combattants confrontés à l’épreuve du feu. Quelle différence avec, par exemple, les prédécesseurs états-uniens d’Hugo Pratt ! Y compris son maître revendiqué, Milton Caniff, défenseur d’une idéologie nationaliste et impérialiste américaine plus réductrice.

Hugo Pratt et la guerre
SBS
1. Les commandos-canotiers du SBS (Special Boat Squadron). © Cong S.A. & Casterman.

Outre Ernie Pike, le duo argentino-vénitien produit Lord Crack, en 1958. Une histoire dans laquelle une recrue affublée de ce sobriquet appartenant aux Royal Marines anglais, là encore durant le second conflit mondial, doit surmonter son incapacité à devenir un bon soldat. Il est à noter que, bizarrerie éditoriale, elle a été partiellement incorporée aux pages 4 à 24 du volume III de la réédition en français la plus récente d’Ernie Pike (Casterman, tomes I à V, 2003-2007). Mais Lord Crack révèle d’abord l’intérêt spécifique d’Hugo Pratt pour ces commandos-canotiers de la marine britannique et du SBS (Special Boat Squadron), également dépeints dans deux des meilleurs récits de WWII Histoires de guerre : « En avant les Marines ! » (« Up the Marines ! ») et, surtout, « Sombre jugement » (« Dark Judgement »). Primordial, puisqu’il souhaita y revenir jusqu’à la fin de sa vie, avec Koïnsky. Cet officier juif polonais, réincorporé dans les rangs anglais durant la Deuxième Guerre mondiale, est le protagoniste de la seconde série majeure du Vénitien, créée en 1969, deux ans après Corto Maltese, elle aussi en Italie : les Scorpions du désert (Casterman, 1980 à 1994). Censé être rattaché initialement à l’unité spéciale britannique combattant en Afrique du Nord du LRDG (Long Range Desert Group), Hugo Pratt envisageait de le faire affecter ensuite, au cours de suites inédites de ses aventures, au sein du SBS. Une autre de ces « armées privées » suscitant vivement son intérêt, apparentée au SAS (Special Air Service) de David Stirling, fondé en Égypte, en 1941, qui constitue toujours aujourd’hui l’élite de l’armée anglaise. Je suis d’autant mieux renseigné sur ces questions que, au cours de voyages documentaires effectués pour le compte du père de Corto Maltese, en vue d’améliorer ses scénarios, notamment en Angleterre, dans les années 1989-1994, j’ai rencontré des vétérans de ces forces spéciales. Un Hugo Pratt, connu pour son engouement folklorique pour l’héraldique militaire et sa représentation maniaque des uniformes, ayant continué à se consacrer à des récits de guerre jusqu’à la fin de ses jours, avec des bandes dessinées comme Dans un ciel lointain (Casterman, 1996) ou Morgan (Casterman, 1999), ultime album achevé de son vivant.

Camion façon LRDG
2. Camion de « La Grande Arène », proche de ceux du LRDG (Long Range Desert Group), inspirateur des Scorpions du désert © Cong S.A. & Casterman.

Au-delà des apparences, une dénonciation du bellicisme ou des excès du nationalisme, du patriotisme et du colonialisme

Néanmoins, si l’on veut bien faire l’effort de revenir réellement à la lecture de son œuvre, rien n’est plus faux que de voir en Hugo Pratt un foudre de guerre, supposé véhiculer à ce sujet des valeurs douteuses. Tant, comme nous l’avons vu, dès ses débuts en compagnie d’Héctor G. Oesterheld, il s’est appliqué en fait à dénoncer celles-ci dans ses bandes dessinées. La meilleure preuve de cela réside dans la spécificité dominante qui anime ses propres protagonistes militaires. En effet, tous les soldats mis en scène par le dessinateur se présentent, en priorité, comme des déserteurs et des renégats ! Cette constante chez lui semble, curieusement, continuer à échapper à la presque totalité de ses lecteurs comme à la critique spécialisée, censée examiner son travail à la loupe. Ce qui devrait faire réfléchir, notamment, tous ces membres des forces armées qui ne sont pas les derniers à apprécier les albums d’un Hugo Pratt prétendument guerrier. Lui qui, en réalité, s’est ingénié malicieusement à prendre le contre-pied des intentions qui lui étaient prêtées !

En effet, du sergent Kirk, en passant par Corto Maltese ou Catone Milton (Cato Zoulou, Casterman, 1990), la plupart de ses personnages principaux s’affirment comme indisciplinés et en délicatesse avec les institutions établies. Ils sont essentiellement libres de choisir leur camp et leurs amis, au mépris des conventions du nationalisme, du patriotisme, voire du colonialisme. À l’image de nombreux soldats occidentaux qui, dans ses histoires, décident de façon récurrente de prendre la tangente, afin de fuir la guerre et sa bêtise ; voire de combatifs autochtones, se défiant des stéréotypes, qui agissent de même dans le but de se soustraire au joug de leurs dominateurs blancs. Autant de caractéristiques puisées chez Hugo Pratt dans son expérience et l’observation de réalités historiques auxquelles il a été confronté personnellement ; réinterprétées ensuite dans ses bandes dessinées à travers le prisme de sa sensibilité artistique et de sa fréquentation assidue des livres durant sa vie d’adulte.

De fait, le désir d’évasion du jeune Hugo Pratt et le point de départ du monde imaginaire dans lequel il s’est réfugié pour alimenter sa création, une vie durant, ne se sont certainement pas focalisés par hasard sur une bande dessinée en particulier. Celle d’un héritier américain de l’Adventure Strip, tenant de l’école expressionniste en noir et blanc, ce Milton Caniff dont il fit son maître : un épisode de Terry et les pirates (1934), découvert vers 1938, traduit dans le magazine italien L’Avventuroso. Car qu’a fait Hugo Pratt tout au long de son existence, sinon proposer en définitive une vision recréée et idéalisée de son enfance, transcendée à longueur de pages dans son œuvre de papier ? Comme pour mieux conjurer les spectres des expériences du totalitarisme fasciste omniprésent dans l’Italie de ses premières années ; ou les abus du colonialisme et de la détention connue dans un camp de prisonniers, dans l’Abyssinie (aujourd’hui Éthiopie) de son adolescence, marquée par la mort prématurée de son père ; voire de l’âpreté de la guerre civile déchirant la Vénétie où il est retourné, jusqu’à la tardive libération de Venise, en 1945. Parce que c’est bien de là que tire ses sources la vision de la guerre proposée par Hugo Pratt ! Et, comme on peut le constater, elle n’a rien d’idéalisé. Si ce n’est que, pour avoir mesuré sa profonde absurdité, il aurait, selon ses dires, préféré très tôt choisir le camp des ennemis de l’Italie de son enfance : ses amis patriotes abyssins ; puis les soldats sud-africains, ces « grands Boers » conquérants de l’Abyssinie, avec lesquels il échange des comics ; idem pour les soldats de la VIIIe armée britannique et de la Ve armée américaine libérateurs de la Cité des Doges. Cet anglomane et amoureux de l’Amérique du jazz et des bandes dessinées se procurant auprès d’eux la revue militaire Stars and Stripes, meilleure source pour les découvrir alors en Europe. D’où sa fascination pour les personnages de renégats et de déserteurs, qui trouve un renforcement chez ce « bouffeur de livres » spécialement dans sa lecture de Kim (1901) : ce Kimball O’Hara junior, fils de sergent irlandais devenu aux Indes plus autochtone que les autochtones eux-mêmes. Dû à un Rudyard Kipling apprécié par le dessinateur à sa juste valeur, en dépit des clichés voulant faire de lui un soutien inconditionnel du jingoïsme. Quand Hugo Pratt ne fut pas obnubilé par l’exemple de Simon Girty (1741-1818). Celui-ci, interprète et éclaireur (scout), figure des affrontements entre Amérindiens et Blancs en Amérique du Nord, prit le parti des premiers contre les seconds. De plus, il trahit doublement les siens, les colons insurgés, en faveur de la Couronne britannique, lors de la Guerre d’Indépendance américaine…

Un chaînon manquant et une reculade signifiante

Ces précisions permettent, à partir de là, de mesurer que l’illustration des douze récits formant désormais WWII Histoires de guerre a représenté pour Hugo Pratt, certes, un pas en arrière dans sa carrière, mais à la signification intéressante. En 1959, son partenariat professionnel avec Héctor G. Oesterheld bat de l’aile. Il commence donc à collaborer, depuis Buenos Aires, avec une agence de dessinateurs disposant d’un bureau à Londres. Celle-ci a été fondée par deux frères italiens, dont Rinaldo d’Ami, alias Roy d’Ami (1923-1979). Il faisait partie de la bande ayant antérieurement publié l’As de Pique. Ce magazine de bandes dessinées italiennes imitant les comics, édité à Venise, de 1945 à 1949, dans les pages duquel Hugo Pratt avait débuté. Venu rapidement s’installer dans la capitale anglaise, il y réside un temps avec ce compère de sa jeunesse. Sans être dans la dèche à Londres, il ne va pas y connaître un an d’activité particulièrement florissante, avant de retourner en Argentine où il peinera à relancer sa carrière, se résolvant finalement à rentrer en Europe pour l’y poursuivre. Il est à noter toutefois que, durant ce séjour londonien, un Hugo Pratt, pour le reste totalement autodidacte en tant que dessinateur, aurait fréquenté, à ce qu’il prétendait, la Royal School of Water-Colour. Un détail à stipuler, étant donné l’importance que l’aquarelle devait prendre dans son activité artistique par la suite. Le futur auteur de Corto Maltese trouve, pour des raisons économiques, des engagements auprès d’employeurs britanniques ; comme, à l’époque, d’autres amis compatriotes de l’As de Pique tels, par exemple, Giorgio Bellavitis, devenu ensuite un architecte vénitien réputé, ou Stelio Fenzo, continuateur de trois des séries d’Hugo Pratt. En l’occurrence, ce dernier va illustrer ces douze récits de guerre édités de septembre 1959 à juin 1963 dans les revues de Fleetway, éditeur appartenant au groupe des publications du Daily Mirror. Afin d’améliorer un ordinaire pas toujours très reluisant, il aurait également réalisé alors des illustrations, notamment pour le Daily Mirror Sunday picturial. Comme cela lui arrivera encore, même après l’avènement de la série Corto Maltese, qui ne va pas connaître un succès immédiat.

Ces douze récits de guerre, réunis pour la première fois en français, forment un chaînon, longtemps manquant dans son intégralité, dans sa bibliographie. En outre, ayant dû collaborer avec des scénaristes britanniques, dont la liste presque complète est fournie (effort louable !), il est manifeste qu’il a été contraint de s’y conformer aux exigences de l’éditeur. D’où, juste une quinzaine d’années après la Deuxième Guerre mondiale, des histoires dominées par un esprit patriotique, très Rule Britannia, qui confinent au chauvinisme. Comme dans deux d’entre elles, au demeurant les moins intéressantes, célébrant les exploits de l’as de la RAF (Royal Air Force) Battler Britton, dont le nom parle de lui-même. Il est donc évident que, pour des raisons alimentaires, Hugo Pratt a dû s’y contraindre à une reculade par rapport aux bandes dessinées apparentées au même genre produites jusque-là, en Argentine.

Ce recul artistique temporaire apparaît néanmoins signifiant. Preuve que le Vénitien attache une importance à ces récits de guerre : même si leurs scénarios véhiculent une idéologie trop simpliste pour lui et son dessin n’y est pas constamment au meilleur de sa forme, on aurait tort de les considérer comme totalement mineurs dans sa production. Passons sur leur première publication en français, dans des magazines au petit format en noir et blanc du type Battler Britton, Panache, Navy ou Rangers (Imperia), dont les plus vieux lecteurs se souviendront. Mais, au début des années 1980, deux d’entre eux, « La Grande Arène » (« The Big Arena »), titrée alors « Du sable, rien que du sable », et « Le Goliath » (« The Iron Fist »), sont publiés dans Pilote. Puis ils sont réunis dans un album par l’éditeur d’alors de la revue : Dargaud (1983). Au surplus, l’intérêt persistant d’Hugo Pratt pour ces bandes de guerre se réaffirme dans le fait que « La Grande Arène », devenue pour l’occasion « Ce sable est aussi le nôtre », est reproposée dans Koïnsky raconte… Deux ou trois choses que je sais d’eux (Casterman, 1993). S’y ajoutent « Mer de feu » (« The Crimson Sea ») et « Point d’appui » (« Strongpoint »), respectivement rebaptisés « 41° de latitude Nord, 50° de longitude ouest » et « Le Porte-Bonheur ». À ces récits, retouchés, appartenant dorénavant, en version proche de l’originale, à WWII Histoires de guerre, étaient adjoints deux autres, inédits : « Baldwin 622 » sur la Première Guerre mondiale et « Un pâle soleil printanier » (« Un Cuore garibaldino ») sur le second conflit mondial. L’ultime d’entre eux faisait intervenir le personnage réel du major danois Anders Lassen (1920-1945) membre du SAS et du SBS et était, initialement, une œuvre de commande. Elle a été créée en 1992, à la demande du Comité pour les Manifestations du Centenaire du PSI (Parti socialiste italien). Comme me l’apprit Hugo Pratt, lors d’une conversation sur Nice, ville natale de Giuseppe Garibaldi. Tandis qu’il était penché sur l’une de ses planches, en cours de finalisation, dans son atelier. L’invention de préfaces introductives faisant intervenir Koïnsky, protagoniste des Scorpions du désert, permit sans doute de mieux vendre cet album et d’en atténuer la conception, plutôt bâtarde, réunissant des histoires ayant peu à voir entre elles. Cependant, plus que l’emploi de ce procédé artificiel mettant en avant un Koïnsky volant pour une fois la vedette à Corto Maltese, c’est par la façon dont elles furent remaniées par leur auteur dans cet ouvrage que celles-ci apparaissent instructives.

Intérêt de pouvoir comparer avec l’état d’origine ou la revanche de Pratt scénariste

D’abord, au prix de modifications secondaires, au niveau de l’intrigue et des noms des personnages, Hugo Pratt montre qu’il se réapproprie ces bandes dessinées. Comme une petite revanche par rapport à des scénaristes imposés, avec lesquels il a été obligé de collaborer par nécessité. Et auxquels, selon lui, les éditeurs qui l’employaient à l’époque, dans leur ensemble, accordaient une préséance de littérateurs plus estimés, par rapport au dessinateur. Ce dernier ayant dû, il s’en souvint avec amertume, ronger longtemps son frein avant de conquérir pleinement son autonomie. De la même façon, il en profite pour atténuer le côté très patriotique, nationaliste et Rule Britannia des scénarios originaux. Trop datés pour lui désormais dans leur discours, ils ne correspondent pas à son goût personnel.

Mais, surtout, ses modifications deviennent spécialement intéressantes dans leurs aspects les plus techniques, reflets de la conception élaborée de son métier en tant que scénariste et auteur. À laquelle il est parvenu au terme d’une longue évolution, à la fin de sa vie. Ainsi, il a pris soin de réduire considérablement l’importance des récitatifs, afin qu’ils doublonnent le moins possible par rapport à l’image et ne soient pas redondants par rapport à l’action. Il préfère les remplacer systématiquement par des dialogues plus incisifs, auxquels sont conférés une importance primordiale. Sa réappropriation de ces histoires se traduit également par le rajout de cases sans texte, pourvues d’onomatopées représentatives de son « bruitage » ; une autre de ses « marques de fabrique » caractéristiques en fin de carrière : par exemple son fameux CRACK ! signifiant le coup de feu ou le RATTRATTAT ! des mitraillettes. Elles se marient dorénavant d’autant mieux avec ces récits de guerre créés à Londres que les « bruits » de ces détonations sont imités à l’origine du système onomatopéique des bandes dessinées anglo-saxonnes, dont Hugo Pratt était un amateur passionné. Tout cela vient appuyer une évolution de son dessin vers la recherche plus épurée d’une capacité d’expression plus immédiate de celui-ci. En parallèle, il vise à obtenir, par le scénario et le découpage, son pendant : une compréhension plus spontanée de ce qui est lu. Sans oublier, cerise sur le gâteau, l’ajout de répliques moins politiquement correctes que les tirades fades des scénaristes britanniques initiaux, modifiées pour être plus directes, elles aussi. D’où, par exemple, dans « La Grande Arène », un Allemand lançant à un antagoniste venu des antipodes, un très expressif : « Australien de merde ! »...

Version proche de l’original
3. Récitatifs abondants et dialogues édulcorés d’origine. © Cong S.A. & Casterman.

Autant de démonstrations de principes énoncés par Hugo Pratt, quand il résumait les évolutions auxquelles il était parvenu dans son travail, au fil de cinquante ans d’activité, de 1945 à 1995. Entendus de sa bouche dans les dernières années de sa vie, certains jours où je l’ai vu penché sur sa table à dessin de son atelier de sa maison suisse de Grandvaux. Lors de séances de préparation ou de clôture de plusieurs voyages de recherche documentaire réalisés dans différents pays pour son compte. Dont les résultats furent employés par ce perfectionniste à fignoler ses scénarios ou en rectifier des détails lors de rééditions.

Corto, et puis c’est tout ?

Quoiqu’il en soit, pour le grand public, en dépit de tous les efforts éditoriaux entrepris (ou pas) pour infléchir cette tendance, sa perception de l’œuvre d’Hugo Pratt continue à se résumer à la figure à l’importance sans doute exagérée de son personnage principal : l’emblématique Corto Maltese. Ceci incitant d’aucuns à penser, un peu trop vite, que son auteur, à l’examen de la totalité de sa production, aurait privilégie dans la forme le recours à des séries mettant en scène des protagonistes récurrents ; demeurant globalement assujetti à la logique commerciale et industrielle de son mode d’expression. Ce serait oublier un peu vite que le Vénitien n’a jamais craint de faire preuve d’innovation et de se risquer à des transgressions novatrices. Comme quand, dès 1967, il peut prétendre passer pour l’un des précurseurs du « roman graphique », s’affranchissant des standards en vigueur. La création de La Ballade de la mer salée dans une revue italienne relativement confidentielle, Sgt. Kirk, se signale par une longueur de 163 planches, inédite à l’époque par rapport à la norme de 44 à 48 planches des albums franco-belges. Hugo Pratt soulignant ainsi sa volonté d’émancipation par rapport aux contraintes imposées par les éditeurs. Le concept de « roman » de la bande dessinée est repris et développé quelques années plus tard dans (À SUIVRE), le magazine édité à partir de 1978 par Casterman, dont il constitue l’un des piliers. Alors que, au début des années 1970, il a dû revenir sur cette liberté quand se présente l’occasion de faire de Corto Maltese le protagoniste d’une série dans Pif Gadget, en France. La nécessité de s’adapter à ce support le contraint à opter pour des récits courts, temporairement ; avant de néanmoins revenir à des formats plus longs dès qu’il regagne en autonomie. En revanche, à partir de ce moment précis, plutôt qu’un retour en arrière, se met réellement en place un système narratif cohérent et abouti, affiné au fil des années, qui se libère en supplément de l’unité de genre. Certes, la série Corto Maltese se réclame toujours de la bande dessinée d’aventures. Mais elle commence à ne plus se résumer à cette seule étiquette. Voir, par exemple, « Sous le drapeau de l’argent » (1971) des Celtiques (Casterman), sorte de quintessence du récit d’aventures dont les frontières floues avec le registre historique ou la bande dessinée de guerre tendent cependant à s’amenuiser. Parce que, auparavant, ont existé des expériences pour Hugo Pratt comme l’illustration de ces WWII Histoires de guerre, dont on retrouve des traces jusque dans la conception de son autre série importante, moins en faveur pourtant : Les Scorpions du désert.

Aussi, pour les chercheurs et les aficionados de l’œuvre d’Hugo Pratt, la publication de WWII Histoires de guerre comble bien un manque éditorial et contribue à une meilleure connaissance de celle-ci en français. Cependant, son intérêt pourrait apparaître moins évident à un plus grand public. Ce dernier considérant devoir débourser un prix estimé, à tort ou à raison, élevé (45 euros) ; pour un ouvrage, certes, volumineux (près de sept cents pages quand même !), mais en noir et blanc. Un effort que tout un chacun n’est peut-être pas prêt à faire pour des bandes uniquement dessinées par Hugo Pratt ; perçues, à tort ou à raison là encore, comme mineures dans le corpus de sa production ou d’un intérêt graphique moindre ? D’un autre côté, l’on pourra considérer, comme l’avisé Charles-Louis Detournay, autre rédacteur d’ActuABD traitant fréquemment d’Hugo Pratt, que pour un de ses amateurs, pour autant qu’il soit averti du contexte, explicité dans cet article, l’album demeure intéressant : plus de la moitié du recueil est inédit en album, même s’il ne relève pas du meilleur graphisme de Pratt, le dimensionnement rend fort bien hommage à son travail. Ce qui inciterait incontestablement à rendre son prix plus acceptable.

Dans tous les cas, ceux, dont je suis, souhaitant que la diversité du Vénitien soit mieux connue, se prennent dès lors à rêver de rééditions, dotées de traductions plus satisfaisantes et allant dans le sens de plus d’accessibilité : d’un prix plus abordable et surtout incitatif, peut-être en petit format. Du style, par exemple, de celles dont les quatre histoires de la collection « Un homme, une aventure », ont bénéficié récemment, dans le sillage des épisodes de la saga de Corto Maltese republiés sous cette forme. Et, – poussons le bouchon un peu plus loin –, elles pourraient rendre compte, d’une manière ou d’une autre, comme nous venons de le faire, des modifications voulues ultérieurement par le dessinateur concernant ces récits de guerre, reflets de sa forte et constante évolution d’auteur. Ainsi, elles contribueraient sans doute au final à mieux faire comprendre encore que la palette d’Hugo Pratt ne se limitait pas au seul marin à la boucle d’oreille…

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : couverture de WWII Histoires de guerre, © Cong S.A. & Casterman.

Sur Hugo Pratt, à paraître prochainement :
Florian Rubis, Hugo Pratt ou le sens de la fable, Éditions Belin, à partir de fin novembre 2009.

WWII Histoires de guerre – Par Hugo Pratt – Casterman – 696 pages, 45 euros

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6 Messages :
  • Hugo Pratt et la guerre
    23 novembre 2009 13:06, par Kastet

    Ces bandes n’auraient-elles pas été publiées en petits formats en France ?
    Il me semble qu’un article du collectionneur de BD (fanzine) recensait les oeuvres de la période anglaise (et autres comme ses "légendes indiennes") de Pratt éparses dans les divers fassicules français ? Je ne sais plus si c’est de Thomassian ou Dominique Petifaux ?...

    http://conchita.over-blog.net/

    Répondre à ce message

    • Répondu par Florian Rubis le 26 novembre 2009 à  15:26 :

      Les résultats des recherches bibliographiques de Dominique Petitfaux,publiés dans la presse BD ou dans ses ouvrages
      issus de collaborations avec Hugo Pratt demeurent, en effet, des sources appréciables concernant ces sujets (F.R.).

      Répondre à ce message

  • Hugo Pratt et la guerre
    23 novembre 2009 15:17, par Dominik

    L’auteur de l’article indique : "Publiés dans un état proche de leur publication d’origine (...)"

    puis, il dédaigne la première édition parue en petit format chez Impéria : "Passons sur leur première publication en français, dans des magazines au petit format en noir et blanc du type Battler Britton, Panache, Navy ou Rangers (Imperia), dont les plus vieux lecteurs se souviendront." alors même que, pour une fois, l’édition en petit format respectait parfaitement l’édition originale parue elle-même dans des revues de poches britanniques.
    Je sais que les petits formats n’intéressent guère les exégètes de BD, mais dans ce cas précis, c’est un contre-sens.

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    • Répondu par Florian Rubis le 26 novembre 2009 à  15:17 :

      Il n’était point question là de dédain. Puisque, peut-être comme vous, j’ai découvert à l’origine certaines de ces histoires sous cette forme, proche de celle choisie pour le livre édité par Casterman. Mais, précisément, en raison de cette similarité, l’article étant déjà plutôt long, j’ai préféré passer rapidement, en les citant néanmoins,et me concentrer davantage sur des éditions présentant des différences signifiantes. Merci de bien vouloir le comprendre (F. R.).

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  • Hugo Pratt et la guerre
    1er janvier 2010 12:26, par Kevin Le Bihan

    Un grand merci pour cet article brillant, tout comme l’est votre ouvrage "Hugo Pratt ou le sens de la fable" que j’ai trouvé passionant. C’est ce livre sur lui et son oeuvre que j’avais envie de lire et que j’aurais souhaité pouvoir écrire si j’avais eu la chance de cottoyer le maestro moi aussi. Félicitations donc.
    Si Cong S.A pouvait avoir la bonne idée de vous confier des responsabilités éditoriales l’oeuvre de Pratt ne s’en porterait certainement pas plus mal.
    Au plaisir.
    Kevin Le Bihan

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    • Répondu par Florian Rubis le 3 janvier 2010 à  20:19 :

      Merci pour votre message et vos encouragements. Il est en effet dommage que les connaissances accumulées sur Hugo Pratt et les documents collectés par mes soins lors de voyages de recherches documentaires à son service ne servent pas davantage à la mise en valeur de son œuvre. Mon livre démontrant, contrairement à ce que certains pensaient, que le sujet est loin d’avoir été complètement exploré ! Démarche que je me propose de poursuivre, par le biais de nouvelles publications, si les lecteurs continuent à m’apporter leur soutien, comme vous le faites. Très cordialement, Florian Rubis.

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