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Hur Young-man « la censure, c’est comme une pastèque... »

Par Laurent Melikian le 29 décembre 2016                      Lien  
Cinquante années de pratique de la BD, plus de 150 000 planches publiées, Hur Young-man exposé par le Centre culturel coréen est un monstre du manhwa. Son parcours professionnel de cinq décennies illustre à la fois l’histoire de la BD et l’histoire contemporaine de son pays. Nous le rencontrons dans un entretien mené en collaboration avec Paul Gravett, spécialiste britannique de la bande dessinée mondiale.

Qu’est-ce qui vous a incité à vous tourner vers la bande dessinée ?

Je suis né en 1947 à Yeosu sur la côte sud de la Corée. J’ai grandi dans une famille de huit enfants avec un frère et une sœur aînés qui lisaient un mensuel pour enfants avec des bandes dessinées. Je les lisais naturellement avec eux. Mes parents étaient des commerçants très occupés par leur travail, ils étaient très tolérants et nous laissaient lire ces BD qui avaient mauvaise réputation.

J’ai toujours dessiné. En 1966, après le baccalauréat, je suis parti pour Séoul où j’ai été apprenti auprès d’autres auteurs pendant sept ans. En 1974, j’ai participé à un concours lancé par un éditeur sous mon propre nom : Hur Youg-man. Depuis j’exerce ce métier d’auteur de bande dessinée. J’ai la chance de faire ce que j’aime, s’il y a un dieu, je l’en remercie.


Hur Young-man « la censure, c'est comme une pastèque... »
1974, "Gaksital" premier héros phare, mélangeant théâtre traditionnel, résistance à la colonisation japonaise et justicier masqué.

Vous dites que la bande dessinée avait mauvaise réputation. On a vu des photos d’autodafés de bandes dessinées exécutés par la police. De quoi s’agissait-il ?
Effectivement, à la fin des années 1960, jusqu’au milieu des 1970, le 5 mai -journée nationale de l’enfance- les policiers rassemblaient des BD et des films pour adultes et les brûlaient en public.

J’ai traversé cette époque très dure. Nous, les auteurs de BD, étions en lutte constante pour que le gouvernement nous laisser travailler en paix. De plus, nous étions déconsidérés, même la qualité de fabrication de nos livres était mauvaise. Ensuite, quand nous avons eu du succès, on a cherché à nous casser…

Pour une série de sport sous la dictature militaire, le baseball est un passe partout qui n’attire pas les foudres de la censure.

N’est-ce pas un problème que vous avez rencontré avec le héros masqué Gaksital, votre première série ?

Oui. Cette série était conçue pour les boutiques de location. En trois mois, c’était déjà un gros succès qui a incité d’autres auteurs à produire des histoires avec des héros masqués. Et là, la censure m’a demandé d’arrêter la série. J’ai demandé pourquoi je devais arrêter de produire et pas les autres dessinateurs. Il m’a été répondu que si j’arrêtais les autres en feraient de même...

Depuis les années 1960, il y avait beaucoup de censure en Corée. Par exemple on ne pouvait pas représenter un frère et une sœur dans un même lit pour des questions morales liées au confucianisme. Les bandes dessinées sur le sport avaient beaucoup de succès, mais une série sur la boxe était difficile à proposer car jugée trop violente. Ainsi, on produisait surtout des histoires de baseball. Aujourd’hui la censure n’existe quasiment plus, mais je la compare au phénomène de la pastèque : si on fait pousser une pastèque dans une boite cubique, elle prendra la forme d’un cube. Si on retire la boite, la pastèque gardera longtemps l’aspect d’un cube. Je crois que si la bande dessinée japonaise a pu prendre une ampleur si impressionnante, c‘est parce que là-bas, il n’y avait pas de censure.

1980 ou les stratagèmes pour représenter un combat de boxe.

N’y-a-t-il vraiment plus de problème de censure en Corée aujourd’hui ?

Parfois le sexe pose problème. Il est arrivé qu’un procureur sans expérience utilise ce prétexte pour poursuivre un auteur et finalement tout abandonner avec le temps. Certains parlent encore de limite dans la liberté d’expression, personnellement je ne la ressens pas.

Pour en revenir à Gaksital, ce héros masqué s’opposait à l’occupant japonais. Est-ce que son action pouvait être interprétée comme un acte de résistance à tous pouvoirs et donc à celui du gouvernement militaire en place à cette époque ?

Je crois que les autorités qui nous contrôlaient n’étaient pas assez intelligentes pour avoir une telle idée. Nous devions faire viser un synopsis de quelques pages avant de commencer notre production. Pour un détail imprévisible, ils pouvaient dire non. Pour s’en sortir il fallait user de stratagème. En boxe, on ne pouvait pas montrer l’impact d’un coup de poing porté par le héros. Pour contourner l’interdit, je séparais un dessin en deux cases et ça passait. Pour Gaksital j’ai expliqué que mon histoire mettrait en scène des Coréens dans un mouvement de résistance contre les Japonais. Je précisais que les bourgeois et le peuple étaient alliés et je pense que cela ne leur plaisait pas.

1989, "Superboard" est la réponse de Hur Young-man à "Dragon Ball" d’Akira Toriyama. Comme son confrère japonais, le dessinateur coréen parodie le classique chinois "le voyage à l’Ouest". "Superboard" obtient une popularité en Corée équivalente à "Dragon Ball".

Lorsque Gaksital était publié, beaucoup de Coréens avaient connu la période de l’occupation japonaise. Comment réagissaient-ils ?

Ils ne faisaient pas partie de mon lectorat. La bande dessinée pour adultes n’existaient pas encore, seuls les enfants en lisaient. La priorité pour la plupart des Coréens restait d’assurer la survie de sa famille. La bande dessinée était un divertissement pour les enfants qu’on se procurait et qu’on lisait dans la rue ou les boutiques de location.

Comment fonctionnait le système éditorial ?

A la fin des années 1960, deux éditeurs se disputaient le marché. Aucun ne dominait l’autre. On publiait à peu près 300 épisodes de séries tous les mois. Un auteur produisait une, deux ou trois histoires de 100 pages par mois. Les plus populaires pouvaient aller jusqu’à neuf séries simultanées. Pour Gaksital, j’ai produit au total 215 épisodes. C’était tuant.

1990, "le Mur". Premier feuilleton pour adultes.

Vous deviez travailler avec des assistants ?

Avec des apprentis. À une période je travaillais avec 27 d’entre eux, c’était bien trop. Je crois totaliser le plus grand nombre d’apprentis devenus eux-mêmes des professionnels. On parle parfois de la «  bande des Hur Young-man  ». Normalement, je ne les garde pas trop longtemps, s’ils ont du talent et qu’ils sont orignaux, ils doivent prendre leur indépendance, même si je préfèrerais qu’ils continuent à m’aider. Un de mes anciens apprentis est devenu un dessinateur très populaire. Je lui demande souvent des conseils techniques pour dessiner à l’ordinateur. Je crois que c’est le seul collègue et ami à qui je peux me confier.

Vous-même quel était votre travail en tant qu’apprenti ?

Je voulais aller à l’université pour étudier les Beaux-Arts. Mais après la terminale, ma famille rencontrait des problèmes financiers et n’avait pas les moyens de m’offrir ces études. J’ai écrit à beaucoup de professeurs éventuels pour qu’ils m’engagent. J’ai été embauché, j’ai été embauché par M Park Moon-yun qui n’est pas resté très célèbre dans l’histoire du manhwa. Ma première tâche consistait à diluer des bâtons d’encre de chine, un travail très long, obtenir un petit récipient d’encre demandait une journée d’effort. C’était le premier niveau de travail auprès du professeur. Le deuxième consistait à remplir les aplats en noir. Ensuite, il y avait les décors à dessiner, puis le travail sur le scénario, puis on devenait professionnel. Il y a donc quatre étapes, mais j’ai eu de la chance, mes professeurs ont vus que j’étais doué et j’ai sauté les deux premières. J’étais un cas exceptionnel. Les apprentis plus âgés me détestaient.

1997, le quotidien d’un bar à Séoul et de ses drôles de clients

Lorsque vous êtes devenu professionnel, payer les apprentis pouvait-il être problématique ?

Oui, les éditeurs nous fournissaient des avances pour produire une dizaine de livres qui n’en payaient que deux en réalité. Nous étions souvent dans le besoin, aussi entre deux commandes, mes apprentis pouvaient se reposer, mais ils devaient toujours rester disponibles. En France j’ai rencontré Jacques Ferrandez qui m’a dit travailler seul. J’en rêve. Mais pour fournir mes quatre pages quotidiennes, j’ai besoin d’un minimum de quatre apprentis…

Hur Young-man et Jacques Ferrandez en dialogue gastronomico-graphique lors de l’inauguration de l’exposition au Centre culturel coréen de Paris, le 6 décembre 2016

Quelles ont été vos influences ?

Au lycée j’aimais beaucoup les séries de Kim Sanho (dessinateur de séries d’aventures et de science-fiction qui a poursuivi sa carrière aux USA à la fin des années 1960, NDLR). Je n’aimais pas trop la science-fiction, mais j’ai une grande admiration pour Osamu Tezuka et Astro Boy. En 1968, j’étais apprenti chez un autre artiste, Lee Han-wan. Dans son studio, j’ai vu mes premières BD japonaises et j’ai réalisé que certaines séries coréennes étaient des décalques de mangas. Cela expliquait le nombre important de personnages gauchers dans nos publications. Aujourd’hui, l’influence japonaise reste importante, ainsi qu’en Chine et dans le monde entier. Au fond, copier avant d’entreprendre ses propres créations est un processus naturel.

Après avoir souffert des autorités, vous avez collaboré avec elles en 1988 pour Oh ! Gang Han à propos de l’affrontement entre le Nord et le Sud. Comment cela vous est-il arrivé ?

Cette époque correspond à la fin du régime militaire. Les étudiants manifestaient très souvent. Un jour mon éditeur, m’a présenté un représentant des services de renseignements. Leur idée était d’inciter les gens à ne plus manifester en racontant l’histoire d’un Coréen du Nord. J’ai émis mes conditions, je leur ai dit que jusqu’ici la propagande dépeignait les communistes grossièrement, comme des sanguinaires. Aucun intellectuel ne pouvait croire à une telle propagande. Je leur ai demandé de me faire confiance et de ne pas intervenir dans ma création. Ils voulaient m’utiliser et moi je voulais les utiliser. Je n’ai pas imaginé une histoire pour empêcher de manifester. Je voulais présenter aux étudiants le contexte plus profond de la période d’après-guerre et expliquer les attentes des communistes. Mon héros est un serf travaillant pour une famille riche avant l’indépendance. Quand survient la guerre, il s’engage pour le Nord avant d’être fait prisonnier par le Sud. Plus tard son fils devient un activiste. Oh ! Gang Han couvre un millier de pages. Dans les facs, tout le monde le lisait. Je ne suis pas allé à l’université mais grâce à cette série, je me suis senti comme un étudiant. Au final, j’ignore si mon histoire les a plus ou moins encouragé à descendre dans la rue. Mais j’ai atteint mon but, écrire une histoire politique.

1988, "Oh ! Gang Han" une histoire politique commandée par le pouvoir et prisée par les étudiants qui obtiendront la démocratie.

Quel retour avez-vous eu des services de renseignements, sur Oh ! Gang Han ?

Rien. Sauf à une seule occasion : j’avais dessiné le héros sur une pleine page devant le drapeau nord-coréen. Un policier m’a appelé pour savoir si c’était bien moi qui avait produit ce dessin. Il m’a dit : «  Fais attention !  » C’est la seule fois qu’ils sont intervenus.

Vous variez souvent de sujets. Avec Sik Gaek vous semblez avoir trouvé dans la gastronomie une thématique puissante …

Quand j’ai commencé à penser à une série sur la nourriture, j’imaginais évoquer uniquement le kimchi (légumes fermentés très présents dans la cuisine coréenne, NDLR). Après quelques recherches, j’ai appris qu’il existe plus de 150 sortes de kimchis et il ne s’agit que d’un plat d’un accompagnement. Le sujet était trop limité alors que je voulais parler de la nourriture en général, boissons alcoolisées comprises. La nourriture représente l’histoire et la culture. Trois fois par jour, tout le monde se demande : « Qu’est-ce que je vais manger ?  » Et de plus, les liens familiaux sont intimement liés à la nourriture. Je me suis concentré sur cette ligne tout en présentant la variété des régions de Corée où je me suis rendu en repérage. Il y a tellement de terroirs différents que pour traiter un maximum de sujets, je me suis efforcé d’écrire des épisodes courts afin de pouvoir en publier deux par mois au rythme de quatre pages par jour. Ce fut un travail passionnant.
Pour moi, le plat le plus triste du pays provient de la côte occidentale où il n’y a pas grand-chose à manger en été. On utilise alors des petits coquillages en forme de cône dont on écrase les coquilles avant de les cuire. Ça n’a pas vraiment de goût, mais les gens de la région ont eu du plaisir à voir qu’on racontait cette histoire.

"Sik Gaek" ou comment ouvrir l’apétit en quelques traits

Êtes-vous allé en repérage jusqu’en Corée du Nord ?

Oui, mais on m’en a empêché de rencontrer les gens. On m’a proposé de dialoguer avec des chef-cuisiniers des grands hôtels, ça n’avait pas de sens. Je ne voulais tout de même pas délaisser le Nord. Je suis allé en Chine à côté de la frontière, mais les Coréens s’y font discrets. Dans un épisode, j’aborde la question avec un personnage venant du Nord qui ajoute du porc à ses kimchis.

Aujourd’hui vous menez une série sur le café. Pourquoi ce sujet ?

Une série demande un sujet qui intéresse un large public. Je m’intéresse au vin, mais la série japonaise Les Gouttes de Dieu est devenue incontournable chez nous. Si je m’étais embarqué sur cette voie, on m’aurait accusé de plagiat. Finalement, mon fils m’a soufflé l’idée du café que les jeunes Coréens adorent. Puis, en randonnant, j’ai rencontré des gens qui transportaient leur propre machine à expresso et je me suis demandé pourquoi tant d’efforts. J’ai fini par apprendre des rudiments sur le café et aujourd’hui, d’une part je les comprends mieux et d’autre part, je ne bois plus de café instantané. Sans être accro, je ne bois que du café très léger. Mon docteur m’interdit d’aller plus loin.

Le webtoon quotidien de Hur Young-man avec le café pour sujet

Votre pays est cité aujourd’hui dans l’actualité (cet entretien a eu lieu le 5 décembre 2016, pendant des journées de manifestations monstres demandant la destitution de la Présidente Park Geun-hye, NDLR). Les événements actuels vous inspirent-ils ?

Je ne suis pas un caricaturiste, je ne réagis pas immédiatement aux événements, mais je pense qu’ils m’influenceront dans le futur. Notre présidente actuelle offre tellement de sujets sur lesquels rebondir…

Propos recueillis par Laurent Melikian

(par Laurent Melikian)

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