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Igor Kordey : "Aux USA, les comics sont strictement une affaire commerciale"

Par Laurent Boileau le 20 mars 2008                      Lien  
En deux ans, Igor Kordey est devenu le dessinateur le plus "productif" des éditions Delcourt: 10 albums publiés ! Dans cet entretien, il revient sur son parcours et nous livre ses "secrets" pour dessiner aussi vite.

Vous avez travaillé pour le marché américain et pour le marché européen. Quelles différences y voyez-vous ?

Il y a des différences d’objectif et de vision. En France, la bande dessinée est encore considérée comme une forme d’art commercial, avec l’accent sur "l’art". Aux USA, les comics sont strictement une affaire commerciale, et le mot « art » s’est perdu en cours de route. Par exemple, dans les 4-5 dernières années, chaque fois que des dirigeants de Marvel ont fait des déclarations aux médias, ils ont utilisé le mot "franchise" au lieu de "comics". Les comics ne sont qu’un investissement économique dans un concept qui finira éventuellement en film à Hollywood. Le marché américain des comics n’est plus autonome et durable, mais il est soutenu par les grandes entreprises en tant que source potentielle de nouveaux concepts et de nouvelles idées pour l’industrie cinématographique. En France, le marché de la bande dessinée est encore très rentable en lui-même. Ce qui est similaire entre les deux marchés, c’est le bénéfice qui est réalisé sur le dos des auteurs. Les prix, du minimum au maximum, payés par planche terminée ou page de scénario, n’ont pas changé ces 20 dernières années. Donc, je me trouve, ainsi que de nombreux autres artistes, à devoir travailler de plus en plus chaque année pour maintenir un niveau de vie satisfaisant.

Igor Kordey : "Aux USA, les comics sont strictement une affaire commerciale"
L’Histoire est souvent présente dans vos livres. Coïncidence ou volonté ?

En fait, je suis un passionné d’Histoire, mais ce n’était pas mon désir d’aller dans cette direction. Ça s’est fait, parce que j’avais besoin d’un boulot, après avoir été viré de Marvel en 2004, et L’histoire secrète était le premier sur la liste. Les autres albums "historiques" ont suivi un par un.

Utilisez-vous de la documentation pour dessiner ?

J’utilise beaucoup de documents, mais uniquement pour les trucs techniques, comme des voitures particulières, des armes, des uniformes, ou de l’architecture. Pour toutes les autres choses, comme les animaux, les humains, la nature, etc, je dessine surtout de mémoire. Même l’architecture - avec mon expérience, je peux simuler de l’architecture qui semble exacte, basée sur la logique et les règles architecturales. À propos de documentation, Internet est une chose bénie – je n’ai plus besoin de passer mon temps dans les bibliothèques ou acheter moi-même beaucoup de livres de référence. Si vous posez une bonne question à Google, vous pouvez trouver tout ce dont vous avez besoin. Cela rend mon travail beaucoup plus facile et confortable.

Vous avez participé à la guerre en Yougoslavie. En quoi cela a-t-il changé votre vie ?

Je tiens à ici à éclaircir quelques points : j’ai participé à la guerre de libération de la Croatie, pas une guerre civile yougoslave, comme certains médias de l’ouest appellent encore cette pagaille du début des années 1990. Avant que la guerre ne commence, la Croatie avait proclamé son indépendance, approuvée par la loi constitutionnelle yougoslave, et était déjà reconnue comme un état par certains pays européens, comme l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, etc. Donc, l’agression serbe a été fait contre un État indépendant, et non contre une simple province yougoslave. Même chose pour la Bosnie et la Slovénie.
Bien sûr, cela a changé ma vie - ma vie a cessé d’être insouciante et prise pour acquis. elle devint une lutte pour la survie de ma famille et s’exposa à de constantes tensions et du stress. Et, comme cela arrive souvent, j’ai finalement perdu ma famille dans le processus, comme une conséquence. Aujourd’hui, ma vie est divisée entre celle d’avant-guerre, décontractée, et celle d’après guerre, stressante. Mais je ne suis pas une exception. La mondialisation, le capitalisme agressif et la "culture" d’entreprise du monde entier ont pris le dessus. La plupart des gens aujourd’hui sont exposés à plus de stress, à la solitude et au désespoir, par conséquent, plus de maladie comme la dépression, le cancer, les maladies cardiaques, le diabète, les allergies etc. Ce n’est pas tout à fait une brillante image de la richesse et du progrès. Il y a un prix fort à payer pour une vie orientée sur le matériel. La guerre a changé ma vie en me donnant l’aptitude à lire entre les lignes et d’avoir une compréhension plus globale. Mais cela ne fait pas de moi un homme plus heureux, au contraire !

Taras Boulba
© Delcourt/Morvan/Voulizé/Kordey

Pourquoi avoir choisi de dessiner Taras Boulba ? Connaissiez-vous le livre de Gogol avant de le dessiner ?

Le livre m’a choisi, peut-être que c’était une sorte de destin. J’ai adoré le livre quand j’étais adolescent, et les images des Cosaques subsistaient toujours dans mon esprit.


Vos deux derniers livres ont été scénarisés par Jean David Morvan. Comment l’avez-vous rencontré ?

C’est Jean David qui m’a contacté, d’abord pour Le Coeur des batailles. Après avoir mis en place une collaboration fructueuse, il voulait que je dessine Taras Boulba, c’était une décision logique. Mes racines sont slaves et ma langue est très proche de l’ukrainien ou du russe. Notre comportement de base est très similaire. Mon empathie pour les personnages de ce livre est sans doute considérablement plus grande que celui de certains artistes français, américains ou japonais. De plus, mon expérience de la guerre joue probablement un rôle important dans le fait d’avoir été choisi pour travailler sur ces livres.

Qu’est-ce que vous avez aimé dans ces deux histoires ?

J’ai aimé la qualité du script, et certainement une approche différente de celle de Jean-Pierre Pécau dans L’histoire secrète ou Empire. Cette différence m’a donné une nouvelle impulsion et un défi pour essayer quelque chose d’autre, quelque chose de frais.

Extrait de Taras Boulba
© Delcourt/Morvan/Voulyzé/Kordey

Quel est votre "secret" pour pouvoir dessiner cinq-six livres par an ?

Tout d’abord, ma formation artistique et l’expérience me permettent de dessiner la plupart du temps de mémoire. Le second « secret » est un souhait de maintenir une bonne qualité de vie et de subvenir aux besoins de ma famille. Ce sentiment de responsabilité crée une orientation, de la motivation et de la discipline. Troisièmement, mon empathie et ma capacité à "jouer" avec les personnages tout au long du processus.
Quatrièmement, la pratique et le travail permanent font de moi un artiste très rapide – je ne fais aucun croquis préparatoire et aucun pré-découpage. Tout se fait directement sur la planche finale. Je ne perds pas beaucoup de temps à faire des crayonnés détaillés. Donc, je résouds la plupart des problèmes et donne la touche finale à la dernière étape, l’encrage, et cette partie est ma plus grande joie dans le processus créatif.

Taras Boulba
© Delcourt/Morvan/Voulyzé/Kordey

(par Laurent Boileau)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photo © Radomir Saradjen

 
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