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Igort : « Je me sens proche des auteurs qui se posent des questions » [INTERVIEW]

Par François RISSEL le 7 juin 2023                      Lien  
Igort est un auteur-clé et déterminant de la culture et du rayonnement de la bande dessinée en Italie depuis une quarantaine d’années. À la fois auteur, éditeur, directeur artistique et même cinéaste, il n’a cessé de créer et d’imaginer des solutions alternatives, loin des canons de la narration classique en bande dessinée pour bouleverser et transformer le médium avec des ouvrages comme « 5 est le numéro parfait » ou Les Cahiers russes, ukrainiens et japonais. Cette démarche, il l’a aussi appliquée à son métier d’éditeur en fondant les éditions Coconino puis les éditions Oblomov, où il a publié des livres originaux et audacieux devenus des ouvrages aujourd’hui considérés pour certains comme des marqueurs de la bande dessinée contemporaine. Un entretien rare réalisé dans le cadre du ARF Festival à Rome, avec un créateur pluridisciplinaire qui ne cesse de nous surprendre.

Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs d’ActuaBD qui ne vous connaîtraient pas ?

Je travaille dans la bande dessinée depuis longtemps avec une idée de narration particulière. J’ai très tôt eu du goût pour la publication. D’abord de magazines, puis de livres. J’ai plusieurs casquettes comme on dit en France : auteur et éditeur. J’ai décidé de créer la maison Coconino car il y avait beaucoup de choses, de livres, d’auteurs qui n’existaient pas en Italie. C’est la rencontre avec Carlo Barbieri, qui était quelqu’un de très cultivé et curieux, a été déterminante pour moi. Nous avons beaucoup discuté et peu de temps après nous avons commencé à éditer des livres.

Igort : « Je me sens proche des auteurs qui se posent des questions » [INTERVIEW]
© Igort

Vous êtes un auteur travaillant initialement la fiction et aujourd’hui vous faites plutôt ce qu’on l’on appelle en France depuis plusieurs années, de la "bande dessinée du réel", quelles sont les différences entre ces deux registres ?

Selon moi, la bande dessinée du réel n’existe pas, le genre même n’existe pas lorsque l’on parle de livre. Le réalisme est un genre. Pour donner un exemple, lorsque je suis parti en Ukraine pour faire un livre sur Anton Tchekov que je n’ai finalement jamais réalisé, je voulais raconter l’écrivain qui est l’un de mes préférés, à travers ses maisons, les endroits où il avait habité. Lui qui est l’inventeur de la narration abstraite, qui a décrit la steppe en une description perpétuelle, a écrit à côté de cela un livre appelé "La Maison à mezzanine", que je trouve magnifique et où la protagoniste principale, plus que ses habitants, est la maison elle-même. Je voulais partir de là, pour raconter Tchekov.

L’année d’avant, avec mon ami David B., on avait évoqué des portes qu’il fallait ouvrir pour développer des narrations différentes. Je pensais qu’en Ukraine, je pouvais commencer à envisager d’emmener la bande dessinée dehors, à l’extérieur de l’atelier. J’ai essayé de voir si j’étais inspiré par un visage par exemple, pour arrêter la personne et lui poser des questions.

Votre démarche est loin d’être journalistique...

Mais je ne suis pas un journaliste, je suis un narrateur ! Je ne suis pas intéressé par la phénoménologie des évènements. Je m’intéresse à l’humanité. Le scoop, la nouvelle ne sont pas pertinents pour moi. Le quotidien et ses "à-côtés" me fascinent en revanche. La bande dessinée journalistique existe cependant : Joe Sacco, par exemple, sait très bien le faire, lui, c’est un journaliste. J’aime aussi beaucoup le travail d’Anna Politkovskaïa ou de Ryszard Kapuściński, mais ma démarche est différente.

© Igort

Concernant votre graphisme, où puisez-vous vos inspirations ?

J’ai commencé à publier mes histoires il y a 45 ans, vous n’étiez même pas né ! J’ai commencé avec la bande dessinée américaine qui m’a beaucoup influencé initialement, puis je suis passé à la bande dessinée européenne avec des auteurs comme Tardi, Moebius, Druillet… La période des magazines de prépublication m’a beaucoup intéressé : Métal Hurlant, À Suivre… Ce sont les deux revues fondamentales dans mon expérience. Des auteurs comme Munoz et Sampayo bien sûr, ou Didier Comès aussi. Je me sens proche des auteurs qui se posent des questions.

Vous avez adapté l’un de vos livres au cinéma. L’image de cinéma se construit-elle différemment de celle de la bande dessinée ? En quoi un plan est-il différent d’une case ?

Ce sont, je pense, deux langages différents. La différence réside dans le cadrage. La taille du cadre peut varier en bande dessinée, là où l’écran de cinéma conserve la même envergure. La bande dessinée est un langage totalement libre. Le cinéma est un travail d’équipe. On ne peut pas attendre que les idées arrivent. Si j’ai envie de dessiner une image avec 20 000 personnes dedans, j’aurai bien plus de facilité à le faire dans une bande dessinée quand au cinéma, le producteur va plutôt me recommander de faire la même image mais avec vingt personnes.

© Igort

Quelle est l’importance de la BD en Italie ?

L’Italie est le quatrième pays, derrière le Japon, la France et les États Unis, où le marché de la bande dessinée est le plus important dans le monde. Le chiffre d’affaire est énorme. En ce moment, dans le top 5 des livres les plus vendus en Italie, tous genres confondus, il y a l’adaptation du Nom de la rose par Milo Manara d’après le roman d’Umberto Eco. En quatre jours se sont déjà vendus plus de 20 000 exemplaires. Le manga fonctionne énormément, oui, mais par exemple, mon livre "Les Cahiers japonais" a eu plus de 22 réimpressions. Le festival de Lucca cette année, a bénéficié d’une influence de 260 000 personnes. La différence majeure est que, quand j’ai lancé Coconino, la plupart des livres étaient vendus dans les librairies spécialisées. Aujourd’hui la majeure partie des ventes se font dans les librairies généralistes.

© Igort

Ma démarche en tant qu’éditeur est de publier des livres qui racontent des histoires de façon originale et peu courante. Dans le même temps, nous rééditons des classiques, comme les livres de Tardi, Munoz ou Crepax. Aujourd’hui je me suis rendu à la Self Area du festival (Partie du festival consacrée aux fanzines et aux éditeurs alternatifs) où j’ai découvert de nouvelles choses, de nouvelles voix, c’est ça que je recherche. Il peut arriver que je reçoive des projets intéressants, mais je suis aussi en recherche permanente.

Quel est votre prochain projet en tant qu’auteur ? Pensez-vous poursuivre vitre Journal d’une invasion (sur l’Ukraine) initié en février dernier ?

Il y en beaucoup ! J’espère fermement que je n’aurai pas à poursuivre ce livre-là, je souhaite que la guerre se termine. Je vais essayer de faire autre chose pour m’amuser davantage. Il est notamment question de relancer le magazine Linus.

© Igort

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782754835169

Un grand merci à Manon Dumas-Mores et Anne-Gaëlle Fontaine des éditions Futuropolis pour avoir rendu cet entretien possible.

Photo médaillon - François Rissel

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