Il sont cinq, comme les cinq doigts d’une main, solidaires, refermés comme un poing levé qui nous dit : nous vaincrons !
Il paraît que sous la menace des deux hommes qui lui faisaient face, Georges Wolinski leur a fait un dernier bras d’honneur avant de se faire abattre. Même si l’anecdote en venait à être controuvée, elle incarne bien l’homme qu’était Wolinski. Un jouisseur, un jemenfoutiste des conventions.
J’écrivais hier : il a décomplexé le dessin d’humour français. C’est vrai. Avant lui, le dessin d’humour était léché, propret, même chez Chaval ou Dubout, un dessinateur qu’il adorait pourtant. L’ébénisterie graphique, le dessin labouré, il s’en foutait. Trois traits jetés, une paire de seins, une paire de fesses, et le plaisir de choquer le bourgeois, voilà le programme. Ses deux Français racistes en train de refaire le monde en picolant ont marqué les esprits. Wolinski, c’était un esprit, un sourire, un sarcasme, un éclat de rire.
Il avait fait partie de l’équipe de Bizarre avant de lancer Hara Kiri en 1960, avec Fred, Cavanna, Choron et Topor, puis de fonder Charlie Hebdo avec Cavanna, Cabu et Gébé. Il a dessiné pour les communistes de L’Humanité comme pour le Journal du Dimanche du marchand d’armes Lagardère. Ça lui convenait, du moment qu’on lui laissait dire ce qu’il voulait. En dirigeant Charlie Mensuel en 1969, il publia Crepax, Muňoz, Barbier, les frères Varenne, mais aussi les Peanuts et Fosdyke Saga...
On ne se rend pas compte à quel point sa notoriété allait loin. Son ami Tunçay Akgun publia Hara Kiri en turc, le temps de trois numéros avant que la censure du gouvernement islamo-conservateur ne l’arrête. Rien d’étonnant : Akgun était son ami, il l’adulait. Cet ancien rédacteur en chef de Gırgır, fondateur de Limon puis LeMan, le "Charlie Hedbo turc", sait très bien ce que cela signifie lutter contre l’intégrisme religieux.
Cabu, nous en connaissions tous la silhouette de Grand Duduche. C’était, de loin, le meilleur caricaturiste de France, et même des Français, qu’il avait synthétisés en Beaufs gras et insupportables. Voici comment Goscinny en parlait dans une de ses préfaces : "Quand Cabu est venu me voir, avec son attitude un peu gauche de potache prié de se présenter dans le bureau du proviseur, j’ai pensé que nous étions bien partis pour une séance de : "Vous ne manquez pas d’aptitudes pour exercer ce métier, cependant…" Mais, à la vue du premier dessin qu’il a extrait de son carton, j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un dessinateur à marquer d’une pierre blanche. Il a immédiatement commencé à collaborer à notre journal "Pilote", et, pas plus bête qu’un autre, je lui ai aussitôt demandé d’illustrer plusieurs de mes livres. Et, quelques années plus tard, sollicité et admiré, Cabu est resté le gentil potache farfelu de ses débuts. Souvent en retard, cet homme marié, ayant charge de famille, m’a fait une fois téléphoner par sa maman, pour me dire que : "Jean ne pourra pas livrer son travail à temps, parce qu’il est un peu souffrant."
Charb était venu plus tard. Il avait été recruté dans Charlie Hebdo et en était devenu rapidement indispensable. C’était un garçon charmant mais déterminé. On ne la lui racontait pas. Ses personnages jaunes-Simpson avaient tous l’air couards, qu’ils soient présidents de la République ou prophètes.
Après le départ de Philippe Val, qu’il avait soutenu contre son ami Siné, mais dont il avait peu apprécié le numéro de girouette libérale, il avait pris naturellement le leadership de l’équipe. Parce qu’il était le plus solide d’entre eux. Ses éditos (Charb n’aime pas les gens) tapaient forts et justes. Ses personnages de Maurice et Patapon étaient favorables au mariage pour tous et à « la France qui se lèche tôt. » Le mauvais goût ne l’arrêtait pas, au contraire. En première ligne, il aurait été le premier visé par les tueurs.
Tignous était un être doux, charmant, moins exposé que ses confrères, mais il a publié dans une multitude de journaux parmi lesquels L’Événement du jeudi, Télérama, VSD, Fluide Glacial ou Marianne. Ses personnages étaient mous et bigleux, comme les Français. On lui devait récemment une BD de reportage sur le procès Colonna.
Honoré avait le look d’un peintre du XIXe siècle sorti tout droit de l’atelier de Courbet. Son trait était une ligne noire, chargée d’encre comme une épreuve de gravure sur bois, dans la grande lignée des maîtres du noir comme Valloton ou Masereel. Son dessin hiératique dialoguait de façon décalée avec un humour caustique et fin. Il illustrait souvent les rubriques d’Onc’ Bernard (Bernard Maris) un économiste qui siégeait à la Banque de France, aussi iconoclaste que lui. Il est mort à ses côtés.
Ces cinq géants, ces cinq héros, et les sept autres qui sont tombés avec eux, sont des soldats qui se sont sacrifiés pour la liberté d’expression, pour NOTRE liberté.
Pour avoir défendu quelques caricatures danoises et pour avoir entretenu un anticléricalisme de bon aloi pendant que les ventres-mous de la République, séduits par les saintes onctions de Saint-Jean de Latran ou par la pompe vaticane, soucieux de complaire "à toutes les religions", se vautraient dans la compromission.
Ils avaient tenus bon contre les manœuvres de ceux qui voulaient assimiler l’anticléricalisme à un racisme et qui avaient rêvé de rétablir en France un droit de blasphème. "Le cléricalisme, voilà l’ennemi" disait Gambetta, fondateur de la République, en 1877. Il l’est toujours, il faut continuer à le combattre.
Ce qui frappe dans cette affaire, c’est que ces intégristes ont si peur de la liberté de ton de Charlie Hebdo qu’ils n’ont d’autre moyen que de répliquer avec des soldats lourdement armés contre quelques pauvres crayons. Cette disproportion ahurissante montre toute l’étendue de leur lâcheté. Et leur peur aussi.
Il y a, selon Gilles Ratier, plus 1400 dessinateurs publiés en France. Face à une telle armée, tous les intégristes du monde ne peuvent rien. Ces 1400 talents devraient se mobiliser pour nourrir tous les supports : journaux, livres, Internet de dessins portant le flambeau des idées et la liberté de ton de Charlie Hebdo, faire acte de candidature pour que ce journal renaisse et que ces "vrais mécréants", comme les qualifie Luz, soient renvoyés à leur vacuité.
LES 12 VICTIMES
Outre les dessinateurs connus Charb, Cabu, Georges Wolinski ,Tignous et Philippe Honoré, des membres de la rédaction de Charlie Hebdo : Bernard Maris, économiste et éditorialiste du journal, Elsa Cayat, psychiatre qui chroniquait régulièrement dans Charlie, Mustapha Ourad, correcteur, font partie des victimes ; mais n’oublions pas Frédéric Boisseau, responsable de l’entretien, Franck Brinsolaro, policier attaché à la protection rapprochée de Charb, et Ahmed Merabet, policier cycliste arrivé sur place ou encore Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, invité par Cabu à la conférence de rédaction à l’occasion de la restitution d’un dessin qui avait servi à une exposition. Ils sont tous les victimes innocentes de l’obscurantisme religieux.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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