Dupuis reste incontestablement le leader des éditions patrimoniales. Chaque année, une demi-douzaine d’ouvrages paraissent, sous diverses formes, pour mettre en avant des séries mythiques ou qui méritent le détour, pour continuer d’entretenir la flamme, le tout avec des dossiers qui regorgent de documents globalement inédits et d’explications souvent passionnantes.
Cette fin d’année ne fait pas exception à la règle, notamment avec deux ouvrages dont nous vous avons déjà parlé : la version commentée de Spirou et les petits formats réalisé par Franquin & Roba, ainsi que la deuxième intégrale de 421 qui arrive enfin, cinq années après le premier volume. Trois autres splendides monographies mettent également en valeur la richesse et la variété du capital de Dupuis, mais pas seulement ! Explications en détail...
Batem : une vie consacrée au Marsupilami
Outre l’impressionnant travail consacré à Gotlib, Champaka Brussels coédite en cette fin d’année un autre "Une vie en dessins", ce qui démontre que cette collection mêlant biographie et reproduction de fac-simile prend encore de l’ampleur (le prochain dédié à Victor Hubinon sortira le 14 janvier prochain).
Quant à ce cinquième opus, c’est Éric Verhoest, le directeur de Champaka himself qui a rédigé tout le rédactionnel reprenant par le menu la carrière de Luc Collin, alias Batem. Même lorsqu’on connaît le parcours de ce jeune surdoué croisant la route de Franquin en 1987, on se prend au plaisir de découvrir les verbatims et les anecdotes qui jalonnent cette introduction étoffée. Notamment en apprenant comment l’auteur travaillait avec ces légendes que sont Greg et Franquin, puis les différents scénaristes qui se sont succédés à ses côtés, principalement Yann, Dugomier puis Colman avec les différents styles qu’on leur connaît.
Mais l’attrait principal demeure bien entendu la qualité des reproductions des magnifiques dessins réalisés par Batem. Dès l’introduction, les quelques cases, croquis ou travaux préparatoires pour le dessin animé donnent le ton : l’auteur est aussi impliqué que minutieux, capable de réaliser de gigantesques fresques où faune et flore se mélangent grâce à son talent.
Après le cahier introductif, cette "Vie en dessins" débute avec une première double page présentant une magnifique illustration couleur où le pli du livre tombe assez harmonieusement. Les deux cents pages qui suivent maintiennent cette qualité éditoriale : une grande variété des pièces rassemblées (planches, cases, illustrations couleurs et quelques crayonnés) permettent au lecteur de littéralement plonger au cœur de la forêt palombienne... et du travail de Batem évidemment. Surtout que l’éditeur a choisi une manière aussi simple qu’efficace d’organiser son ouvrage : en plaçant les pièces dans l’ordre chronologique, et en présentant les couvertures aux côtés de verbatim de l’auteur, afin de renseigner le lecteur.
Cette partie principale de l’ouvrage ne se contente pas d’aligner les fac-similés. Des extraits d’interviews et des commentaires de Batem rythment magnifiquement l’ensemble, ce qui démultiplie que le plaisir que l’on prend lors de cette lecture. Outre les illustrations couleurs, des emblématiques planches encrées et ces verbatims, c’est toute la magie du monde du Marsu qui se dévoile à nous. Les amateurs ne passeront certainement pas à côté.
Mademoiselle Louise : plus que l’homologue féminin de Jojo
À côté de l’essor des Vie en dessins, les recueils patrimoniaux à dos rond, qui incluent régulièrement des dossiers allant jusqu’à une cinquantaine de pages, restent la grande marque de fabrique de Dupuis. Et cette fois, nous profitons de l’intégrale d’une série qui, comme Le Marsupilami, n’est pas née chez Dupuis. En effet, Mademoiselle Louise a été créée pour le Schtroumpf Magazine et se retrouve finalement éditée par Casterman dès 1993 avec deux premiers albums. Avant d’intégrer le giron de Dupuis en 2005, tout d’abord dans le Journal de Spirou, puis avec deux albums complémentaires chez Dupuis, avant la triste disparition d’André Geerts en 2010.
Un an après la dernière intégrale de Jojo, l’autre grande série d’André Geerts, c’est donc avec beaucoup de joie que nous renouons avec le travail de ce grand auteur. Pourtant, nous sommes un peu déboussolés en débutant notre lecture... Après une entame à l’américaine, avec quelques pages composées uniquement de très beaux documents originaux, le touchant mot d’introduction signé par Sergio Salma, le "scénariste" de la série, contraste avec l’aspect un peu austère de la maquette. Puis vient la page de titre, et un début de dossier qui ne dit pas son nom...
Heureusement, tout cela s’efface rapidement dès que l’on entre dans le vif du sujet : tout d’abord avec la présentation de Sergio Salma, un auteur attachant et entier, puis via les détails de la collaboration mise en place pour cette belle série qu’est Mademoiselle Louise. On passe outre quelques approximations chronologiques pour se passionner pour les relations entre les auteurs, surtout lorsqu’elles ont nourri la série. Comme par exemple lorsque Sergio Salma constate qu’André Geerts dessine des éléments assez désuets qui côtoient des objets beaucoup plus modernes, ce qui le pousse à imaginer que le père de Louise a inventé pour sa fille un monde artificiel, placé dans le passé.
En définitive, on ne peut donc que saluer le travail des auteurs et des éditeurs pour cette intégrale, qui offre un magnifique écrin à cette série qui peut se lire à plusieurs degrés et à tout âge, tant pour son dessin, son humour que ses réflexions sur l’amour et l’argent.
La naissance des Artiste Édition
Dernier ouvrage patrimonial de cette saison, et non des moindres, Libellule s’évade est un tirage très grand format (51,3 x 37,4 cm) de la première aventure de Gil Jourdan, le fameux héros que Maurice Tillieux a créé pour le Journal de Spirou. Éric Verhoest (encore lui !) vient donc d’inaugurer une nouvelle collection avec ce titre phare des Éditions Dupuis.
Qu’est-ce qui différencie cette Artiste Édition d’un autre tirage de luxe en grand format ? Tout simplement la volonté de l’éditeur de reproduire en fac-simile la totalité des planches originales. Il ne s’agit donc pas en l’occurrence de reprendre les films que l’éditeur avait réalisés à un moment ou l’autre pour la production des albums, mais bien de retrouver et/ou rassembler la totalité des planches originales, afin de les scanner et de les reproduire à l’identique, le plus fidèlement possible, pour que l’on puisse admirer tout le travail, les corrections et les intentions de l’auteur.
Éric Verhoest inaugure donc cette nouvelle collection avec un album mythique des Éditions Dupuis. Lorsqu’il intègre (finalement) la maison de Marcinelle, Maurice Tillieux a plus de dix ans de bande dessinée derrière lui, et c’est donc un auteur expérimenté qui débarque, avec sa science du polar qu’il a patiemment développée avec Félix, ses magnifiques décors (y compris ses voitures), auxquels il rajoute un humour dont il avait le secret. Ce mélange détonnant fait mouche comme on le sait. Et l’auteur flirte si près des limites que son album (ainsi que le suivant) se retrouve interdit en France pour une dizaine d’années.
Ces éléments (et bien d’autres) se retrouvent au sein du dossier introductif rédigé par José-Louis Bocquet. Il revient en détail sur cette relation difficile entre Tillieux et Dupuis, alors que le jeune dessinateur voit le premier numéro du journal sur ses fonds baptismaux, qu’il y travaille en 1940 avant la pénurie de papier, et qu’il y revient après-guerre. Mais ce sont toujours des travaux discrets, car Charles Dupuis, qui ne jure que par Franquin, ne veut pas des dessins du jeune Tillieux.
Le reste est connu, car nous vous en avons largement conté les détails lors de ces cinq dernières années : Tillieux intègre Héroïc-Albums, crée entre autres Félix, et finalement rentre chez Dupuis en 1956. Par la petite porte, mais cette fois il y est ! L’auteur transpose donc son trio de héros tiré de Félix, tout en modifiant la donne en profondeur. Voilà sans doute l’un des secrets du succès de Gil Jourdan : du travail et de l’expérience. Le dossier est d’ailleurs illustré de reproductions des recherches de Tillieux, histoire de rassembler tous les éléments encore existants concernant Libellule s’évade.
Outre ce dossier, que retrouvons-nous dans ce tirage ? La couverture et la totalité des planches originales de l’album, reproduites à la dimension exacte des originaux. Toutes celles-ci se retrouvent sur les pages de droite de ce grand ouvrage. En vis-à-vis de celles-ci, puis derrière celles-ci après la moitié de l’album, on retrouve les indications de couleurs réalisées par Tillieux lui-même.
Voici d’ailleurs les explications données par Éric Verhoest pour expliquer comment la réalisation de cet ouvrage a été possible : « Lors du décès de Maurice Tillieux en 1978, les planches encore stockées aux éditions Dupuis ont été restituées à ses deux filles. L’album "Libellule s’évade" a été préservé dans son intégralité, à l’exception des illustrations de page de titre et de quatrième de couverture. Pour les indications de mise en couleurs, Maurice Tillieux a travaillé jusqu’à la planche 28 aux crayons de couleurs appliqués sur des calques (celui de la demi-planche 27a ayant hélas disparu). À partir des planches suivantes, il a peint à la gouache ses indications de couleurs au dos des originaux à l’aide d’une table lumineuse qu’il s’était lui-même construite. Ses consignes étaient ensuite interprétées pour l’impression par le studio de coloriage des éditions Dupuis. »
Avec un format pareil et un tel souci de qualité, on comprend que l’ouvrage ne soit pas pour toutes les bourses (199 €). Mais outre le fait qu’il soit numéroté sur 699 exemplaires, il permet surtout de profiter de cet incomparable travail de recherche et de reproduction : la totalité des pièces existantes d’un album mythique. À ce niveau-là, ce n’est plus seulement de l’art, c’est de l’Histoire !
Les tirages limités en noir et blanc
Dupuis ne se limite pas à frapper un grand coup dans le domaine du tirage de luxe avec cette collection d’Artiste Édition, la maison de Marcinelle continue également de proposer des tirages limités en noir et blanc de quelques titres importants parus pendant l’année. Ces ouvrages sont édités dans un format plus grand que les albums, afin de mieux profiter du dessin, et reproduisent les planches avant ou sans leurs mises en couleurs. Ces dos toilé comportent généralement un frontispice inédit signé par l’auteur, car ces albums sont souvent limités.
Parmi ceux-ci, en cette fin d’année, sont parus : Le Réveil du Tigre, Buck Danny "Classic" - Cap sur les Andes qui regroupe les tomes 7 et 8 de cette série, et Le Loup m’a dit qui rassemble les deux tomes de cette histoire écrite et réalisée par Jean-Claude Servais.
Servais est mis une seconde fois à l’honneur, avec la parution de la nouvelle édition d’Iriacynthe. Ce conte paru initialement il y a trente-neuf ans était l’un des premiers récits où l’auteur travaillait entièrement seul, avec La Tchalette. Dans la foulée des précédents tirages de Servais que Dupuis réédite depuis quatre ans, cette version noire et blanche en plus grand format profite toujours d’un dos toilé, ainsi qu’une présentation qui permet de profiter pleinement du trait sensible de l’auteur.
Dans les coulisses...
L’autre stratégie suivie par l’éditeur depuis plusieurs années, est de publier des versions complétées de certains récents succès, avec des planches de croquis, des avant-premières du futur album, ou des inédits. Une formule qu’on attendait logiquement avec le Spirou et Fantasio de Christian Durieux, car l’auteur avait réalisé un court récit pour le Journal Spirou en guise d’épilogue à son Pacific Palace, comme il nous l’avait expliqué en début d’année.
Sans surprise, Dupuis propose donc une nouvelle version limitée (3.000 exemplaires) avec une couverture inédite, cet épilogue paru dans le Journal Spirou mais inédit en album, ainsi qu’un dossier complémentaire de six pages reprenant une interview de l’auteur et des crayonnés.
Pour les amateurs de coulisses, citons encore le cinquième cahier de Théodore Poussin, à savoir la deuxième partie du tome 14 intitulé Aro Satoe. On y découvre non seulement les planches en noir et blanc, permettant de mieux comprendre le travail de Frank Le Gall, mais aussi de travaux plus graphiques, en noir et blanc ou en couleur.
Des intégrales... pour le plaisir
Dupuis ne mise pas uniquement sur les tirages limités plus ou moins luxueux, l’éditeur continue de rassembler les différents tomes de séries terminées, afin de leur donner un second souffle au sein du public. Dans ce cas de figure, on ne dispose d’aucun élément complémentaire (ou si peu) et pas de dossiers explicatif. Le plaisir est ailleurs... Dans l’histoire, les personnages, le dessin et l’engouement qu’ils suscitent auprès des lecteurs.
Dans trois styles très différents, on retrouve cette fois les volumes suivants : l’intégrale des Campbell, cette série familiale de pirates réalisée par Jose Luis Munuera ; le quatrième recueil de Team Rafale, cette fameuse série d’aviation, fer de lance du label Zephyr ; et enfin la compilation de la trilogie de Millenium Saga, le polar réalisé par Runberg & Ortega dans la foulée de l’univers créé par Stieg Larsson.
En définitive, que cela soit pour l’aspect patrimonial, les grands formats servant le dessin, et des recueils pour profiter tout simplement des récits à des prix plus modiques, Dupuis a une fois de plus brassé large pour contenter les différentes parties de son public. Et d’autres surprises nous attendent encore pour 2022, avec entre autres deux autres Artiste Edition : les deux premiers tomes de Natacha et La Guerre des sept fontaines de Johan & Pirlouit !
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Concernant les intégrales de Dupuis de cette fin d’année, lire également :
421, Intégrale T. 2 – Par Maltaite & Desberg – Éditions Dupuis
« Spirou et les petits formats » par Franquin & Roba en édition commentée, quintessence d’un chef d’œuvre
Chez Dargaud, acheter :
Batem - Une Vie en dessins en version normale ou en tirage de tête
Pacific Palace en version augmentée
Le Loup m’a dit - L’intégrale limitée en noir et blanc
Le Réveil du tigre en version limitée noir et blanc
Buck Danny l’intégrale N&B Cap sur les Andes
Libellule s’évade, fac-simile en très grand format
Les Campbell - l’intégrale
Millénium saga - L’intégrale - La Fille qui dansait avec la mort
Mademoiselle Louise - L’intégrale
Iriacynthe en noir et blanc
Team Rafale recueil 4
Concernant les intégrales et beaux livres à mettre sous le sapin en 2021, lire également nos précédents articles :
Les Malheurs de Janice, l’intégrale – Par Erich Von Götha - Dynamite (Réservé à un public averti.)
Les Aventures réalistes de Maurice Tillieux
Du soleil pour les fêtes !
Le Noël "sexplosif" de Dynamite (Réservé à un public averti.)
Gotlib, "Bestauf" d’une vie en dessins
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