A la différence des Sept Cavaliers, le récit du Royaume de Borée s’étale sur plusieurs générations. Comment vous retrouvez-vous dans cette filiation d’une quête et la prolongation d’une protection ?
Sept Cavaliers est une sorte de conte, la période n’est pas définie, la géographie non plus. C’est une parabole : la ville, qui n’est pas nommée, c’est l’Europe, Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans la période que l’on traverse, ces trois livres drainent toujours de nouveaux lecteurs. Le Royaume de Borée s’inscrit dans l’Histoire, la géographie et le temps, même si la principauté de Valduzia est fictive. La Famille Pikkendorff qui traverse ce récit débutant au 17e siècle et se terminant de nos jours, sont des personnages qui transmettent, c’est pour moi le sujet du livre : qu’est-ce que l’on transmet à ceux qui nous suivent ?
Si le second tome du Royaume mettait en place un groupe en parallèle de celui des Sept Cavaliers, la fin du T2 et le T3 présente finalement des individualités fortes, comme celle du général et du Petit Homme. Est-ce que le Royaume est finalement la concrétisation du besoin d’exploration de l’homme ?
Cette envie d’aller voir plus loin, c’est l’essence même de l’humanité, ce désir d’aller voir de l’autre côté doit être le propre de l’homme, plus que le rire. La Borée représente cet inconnu qui attire les aventuriers de toutes les époques. La notion de frontière présente dans l’album (surtout les deux premiers tomes) n’est pas la limite entre deux états, mais une frontière de « western », celle qui se déplace avec l’homme qui avance, au fur et à mesure où l’inconnu recule, Le Royaume de Borée serait un « eastern ». Il y a une race d’homme comme cela qui se jette dans l’inconnu, « les explorateurs » ; à la préhistoire un homme devait avoir envie d’aller voir de l’autre côté de la montagne, ensuite leurs noms jalonnent l’histoire de l’humanité. Les Pikkendorff, au moins ceux des deux premiers tomes appartiennent à ce type d’aventuriers...
Ce tome 3 inscrit plus profondément le récit dans les faits historiques : les guerres napoléoniennes, la Seconde Guerre mondiale, etc. Mais derrière cet ancrage de l’Histoire, c’est la déliquescence des cultures qui est évoquée…
Effectivement, plus le récit avance, plus l’Histoire est présente. Le Royaume retrace la découverte d’une conquête de territoire ; ensuite la civilisation submerge tout, comme ce fut le cas partout. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’on a tendance à vouloir l’expliquer aujourd’hui, parce que la civilisation occidentale hégémonique est une sorte d’ogre pour les peuples moins développés. Le contact entre des populations qui ont un écart dans le temps, allant parfois de 500 ou 2000 ans lorsqu’ils se rencontrent, est toujours fatal à celui qui est le plus faible. Jean Raspail fut pendant 20 ans un spécialiste de ces peuples au bord de l’évanouissement, et il a une formule très juste : « Tout peuple qui ne s’adapte pas meurt, tout peuple qui s’adapte meurt aussi. »
La nature prend bien entendu une place prépondérante dans tout le cycle. On sent que vous prenez un grand plaisir à mettre en scène ces milieux naturels. Comment vous documentez-vous pour obtenir ce degré de réalisme ?
Ce type de dessin est très naturel chez moi. Je suis originaire de la campagne, j’y vis toujours, en pleine nature ; j’appartiens « historiquement » au milieu rural, quinze générations des miens m’ont précédées là où je vis. Pourtant, ce monde des paysans a disparu. Il fut aussi celui des ouvriers, des journaliers, des propriétaires, des notaires, etc. Il fut balayé entre la fin du 19e siècle et le milieu des années 1960. En ce sens, « le Petit Homme », c’est moi, car je proviens aussi d’un monde éteint.
Ce tome 3 dévoile en effet ce fameux « Petit Homme » qu’on devine à peine dans les deux premiers tomes de la trilogie. Est-ce, selon vous, une des grandes qualités de l’écriture de Jean Raspail, que de pouvoir ainsi étirer un mystère sur d’aussi longues séquences, sans faire appel nécessairement à de grands effets fantastiques ?
Oui bien sûr, le fantastique n’est jamais très loin. Le lien entre les « Pikkendorff » depuis le 17e siècle jusqu’au deux derniers tomes en 1939-45 (eux non plus ne franchissent pas le 20e siècle) tient de ce registre. C’est une vision un peu chamanique du lien avec la nature, sur lequel j’ai sensiblement insisté et avec lequel je termine ce livre. J’évoque ici les vols de bernaches, qui d’après Jean Raspail, lisent dans le cœur des hommes. Ce n’est pas d’une grande rigueur scientifique, mais qui sait...En tout cas, elles s’envolent encore pour conclure ces trois tomes.
Alors que vous aviez prévu initialement de réaliser cette adaptation en quatre tomes, vous terminez celle-ci avec ce tome 3, en travaillant sur 62 pages à la place de 54. Pourquoi ce revirement ?
C’est une demande de l’éditeur de privilégier un cycle de trois comme Sept Cavaliers. J’ai accepté en augmentant le nombre de pages du tome 3 ; il y avait dans le roman une digression américaine (le moment où Souzda écrit ses mémoires), c’était un peu hors récit, trop long à l’intérieur d’un titre et trop court pour un album. J’ai utilisé une pirouette de scénario pour la remplacer.
Nous avons appris récemment le départ de Marya Smirnoff des éditions Delcourt, alors que l’éditrice avait été reprise en même temps que le fond Laffont. Il semble d’ailleurs que vous soyez un des derniers auteurs de ce transfert encore en activité chez Delcourt. Peut-on dire que la greffe du fond Laffont n’a pas pris chez Delcourt ?
Le label Laffont était vraiment le reflet du goût de sa créatrice Marya Smirnoff. Il suffit de citer les auteurs pour le comprendre : Serpieri, Breccia, Tillier, Ricci, Dorison ; Dufaux, Federici et moi entre autres. Les auteurs de ce catalogue à thèmes revendiquent « le goût du dessin », le réalisme, l’aventure, etc. Si je fais un bilan personnel, je suis plutôt très satisfait de la façon dont Delcourt a réalisé Sept Cavaliers. Mais je dois avouer que quasiment tous les auteurs sont partis après la fin de leur contrat ; sans la présence de Marya Smirnoff qui avait conçu ce catalogue, cela n’avait sans doute plus grand sens.
Vous avez donc signé chez Glénat pour vos prochains albums. Qu’est-ce qui vous a attiré chez eux ?
Les éditions Glénat m’avaient approché plusieurs fois après Sept Cavaliers. J’avais un sujet qui leur convenait parfaitement : cela se déroule en 1764 sur les bords du Mississippi, au moment où La France abandonne l’Amérique. On a jamais vraiment montré cet immense monde franco-indien (20 états américains), le contraire absolu de l’Amérique anglo-saxonne qui a suivi. Les éditions Glénat et l’Histoire, c’est un vieux mariage ; quand ils ont lu le scénario, ils m’ont dit « ça, c’est nous. » Cela s’appellera Le Capitaine perdu (en deux tomes).
Allez-vous tout-de-même continuer vos adaptations de romans de Jean Raspail ? Trouvez-vous que la forme de trilogie convient bien à l’élaboration d’un univers, tout en tenant compte des désidératas du marché (et des lecteurs) ?
Les lecteurs de Jean Raspail se reconnaîtront dans le Capitaine perdu, car il a évoqué ce moment dans un de ses livres. Il me prête d’ailleurs un de ses personnages (un Pikkendorff ) qui y tient un petit rôle. Concernant l’adaptation de roman, je pense que la forme a peu d’importance, l’erreur est d’en faire un digest. Cette erreur du concentré reflète la tendance actuelle lorsque la bande dessinée se tourne vers le roman. Dans les meilleures adaptations que j’ai lues, comme celles de Tardi, les auteurs avaient pris le temps et la place. À quoi sert-il d’aller chercher l’inspiration dans un roman, par définition, dense et riche, si c’est pour n’en produire qu’une écume.
Nous avons appris récemment que votre ami Philippe Bonifay arrêtait la bande dessinée. Il n’est d’ailleurs pas le seul à devoir se résoudre à cette extrémité (Malnati, Maïorana, etc.)
La surproduction demeure un gros problème ! Tout est noyé. C’est une évolution, due entre autre à celle des techniques ; imprimer des livres ne coûte plus très cher, si on est un gros éditeur. L’imprimeur belge Lesaffre (qui fait les miens), les livre aux alentours de 90 centimes l’un. Le calcul est vite fait : n’importe quel livre devient rentable si l’auteur est très peu payé, même avec des chiffres qui représentaient autrefois un flop. Il suffit de multiplier le nombre et on gagne des bricoles sur beaucoup de livres. C’est la multiplicité qui rapporte, et non plus le succès de quelques- uns. L’effet est démultiplié si on rajoute à cela la cavalerie de la diffusion (qui est souvent la même boîte que l’éditeur). C’est une économie à court terme, sans grande perspective, mais aujourd’hui quelle économie pourrait se targuer de viser à long terme ?
Les caractéristiques de la production actuelle entraîneraient-elles la paupérisation des auteurs ? Faut-il donc être ascète pour vouloir continuer à faire de la bande dessinée aujourd’hui ?
En quittant le monde de la presse, l’album a endossé l’économie du livre classique, celle des écrivains, et écrivain n’a jamais été un métier, mais un complément. Ce qui justifie un part des abandons, c’est que certains styles de dessin sont longs donc plus onéreux. Ils représentent des investissements moins prisés face à ce qui est poussé aujourd’hui, du dessin plus enlevé, plus hâtif... C’est d’abord un dictat de l’économie, mais je suis étonné que la presse justement ne relève jamais ce point. On nous présente cela en permanence comme un souci d’évolution des auteurs qui se dirigent vers un dessin plus spontané, comme si c’était purement par « recherche artistique » d’une voie nouvelle. Il y a une part de vrai, mais c’est d’abord une adaptation à une économie, et cela n’est jamais dit. La bande dessinée est très représentative de l’économie de ce début de siècle : un capitalisme impitoyable mais qui a épousé le discours de son adversaire. On s’ouvre aux dessinateurs de l’Est : on ne va pas chercher de la main d’œuvre pas chère, on ouvre de nouvelles pistes de création avec le roman graphique. On oublie de dire que c’est pour essayer de se libérer de l’usage de payer les auteurs à la planche, qui est je le disais plus haut le dernier poids financier qui pèse sur un livre, l’impression n’en étant plus un. Mais ce n’est pas propre à la BD, c’est le 21e siècle qui est ainsi.
Suite à cette analyse, comment envisagez-vous votre avenir personnel ?
Je ne crois pas qu’il faille déserter pour cela. D’abord parce que les éditeurs pour qui je collabore jouent le jeu de la rémunération du travail. Ensuite, parce que j’ai la chance d’avoir un lectorat assez fidèle en face de moi. Parfois on le rate, car dans la multitude et l’ absence de communication, ils peuvent ne pas vous voir, mais ils vous retrouvent généralement par la suite. Le premier tome de Sept Cavaliers est paru en 2008 et j’en vends toujours régulièrement à des personnes qui le découvrent. Je fais donc ce que je crois devoir faire, je n’ai jamais cherché à être « dans le ton ». Pour moi, le livre, par définition, s’inscrit dans le temps et la durée, c’est l’essence même de cet objet. Les tendances, les sujets « bien dans le moment » comme ceux que l’on fabrique pour être nommés dans les grands salons, se vautrent souvent bien lamentablement ; il faut faire ce que l’on croit devoir faire. J’ai un principe, que je ai entendu une fois dans la bouche de Jean-Luc Godart : « Je travaille pour les gens qui ont les mêmes goûts que moi ». Je demeure convaincu que cela prend encore plus de sens aujourd’hui.
Vous réalisez tout de même d’autres travaux à côté de la bande dessinée. J’imagine pour rejoindre la question précédente, que c’est avant tout par passion. De qui vient cette idée de regrouper ces dessins dans un album à paraître chez Sandawe ?
La bande dessinée est un travail de longue haleine. A contrario, l’illustration représente dès lors une pause formidable. J’aime beaucoup cela et j’ai eu l’occasion de travailler dans des domaines bien différents qui vont du livre classique à la publicité ou la jaquette de CD, de Paul Morand à Disneyland.
J’ai réuni tout cela sous la forme de ce que j’ai appelé un « imagier » en référence à celui de l’un des premiers peintres illustrateurs : Henri Rivière. Le livre sera structuré par thèmes : la nature, les portraits, le monde de Raspail, l’érotisme, la pub, etc.
Les techniques sont également fort diverses : du croquis à la sanguine, à l’aquarelle très finie, en passant par le dessin à la plume. Je n’ai écrit que la préface, car j’estime qu’on ne commente pas ses propres dessins. Mais quelques grandes plumes de notre monde ou du livre en général présenteront chaque thématique.
J’ai accepté la proposition de Sandawe de tenter l’expérience du crownfunding pour l’éditer. C’est une piste intéressante qui, je crois, est bien adaptée à ce type d’ouvrage abandonné par les éditeurs classiques. Par son accueil, le public se montre d’ailleurs très favorable à cet Imagier, ce qui conforte Sandawe dans l’idée de tenter l’aventure.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Sur les mêmes sujets, lire :
Jacques Terpant : La Bande Dessinée dans l’impasse franco-belge
Jacques Terpant ("7 Cavaliers") : « "Le Royaume de Borée" est une quintessence de Jean Raspail. »
Du Royaume de Borée, commander :
le T1 chez Amazon ou à la FNAC
le T2 chez Amazon ou à la FNAC
le T3 chez Amazon ou à la FNAC
le pack 1+1 gratuit avec Le Royaume de Borée T1 et Sept Cavaliers T1 à la Fnac
Participez à la discussion