Pour bon nombre de lecteurs du Journal Tintin, c’est une « Madeleine de Proust » ! Quand la télévision diffuse un match de Roland-Garros au cours duquel un des deux joueurs tente une balle amortie, une planche de Jari me revient toujours en mémoire : elle présente le jeune héros et Jimmy Torrent déguisés en joueur du début de la fin du XIXe. L’anachronisme du rôle qu’ils jouent est encore plus marqué lorsque Jari jette sa raquette à la page suivante : il ne peut s’empêcher de penser au jeune enfant kidnappé dont le sort se joue pendant qu’ils font les pitres devant la caméra. Cette séquence tirée de Jari et le plan Z résume bien l’ambiance de la série : du tennis, des sentiments forts, du suspense, mais aussi un soupçon d’humour et de dérision.
Pour beaucoup de lecteurs, Raymond Reding est l’auteur qui transposa le mieux le monde du sport en bande dessinée, et notamment celui du football avec ses héros Vincent Larcher, et bien entendu le héros du Barça Éric Castel. Mais la carrière de cet auteur franco-belge (sa mère était française et son père était belge) ne se résume pas à cela. Après avoir débuté au journal Bravo en 1944, il passe à La Dernière Heure, puis à L’Aiglon et à Heroïc Album, avant d’intégrer l’équipe du Journal Tintin en 1950. Il y crée sa première grande série sportive en 1957 : Jari.
Jari est un jeune orphelin dont la tante et dernière parente décède dans le tome 1 Jari et le Champion. L’ex-chirurgien et renommé joueur de tennis Jimmy Torrent l’adopte en fin de récit, après bien des péripéties dramatiques. D’emblée, Reding parvient à trouver son style : il intègre le monde du tennis, dans des aventures très modernes et très rythmées. La formule fonctionne : dès el premier épisode, Jari prend la première place du référendum du journal.
On dépasse le cadre du simple polar, pour profiter d’un suspense savamment entretenu : secrets entre amis, grandes exclamations en fin de page, confrontations entre personnages très authentiques, dilemmes entre deux causes qui font évoluer des héros crédibles dans des aventures qui le sont tout autant. Aux deux héros très positifs que sont Jimmy Torrent et Jari, Reding adjoint assez vite le riche constructeur automobile Berthault dans le tome 2 Jari dans la Tourmente. Démonstratif, passionné, enjoué, il apporte parfois des effets comiques, ou renforce des situations plus tragiques avec des effets très théâtraux.
C’est dans ce cadre que Reding réalisa sans doute le premier cross-over de la bande dessinée franco-belge avec l’autre grand dessinateur sportif du journal, son ami Jean Graton, dans Jari dans la Tourmente. C’est ainsi que Michel Vaillant et Jimmy Torrent font connaissance et se serrent la main (pages 42-et 43), une séquence davantage développée encore dans Michel Vaillant : Le Pilote sans Visage, le tome 2 de la série, des pages 20 à 24. Graton n’a effectivement pu éviter une leçon de conduite que Michel Vaillant donne au personnage de Reding versé dans l’automobile, M Berthault. Notons encore la formidable séquence introductive à Jari et le Plan Z, qui se déroule au pied du célèbre immeuble du Lombard à Bruxelles, alors qu’une foule immense acclame les auteurs (dont Hergé) qui se mêlent aux héros de la série !
Les récits de Jari… sans dessus-dessous !
Dès 1960, Le Lombard publie les récits de Jari en albums. Jusqu’en 1964, quatre titres vont se succéder, avant de s’interrompre bien que les héros continuent à vivre leurs aventures au sein du Journal Tintin. Est-ce dû à la création en parallèle du personnage de Vincent Larcher en 1963, et qui eut également droit à ses albums en 1969 ? Reding n’avait pourtant pas arrêté de dessiner Jari : sans compter les aventures déjà publiées dans le journal restées inédites en albums, il réalisa Le Diable rouge en 1964 (déjà la huitième aventure de Jari), suivie de Guitare et Dynamite, puis du Justicier de Malagne ! Après 1966, Reding se consacra complètemet à Vincent Larcher, avant de créer en 1971 la fameuse Section R. (deux ex-professionnels du sport qui résolvent des enquêtes dans ce milieu). Tant qu’il demeura au Journal Tintin (1979), Reding continuera à faire vivre Jari pendant 13 ans, principalement à travers de courts récits publiés dans les Tintin Sélection.
À la fin des années 1970, constatant que la majorité des aventures de Jari n’ont jamais été publiées en album, Bédéscope s’attèla à réparer cette injustice. De 1978 à 1980, la maison bruxelloise réédite les quatre premiers titres en couleurs, auxquels s’ajoutent huit autres albums en noir et blanc reprenant toutes les aventures inédites parues dans le Journal Tintin et les Tintin Sélection. En 1986 et 1987, Récréabull fait une tentative de mettre en couleurs Le Troisième Goal, Le Diable rouge, et Jari au Pays Basque, mais cette heureuse initiative ne fut pas menée à son terme, à cause de la cessation des activités de l’éditeur.
Une intégrale BD Must
Avec une publication aussi hétéroclite, il devenait difficile pour les amateurs de trouver la totalité des albums de la série, spécialement les albums de Bédéscope qui ne furent pas réédités par Récréabull. Pour les amateurs de la série, le constat était assez désolant. Et donc l’occasion rêvée pour BD Must (animé par Patrick Schelkens, le propre créateur de Bédéscope) qui a déjà prouvé par le passé son savoir-faire avec ses intégrales de Cori, Barelli ou Le Chevalier Blanc de rééditer cette collection injustement malmenée.
Cet éditeur propose donc la totalité des aventures de Jari, dans un ensemble de douze albums en couleurs, chacun agrémenté d’un ex-libris numéroté, avec tantôt les couvertures originelles, tantôt de nouvelles couleurs réalisées dans le respect des couleurs originales. Une fois encore, un dossier de l’érudit Gilles Ratier vient éclairer cette publication, qui permet de comprendre les coulisses de cette série.
BD Must a choisi une chromie un peu plus terne que celui des albums du début des années 1960. Pour maintenir cette ambiance plus posée, les couleurs des vestes, des chaussures, des cravates et des voitures sont transposées dans des teintes plus neutres, un choix que pourraient critiquer certains collectionneurs, mais qui permet une homogénéité sur la globalité de la collection.
Quant aux deux derniers albums de la série (les plus recherchés !), BD Must les a renommés en Jari mène l’enquête 1 & 2. Alors que ces deux albums de Bédéscope proposaient 11 courts récits en 89 planches, BD Must a choisi d’en rester aux récits pré-publiés dans le journal et son supplément sous le titre de Jari, soit les huit récits en ordre chronologique, sans oublier Cet As de Caro.
Se pose cependant la question d’une ligne éditoriale qui a choisi de vendre tous les albums en un seul bloc, ce qui fait un investissement conséquent pour le lecteur. On peut néanmoins comprendre la démarche : il est risqué, et même compliqué de distribuer des albums uniques, avec le risque de se retrouver avec des titres peut-être moins courtisés que d’autres sur les bras. Et de subir, à terme, le sort de bon nombre de maisons d’édition qui se sont enfoncées dans les limbes de l’oubli.
Ces éléments ne déforcent donc pas l’intérêt ni le soin général de cette très belle intégrale. Ils sont également loin d’entamer le plaisir que l’on ressent à la lecture de ces aventures emblématiques. Les récits denses, charpentés, mais surtout profondément humains, permettent ainsi de vivre de belles aventures pleines de suspense aux côtés d’héros sportifs très crédibles. Ces intégrales de BD Must sont décidément une collection à suivre.
(par Charles-Louis Detournay)
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