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Jean David Morvan ("Vies tranchées") : " On a fait une BD qui dépasse la BD. "

Par Thierry Lemaire le 8 février 2011                      Lien  
Avec l'album "Vies tranchées" publié chez Delcourt, Jean David Morvan propose un travail particulièrement collectif : deux scénaristes, un conseiller technique et 14 dessinateurs se sont associés pour décrire la vie des soldats rendus fous par les atrocités de la Première Guerre mondiale.

Comment est né ce projet ?

Je suis ami avec Yann Le Gal [co-scénariste de Vies tranchées] depuis le lycée. On a commencé à faire de la BD ensemble. Après, il s’est lancé dans la peinture et a rencontré Hubert Bieser alors qu’il était en résidence dans un village. Hubert avait travaillé longtemps dans un hôpital psychiatrique. Dans les années 1980, pour faire une thèse, il avait récupéré des documents confidentiels sur les soldats qui étaient devenus fous pendant la Première Guerre mondiale.

Ce sont des documents qui sont normalement protégés 100 ans après la mort de la personne. Mais je pense que pendant les années 1980, tout le monde se fichant de la guerre de 1914, il a pu se les procurer facilement. L’intérêt pour cette guerre est finalement assez récent. Toujours est-il qu’il avait ces documents, et il n’avait pas réussi à monter sa thèse.

Jean David Morvan ("Vies tranchées") : " On a fait une BD qui dépasse la BD. "

Et Yann Le Gal vous a proposé d’en faire une BD ?

On en a discuté et oui, bien sûr, on pouvait en faire une BD. Mais quel genre ? Je tenais au côté témoignage, mais aussi à l’émotion qu’on pouvait avoir dans quelque chose qui ressemble à de la fiction. Il fallait monter une sorte de fiction réaliste. Je ne voulais pas un alignement de cas, les uns après les autres. Ça aurait fait un peu patchwork. Donc j’ai eu l’idée d’un fil rouge avec un personnage, qui est en réalité l’assemblage de deux dossiers médicaux, dans lequel s’intercalent des histoires courtes réalisées par des dessinateurs différents. Auxquels on n’a d’ailleurs pas donné de scénario. Juste le dossier médical : son nom, sa maladie, comment il a été soigné, mais aussi des lettres de ses proches. Et comme je voulais que les gens s’investissent et ne fassent pas un boulot de commande, je leur ai demandé de créer une histoire autour de ce dossier.

Et comment avez-vous travaillé avec Hubert Bieser ?

Il nous a confié les documents. Il a fait plein de retours historiques sur le scénario. Il a aussi écrit les pages de la discussion des médecins.

C’était une sorte de conseiller technique ?

Oui, c’est ça, mais c’est un grand fan de BD. Même s’il a 74 ans, il a toujours aimé la BD, il en achète beaucoup.

Une page de l’histoire/fil rouge dessinée par Benoît Blary
(c) Blary/Delcourt

Et la complexité du scénario impliquait que ça soit collectif ?

C’était mon idée de départ. Pour expliquer un peu le livre, à chaque fois que le héros/fil rouge rencontre quelqu’un, on entre dans la tête de cette personne pour comprendre son cas le temps d’une histoire courte. Je voulais qu’à chaque fois que l’on change de soldat, dont chaque maladie est d’ailleurs différente, il y ait un graphisme particulier, une autre ambiance, un autre ton. J’ai choisi des gens très différents pour cela.

Justement, comment s’est passé le choix des dessinateurs ?

Ce sont des gens dont j’aime bien le travail et que je connaissais. Et puis, je voulais aussi qu’on ait un panel de ce qui se fait en bande dessinée aujourd’hui, qu’on ait de tout. C’est aussi une manière d’ouvrir les yeux des lecteurs. Parce qu’en plus, ce livre va peut-être être lu par des gens qui ne lisent pas de BD. Ça crée une ouverture. C’est ça qui est intéressant.

Et vous n’avez pas eu peur que ça soit un peu trop patchwork ?

Non, parce qu’avec le fil rouge, il y a une ligne directrice et c’est moins patchwork qu’une succession d’histoires courtes.

Ce qui peut parfois troubler le lecteur, c’est de retrouver les mêmes lieux dessinés avec un style différent.

Oui, c’est possible. En tout cas, on a fait très attention à ça. On a contrôlé l’exactitude des dessins. Parfois, il y avait plus de fenêtres, etc. Il y a certainement encore des erreurs. Mais c’était important pour moi que le personnage principal et son environnement se retrouvent dans les histoires courtes. Ceci étant dit, ce n’est pas facile de faire travailler quatorze dessinateurs ensemble. Par exemple, on avait demandé à chacun de dessiner son personnage pour le trombinoscope de la fin. Et puis, tout le monde a oublié, donc finalement, on a demandé à Benoît Blary [le dessinateur du récit fil rouge] de faire tous les portraits.

Une page de l’histoire courte de Manuele Fior
(c) Fior/Delcourt

Et pour le dessin, chacun a travaillé dans son coin ?

On a demandé à tout le monde, assez rapidement de dessiner son personnage pour le donner à Benoît afin qu’il l’intègre dans le fil rouge. Pour quelques cas, c’est Benoît qui a dessiné avant. C’est sûr que c’est plus compliqué et dans ce genre de projets, je comprends pourquoi les gens préfèrent faire une suite d’histoires sans liens entre elles.

Les séquences s’enchevêtrent, mais heureusement, les séquences hors fil rouge sont indépendantes les unes des autres.

D’ailleurs on s’est posé des questions sur les histoires. Parfois, on voit des personnages avant même qu’on les croise. C’était compliqué, mais amusant à faire. La difficulté, c’était de rendre l’ensemble simple à lire. Le but n’était pas que le lecteur se pose des questions sur la narration mais sur le contenu de l’histoire.

Le fil rouge, c’est l’univers des hôpitaux psychiatriques pendant la Première Guerre mondiale, donc très original.

Oui, même en livre, en essai, il n’y a pas grand-chose. C’est assez caché. Il y a eu un livre en Angleterre. Les Français et les Allemands n’en ont jamais parlé. C’était caché, et en même temps gênant. Ce n’est pas très glorieux pour un pays. Je pense que Tavernier en parle un peu dans La vie et rien d’autre parce qu’il est au courant de tout ça. Donc on fait une BD qui dépasse la BD. J’en suis assez fier. C’est vraiment un travail de recherche historique.

Une page de l’histoire courte de Laurent Bourlaud
(c) Bourlaud/Delcourt

Il y a aussi des séquences qui se déroulent dans les tranchées. Est-ce que ça a été une difficulté pour les dessinateurs de s’échapper des modèles comme Tardi par exemple ?

Non, je ne pense pas. En revanche, je suis assez vigilant sur les tranchées parce que ça fait un moment que je m’intéresse à la guerre de 1914 [JD Morvan est né à Reims et y habite actuellement]. Je me souviendrai toujours, dans les Maîtres de l’orge de Van Hamme, de ces soldats qui montent à l’assaut sans préparation d’artillerie avant et qui, soudain, se font tirer dessus par les Allemands en criant : « Attention, ils ont des mitrailleuses », alors que tous les soldats français savaient qu’en face ils avaient des mitrailleuses. Et les Allemands sortent sur le no man’s land pour combattre à découvert. Ça, ce n’est pas la Première Guerre mondiale. Inversement, il y a quelque chose que je n’ai jamais vu en BD, c’est le désordre incroyable au moment de l’attaque. C’est-à-dire que les soldats qui étaient tués par l’artillerie avaient leurs sacs, leurs vêtements qui étaient déchiquetés et tout leur équipement se répandait par terre. C’est un détail, mais ça, on ne le voit pas.

Pas facile de se démarquer de Tardi quand même.

Il a fait du bon boulot. Je n’ai pas la vision libertaire de Tardi. J’adore ses BD sur la guerre mais je pense qu’il y a autre chose à raconter aussi. Mais heureusement qu’il était là.

Recherches de Benoît Blary
(c) Blary

La déception qu’on peut avoir à propos de cet album est le manque d’homogénéité des dessinateurs. Tous n’ont pas le niveau de Manuele Fior ou de Cyrille Pomès par exemple. C’est dommage qu’ils ne soient pas tous à ce niveau-là.

Oui, je comprends, mais moi je crois qu’ils le sont. Ils ont juste des styles tellement différents que ça devient difficile de juger. J’aime bien le style de Bourlaud qui fait un peu image d’Épinal. Bon, il y a peut-être des dessinateurs qui auraient pu faire un peu mieux. C’est pas facile avec des histoires courtes. Pour le fil rouge, je voulais quelque chose d’assez classique. Je trouve que ça fonctionne bien, mais on a un peu perdu le trait noir qui entoure les personnages et ça me gêne.

Avec Le Cœur des batailles, vous avez déjà abordé un récit historique, toujours sous l’angle de la guerre.

C’est quelque chose qui me touche depuis toujours. J’ai du mal à ne pas faire des histoires de soldats. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où on devient ce qu’on est. La guerre est un révélateur puissant, parce qu’il n’y a plus rien à perdre. Mentir sur ce qu’on est n’est plus utile.

Recherches de Benoît Blary
(c) Blary

(par Thierry Lemaire)

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11 Messages :
  • Ce qui est bizarre c’est de plus en plus JDMorvan sort des albums dans lesquels il ne fait rien, genre il supervise, c’est donc un boulot d’éditeur, pas d’auteur, mais c’est lui qui vient vendre le produit à l’arrivée, c’est le commercial de service. Alors c’est bizarre quand il avoue "Bon, il y a peut-être des dessinateurs qui auraient pu faire un peu mieux." (parce que quand on a lu C"était la guerre des tranchées" de Tardi et le "Paroles de poilus", cet album est bien en dessous et inutile), car c’est justement son rôle d’éditeur de faire recommencer ces pages ratées ou bâclées.

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    • Répondu par Thierry Lemaire le 8 février 2011 à  15:55 :

      Considérer qu’être éditeur, c’est ne rien faire, est un raccourci audacieux.
      Il se trouve que pour Vies tranchées, JD Morvan n’a pas été seulement éditeur, ce qui est déjà une activité prenante quand on parle de superviser 14 dessinateurs différents, mais aussi scénariste, puisqu’il a mis en place le canevas global, co-scénarisé l’histoire fil rouge et certaines histoires courtes.
      Je ne comprends pas bien pourquoi vous dites que cet album est inutile. Même s’il traite de la même période et des mêmes événements que les albums de Tardi, le thème en est assez éloigné. Il met en outre en lumière un sujet particulièrement peu traité, même en littérature et en recherche historique. Ça me paraît très loin d’être inutile.

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      • Répondu par Oxy le 8 février 2011 à  17:22 :

        De plus en plus être éditeur, c’est ne rien faire. C’est bien le problème d’ailleurs, ils jettent les livres dans la nature en espérant qu’il y en ait un ou deux qui se vendent bien sur le nombre.

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      • Répondu le 8 février 2011 à  18:10 :

        "Considérer qu’être éditeur, c’est ne rien faire, est un raccourci audacieux."

        Ce n’est pas ce que dit le commentateur. Il dit que le rôle de l’éditeur et de faire redessiner les pages si nécessaire, ce que Jean-David ne fait pas. Nuance.Le raccourci audacieux, c’est vous qui le faites.

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        • Répondu par Thierry Lemaire le 8 février 2011 à  18:21 :

          Le commentateur s’est mal exprimé alors en écrivant "JDMorvan sort des albums dans lesquels il ne fait rien, genre il supervise, c’est donc un boulot d’éditeur".
          Ou alors il utilise les règles de la transitivité de manière audacieuse.

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    • Répondu par Hubert Bieser le 8 février 2011 à  19:45 :

      Dans cette BD l’auteur montre les dégâts psychiques provoqués par les circonstances de guerre sur des soldats que l’on préfère oublier dans les asiles. Aucun d’entre eux, aussi cassés soient-ils, ne défilera le 14 juillet 1919. Fous, ils engendrent dans leurs familles, chez leurs voisins, parmi leurs proches, la honte et la peur. Les mutilés au moins on en a pitié !
      Or ces soldats fous ont également contribué à la Victoire, ont défendu leur pays et vont le payer cher. Pas de travail pour eux, pas d’amis, pas de fiancée, plus de famille pour qui ils sont une lourde charge.
      Ces exclus de la Société retrouvent avec "Vies tranchées" un peu de leur parole, de leur présence dans l’atroce conflit.
      Rendons à Tardi ce qui est à Tardi : le meilleur de la BD sur 14-18 ! Rendons aux soldats fous, à titre posthume, notre compassion et notre fraternité. Portons bien haut leur souvenir et le dernier message qu’ils nous ont laissé : "Plus jamais ça ! La Der des Der !"
      Je suis l’auteur des textes de cette BD, je n’ai pas encore 80 ans (74 seulement)et cette BD retrace davantage la problématique du statut de la folie provoquée par les conditions du travail de la guerre et de la difficulté immense des soldats fous à reprendre pied dans un monde qui les rejette et les exclut de la condition d’homme.

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  • Il était déjà question de ça dans Le der des ders de Daniel Pennac.

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    • Répondu par Thierry Lemaire le 9 février 2011 à  00:41 :

      Effectivement, dans Le der des ders, dessiné par Tardi d’après un livre de Daeninckx et non de Pennac, on voit passer des poilus amnésiques. Mais l’album ne porte pas spécifiquement sur ce sujet, n’utilise pas les dossiers médicaux et ne dresse pas un panorama des conditions de vie de ces blessés comme le fait Vies tranchées.

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      • Répondu par Sergio Salma le 9 février 2011 à  08:15 :

        A supposer même que quelqu’un d’autre ait traité de la folie des soldats de 14-18, en quoi ce livre pourrait-il être inutile ? Un sujet dans n’importe quel domaine reste un sujet et ce qu’en feront les auteurs est à découvrir. Si un peintre prend un paysage ou un panier de pommes comme sujet, vous le lecteur à qui on ne la fait pas va rappliquer : "Teuh , teuh, teuh, déjà fait ! Inutile m’sieur Cézanne, des pommes Chardin a utilisé le même sujet". "Inutile M’sieur Bashung, l’amour Brel en a déjà causé !"

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        • Répondu par Oncle Francois le 9 février 2011 à  20:34 :

          Bien d’accord avec vous, Monsieur Salma. De plus, le der des der (que j’ai lu à la fois sous forme de Série Noire et de BD) avait plus pour but de dénoncer l’incompétence de sinistres badernes galonnées que de traiter des maladies mentales contractés par certains sur le front de cette immense boucherie. L’éclairage est différent.

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  • Concernant l’évocation des dessinateurs, voilà une belle réponse en partie hypocrite de Monsieur Morvan. Il est vrai que les styles graphiques diffèrent et cela n’est pas un défaut. Mais quel que soit le style, un niveau très médiocre en dessin reste tel quel ! Donc non, tout n’est pas du même calibre et histoires courtes ou pas, cela n’empêche absolument pas de bien dessiner !

    Aborder un sujet aussi grave en imposant au sein du collectif quelques dessinateurs au niveau graphique si bas est bien la preuve que certains éditeurs et autres équipes de marketing ne connaissent pas le métier en lui même mais bien celui du business avant tout.

    L’aspect commercial a primé sur l’ensemble de l’ouvrage faisant fi, une fois de plus, de la qualité graphique et du respect du lecteur.

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