Si Giraud n’abandonne pas Blueberry, Moebius est décidément incontournable en cette fin d’année : sa reprise d’Arzak fait couler beaucoup d’encre et lui vaut surtout une nouvelle sélection au festival d’Angoulême, plus de 25 ans après en avoir été le Grand Prix. Ses Œuvres complètes rassemblées chez les Humanos sont un très bel hommage à son esprit curieux et avide de nouvelles expériences. Elles viennent à point, alors que la fabuleuse exposition que la Fondation Cartier consacre un magnifique hommage à son travail pluridisciplinaire.
Après l’entretien-fleuve dont il nous avait gratifié voici deux ans, c’est donc en toute décontraction qu’il revient avec nous sur ce nouveau coup de projecteur sur son travail, mais aussi sur sur l’évolution de la bande dessinée, son esprit de synthèse dans le nouvel Arzak, et sa motivation pour continuer le dessin. Malgré une conclusion d’entretien qui peut paraître pessimiste, nous avons retrouvé un auteur en pleine forme, toujours aussi curieux d’explorer de nouvelles voies !
J’imagine que l’exposition actuelle doit être un honneur…
La Fondation Cartier me met actuellement sur un piédestal, mais je considère essentiellement que tous les dessinateurs sont égaux. Je ne voudrais pas que l’on croit que je désire passer avant ou au-dessus des autres.
Cette humilité est tout à votre honneur, mais cette reconnaissance de la Fondation Cartier permet selon moi à la bande dessinée de revendiquer son statut d’art à part entière...
Il y a un double mouvement : le premier produit par les acteurs du genre, donc les auteurs. Ceux-ci ne peuvent pas travailler dans l’isolement, nous sommes donc en communication permanente avec le public et les institutions. Ce rapport est notamment fait de confiance, mais aussi parfois d’ignorance, d’enthousiasme et d’attendrissement.
Mais cette évolution est notable…
Oui, elle est commune aux acteurs, c’est-à-dire artistes, éditeurs et autres, ainsi qu’à l’extérieur : le public, mais aussi les sphères de l’art qui incluent tous les infrastructures qui gravitent autour de ces milieux, à savoir les vendeurs, les acheteurs de musées et ceux qui déterminent les cotes du marché. Tout ce monde lit et fait que tout d’un coup, le solitaire à sa table à dessin est projeté sur le devant de la scène. Bien entendu, j’ai participé à cet élan, mais on ne s’attend pas toujours à ce résultat.
Si Gir a été unanimement reconnu pour son travail sur Blueberry, Moebius laissait une majorité de lecteurs beaucoup plus circonspects. Cette reconnaissance bivalente et totale de votre travail, ne l’attendiez-vous pas depuis des années ?
Le métissage entre les positions industrielles et artistiques est une préoccupation qui m’a été inculquée sur les bancs de l’école, car c’était la définition même des arts appliqués à l’industrie : mêler les possibilités de la création aux exigences de la rentabilité. Mon ambition première a été de créer des passerelles entre les deux mondes, afin d’éviter que l’un ne se vide aux dépens de l’autre, mais qu’au contraire, que les deux se nourrissent respectivement. Pourtant, l’environnement n’était alors pas prêt à ce mariage.
Cette double vision ne vous permet-elle justement pas d’être alors le fer-de-lance des auteurs actuels, jouant sur les deux tableaux, et alors d’être remarqué par la Fondation Cartier ?
J’ai eu la chance d’avoir cette conscience-là dans un moment historique pour la bande dessinée. C’est donc le hasard qui a permis que je sois remarqué par cette historicité, alors que je ne fais partie que d’un mouvement général qui englobe énormément d’autres artistes, qui en laisse malheureusement certains sur le carreau, mais qui en révèle d’autres.
Pouvez-vous expliquer ce mouvement qui a révolutionné la bande dessinée ?
Pas que la bande dessinée ! Il s’agit d’un effet de la modernité, de l’expression de l’éducation et de l’inconscience. La situation que nous avons vécue et que nous continuons à vivre est très étrange. La technologie permet cette expansion en réseaux mais sur deux courants : celui de la culture populaire ou de la non-culture (à travers les manifestations les plus absurdes comme la télé-réalité ou les émissions polluées par les annonces industrielles et les valeurs marchandes) entre dans une expansion mécanique formidable ; puis d’un autre côté, on retrouve la culture traditionnelle, liturgique et élitaire qui, qualitativement, sous-tend la pensée la pensée occidentale de manière incroyable !
Bien entendu, ces deux mondes sont en compétition, mais en y regardant de plus près, ils se sont en complémentarité, s’alimentent l’un l’autre. Et justement, dans la bande dessinée, j’ai pu trouver ces deux courants dans un bouillonnement incroyable, que cela soit au niveau général mais aussi dans le cœur des auteurs. Est-ce une chance ou une malédiction d’être un des rares à avoir un pied dans les deux niveaux : l’a-culture populaire et un courant plus en recherche, malgré mon éducation classique bien imprégnée mais assez lacunaire. C’est pour cela que je suis à la fois très classique et très vulgaire en participant à cette a-culturation populaire.
Cette nouvelle version d’Arzak l’arpenteur parue chez Glénat n’est-elle justement pas une fusion de ces deux terreaux, celui d’une science-fiction artistiquement assumée mais décliné avec le genre du western.
Oui, mais la science-fiction est morte ! Elle a débuté dans la littérature enfantine avec Jules Verne et H.G. Wells, puis s’est exprimée dans la littérature populaire du plus bas niveau avant de faire naître un courant plus mature avec Philippe K. Dick, Asimov ou Herbert. À l’heure actuelle, le genre littéraire a disparu au profit du fait culturel, car on vit dans le monde rêvé auparavant. Alors oui, je transpose la science-fiction car Arzak a le chapeau de Tom Mix sans qu’il soit tronqué ! (rires) Arzak l’Arpenteur est donc bien une œuvre de synthèse, car derrière ma surface d’érudition, j’ai voulu privilégier l’expérimentation synthétique des pensées rationnelles et irrationnelles, et dans ce dernier terme, je ne pense pas au manque de construction, mais plutôt au chamanisme et au contact avec la nature. Je voulais donc faire une passerelle entre cette perception et la science dans ses domaines les plus pointus.
Ce lien entre les mondes rationnels et irrationnels étaient également un des thèmes du Chasseur déprime, mais avec ce nouvel Arzak, il semble bien que vous vouliez plus volontairement ramener les lecteurs de Blueberry dans le giron de Moebius avec ce récit opposant hommes et extraterrestres ?
Dans le giron ou plutôt dans le Giraud ! (rires) Je ne suis pas un auteur politique, car derrière l’affrontement entre les humains et non-humains (ou les Indiens et les Blancs), je veux surtout évoquer l’esprit sauvage de l’être humain, ce qui inclut la prédation, mais aussi la vision magique du monde, et la mise en place d’un pouvoir.
Si vous vous concentrez effectivement sur l’homme et ce qu’il renferme comme pouvoirs, quelles ont été vos conclusions à l’épilogue de votre mise en abîme personnelle, lors de la réalisation de vos carnets d’Inside Moebius ?
Comme je vous l’expliquais lors de notre dernière entrevue, la réalisation des mes carnets correspond pour moi à la fin de ma période d’innocence, avec la question de ma maladie qui s’est posée : pourquoi ai-je laissé ce lymphome entrer en moi ? Bien sûr, la figure de la mort est très présente dans mon travail, avec entre autres les crânes. C’est toute une symbolique qui m’a touché lors de mon voyage au Mexique, que je retrouve dans ma peinture et qui évoque d’une certaine façon la figure de la vanité. Si cette présence était récurrente, la thématique de la mort s’est précisée de manière réelle, loin de l’abstraction intellectuelle précédente. Je me suis donc engagé à conclure cette danse un moment ou l’autre.
Vous qui avez toujours été en recherche de guide, la mort serait-elle devenue l’un d’entre eux ?
Disons que la mort est mon dernier maître ! J’ai toujours été en quête de pères ou d’initiateurs, que cela soient Jijé, Charlier ou Jodorowsky, qui ont été pour moi des figures paternelles. J’arrive à un moment où je suis trop âgé pour trouver des aînés qui aient suffisamment de pouvoir pour m’emmener ailleurs. Le seul allié et maître qu’il me reste alors pour entreprendre ces voyages, c’est le Faucheur.
(par Charles-Louis Detournay)
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L’exposition-vente se déroule jusqu’au 31 décembre, du mardi au samedi, de 14 à 20h (18h le dimanche) à la galerie Slomka, 3, rue de Dante à 75005 Paris.
Plus d’infos sur le site de la galerie
Plus d’informations sur le site de Moebius
Lire la première, la deuxième et la troisième partie de notre dernière interview de Moebius/Jean Giraud.
Lire la chronique du Chasseur déprime, d’Arzak, ainsi que notre visite commentée de l’exposition de la Fondation Cartier consacrée à Moebius.
Illustrations : (C) Moebius
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