En quoi Crumb est-il si important dans l’histoire de la BD ?
Crumb est un des quelques auteurs (avec Will Eisner, Harvey Kurtzman, Jack Kirby, par exemple) pour lesquels il est légitime de parler d’un avant et d’un après. Il a été, sans l’avoir cherché, le premier auteur de bande dessinée « pour adultes » dont la renommée a dépassé les cercles restreints de la contre-culture des années 1960.
Même s’il y a eu des auteurs Underground publiés avant lui (Foolbert Sturgeon, Joel Beck, Gilbert Shelton, Spain, Trina Robbins, Kim Deitch et d’autres), Crumb est devenu une célébrité en moins de deux ans entre ses premières bandes parues dans le magazine hippie de Philadelphie, Yarrowstalks au printemps 1967 et l’anthologie Head Comix sortie en fin d’année 1968.
Encensé dans le New York Times, cet album publié par un grand éditeur new-yorkais assit la renommée de son auteur à la fois dans la mouvance hippie dont il était issu et auprès d’un public élargi réceptif aux nouvelles tendances de cette période riche en transformations culturelles de toutes espèces. L’album Fritz the Cat publié l’année suivante confirma son statut à part aussi bien comme graphiste hors pair que comme satiriste.
Avant Eisner et Spiegelman, il fut le premier auteur de bandes dessinées jouissant d’une visibilité « médiatique » (dirait-on aujourd’hui) en dehors du milieu des fans de comics. Il assista d’ailleurs à la montée en puissance des super-héros Marvel dans la plus parfaite indifférence envers ce qu’il considérait comme des BD pour gamins avec lesquelles il ne se sentait aucun atome crochu.
Qu’est-ce que la BD Underground ? Une avant-garde, un changement de statut pour la BD ?
La BD Underground renvoie initialement aux bandes dessinées produites pour des publics étudiants et adultes à partir des années 1960 aux États-Unis.
Leurs jeunes créateurs avaient généralement pour maîtres à penser Harvey Kurtzman, concepteur de plusieurs revues satiriques depuis Mad au début des années 1950, et divers artistes et auteurs cultivant un esprit irrévérent stigmatisant le conformisme étouffant de la société américaine coincée d’après-guerre (comme l’humoriste Lenny Bruce). Née dans divers revues étudiantes, cette nouvelle BD, sans lien avec la production grand public qui était entravée depuis 1955 par les normes d’auto-censure du Comics Code, trouva un environnement accueillant dans la presse contre-culturelle à partir du milieu des années 1960 (avec des titres comme l’East Village Other à New York ou le Berkeley Barb à San Francisco).
C’est Zap Comix, fascicule entièrement conçu par Robert Crumb et diffusé à partir de février 1968 à San Francisco, qui démontra le potentiel commercial de comic books « pour adultes » exploitant tous les thèmes de la contre-culture.
Les termes de votre question sont très bien choisis : la BD Underground fut effectivement l’avant-garde des bandes dessinées « alternatives » qui, depuis 40 ans, ont fait sortir le moyen d’expression du registre enfantin dans lequel il était artificiellement maintenu. Il est intéressant d’observer que les mêmes mécanismes se sont produits en parallèle en Europe et aux États-Unis à partir des années 1960, mais avec des chronologies un peu différentes.
D’où vient le dessin de Crumb, que l’on pourrait qualifier de "Ligne Crade" ?
L’appellation "Ligne Crade" pose problème car elle recouvre pour moi des auteurs (Schlingo, Vuillemin, et chez les Américains Gary Panter ou S. Clay Wilson) dont la proximité avec Crumb est plus spirituelle que visuelle.
Sur une carrière maintenant longue d’un demi-siècle, le style graphique de Crumb se présente comme un continuum qu’anime un souci de permanente réinvention, caractéristique particulièrement remarquable de cet autodidacte de génie.
En schématisant à l’extrême, on peut repérer cinq phases principales dans son évolution graphique.
Après avoir passé enfance et adolescence à recopier les dessins des Funny Animals, il développe à partir du début des années 1960 un trait plus épuré tirant vers les graphismes moins ronds, dépouillés et plus « névrosés » de Jules Feiffer et Ronald Searle.
Puis, au milieu de la décennie, au cours d’un trip sous acide de six mois, se produit en lui un bouleversement créatif qui aboutit à l’émergence en 1966-67 d’un style incorporant à ces graphismes « névrosés » les rondeurs des comic strips humoristiques des années 1930 de Billy DeBeck (Barney Google), E. C. Segar (Popeye) ou Gene Ahern (The Squirrel Cage). C’est ce style, pratiqué jusqu’au milieu des années 1970, qui fera sa célébrité.
Il y incorpore progressivement des hachures de plus en plus nombreuses et serrées qui deviendront ce qu’il appellera sa « scratchy line » (littéralement : la ligne qui accroche).
Il l’utilise beaucoup tout au long des années 1980, décennie durant laquelle il travaille fréquemment au pinceau.
À partir des années 1990, il revient progressivement à l’usage exclusif de la plume et raffine la scratchy line dans un style de moins en moins BD et de plus en plus illustratif qui culmine dans son dernier travail de longue haleine, La Genèse.
Il y a naturellement maintes autres façons de périodiser l’évolution du trait de Crumb, comme ne manqueront probablement pas de le faire remarquer de nombreuses personnes en bas de page, dans vos forums.
Pourquoi Crumb a-t-il quitté les États-Unis pour venir habiter en France ?
Il a suivi son épouse. C’est Aline Kominsky qui, à partir de la fin des années 1980, a conçu le projet de déménager toute la famille en France, à la fois par passion pour notre pays et par désenchantement envers ce que devenait leur coin de campagne de Californie du nord. En dix ans, le havre de ruralité hippie où ils s’étaient installés en 1978 fut peu à peu envahi par des yuppies en 4x4 faisant construire des maisons « modernes » et par des protestants fondamentalistes qui empêchaient leurs enfants d’aller suivre les cours d’arts plastiques qu’Aline assurait gratuitement dans l’école de sa fille parce que leur pasteur leur avait dit que c’était la femme d’un pornographe ! Le village du Gard où ils ont emménagé au printemps 1991 constituait pour eux un nouvel univers, mais relativement proche de celui qu’ils avaient laissé derrière eux.
Pourquoi a-t-il chez nous un statut aussi "culte" au point d’avoir été nommé Grand Prix de la Ville d’Angoulême en 1999 ?
La France est, avec l’Allemagne, le pays où Crumb a connu le plus tôt une reconnaissance à grande échelle. L’architecte de sa popularité française fut Jean-François Bizot, fondateur du magazine contreculturel Actuel dont chaque numéro comprenait de nombreuses pages et illustrations de Crumb.
Son immense talent graphique, le regard ironique et décalé qu’il a toujours porté sur les conformistes et non-conformistes de tout poil, en ont fait un dessinateur-raconteur unique en son genre. Mais c’est un auteur-culte dans de nombreux pays. Nous avons simplement la chance de le compter parmi les Américains de génie installés chez nous.
Spiegelman a mis en lumière le rôle de Justin Green dans son exposition au Musée d’Angoulême. Est-ce que le statut de chef de file, voire de "pape" de l’Underground pour Crumb est justifié ?
Crumb a été le « pape » de l’Underground au sens où la totalité des créateurs participant à la mouvance Underground ont reconnu à l’époque son statut à part.
De 1968 à 1977, il fut de loin le créateur le plus sollicité pour produire BD et illustrations dans les revues Underground parce qu’une publication sans dessin de Crumb se vendait dix fois moins qu’une publication avec Crumb. Justin Green est un auteur qui mérite toute notre attention dans la mesure où il fut le premier à produire un volume complet de bandes dessinées autobiographiques. Mais la BD autobiographique n’est qu’un des courants qui prirent forme au sein de la mouvance Underground. Et, quand on se penche de près sur la carrière de Crumb, on constate qu’il réalisa de nombreuses pages autobiographiques avant Justin Green. Par exemple, les premières pages de l’histoire de 1968 « Fritz the No-Good », où Fritz se rend au bureau de l’aide sociale pour toucher son chômage, sont inspirées d’une visite de Crumb dans cette administration pour récupérer le chèque auquel sa femme et lui avaient droit après la naissance de leur fils Jesse. Et tous les grands personnages de Crumb (Fritz, Mr. Natural, Flakey Foont, pour ne nommer que les plus connus) sont avant toute chose des reflets plus ou moins déformés de lui-même.
L’avez-vous rencontré pour réaliser cette biographie ?
Je vais faire des envieux ! Eh oui, Robert Crumb a eu la gentillesse de me recevoir chez lui dans son bureau (imaginez les rayonnages contenant six mille cinq cents 78 tours et plusieurs centaines de livres, photographies, dessins et objets de toutes espèces). Il a répondu avec grande amabilité pendant trois heures aux questions que j’avais préparées et qui étaient toutes des demandes de clarifications et confirmations et sur des détails précis. Il n’y ni enregistrement ni transcription de notre conversation mais la quasi-totalité des éléments qu’il m’a indiqués a été incorporée au texte de R. Crumb.
Je voudrais pour finir rendre hommage à la personne sans laquelle ce livre n’aurait jamais été rédigé. Il s’agit de Marjorie Alessandrini, qui publia en 1974 chez Albin Michel la toute première monographie consacrée à Crumb, sous une superbe couverture de Jean Solé. C’est lorsque j’ai eu son livre entre les mains alors que j’avais une dizaine d’années (c’est mon frère plus âgé que moi de 7 ans qui l’avait acheté) qu’est née ma vocation d’historien de la BD... Cet ouvrage mi-biographique mi-analytique est toujours aussi intéressant 38 ans après sa sortie d’ailleurs.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Robert Crumb par Jean-Paul Gabilliet - Presses universitaires de Bordeaux.
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