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Jérémy :"Philippe Delaby m’aurait encouragé dans mon refus de reprendre Murena"

Par Christian MISSIA DIO le 27 août 2018                      Lien  
Disciple du regretté Philippe Delaby, Jérémy incarne cette nouvelle génération de dessinateurs franco-belges capables d'associer la flamboyance et le dessin réaliste. Après avoir bouclé pour Dargaud la série "Barracuda" avec Jean Dufaux, il publie depuis l'année dernière chez Glénat, "Les Chevaliers d'Héliopolis", une quadrilogie née de l'imagination débridée d'Alejandro Jodorowsky. Rencontre.
Jérémy :"Philippe Delaby m'aurait encouragé dans mon refus de reprendre Murena"
Les Chevaliers d’Héliopolis T.1 - Nigredo, l’Oeuvre au noir
Alejandro Jodorowsky & Jérémy © Glénat

Jérémy, vous êtes le dessinateur des Chevaliers d’Héliopolis, une série scénarisée par Alejandro Jodorowsky et qui est publiée dans la collection Graphica des éditions Glénat. Comment s’est faite la rencontre avec Jodorowsky ?

Jérémy : Il faut remonter à 2014. À l’époque, je travaillais avec Jean Dufaux et Philippe Delaby mais suite au décès de ce dernier - nous étions assez proches - j’ai ressenti le besoin de travailler avec d’autres scénaristes car pour moi, Dufaux restait très lié à Delaby.

En dehors de Dufaux, l’autre scénariste avec qui j’avais très envie de travailler, c’était Alejandro Jodorowsky. Je l’apprécie depuis toujours et pas que pour ses BD. J’apprécie la personne pour sa personnalité et tout ce qu’il a fait dans le cinéma. À la base, je voulais juste rencontrer Jodo, je ne pensais pas à faire une BD avec lui. C’était simplement une démarche de fan. Il a entendu parler de moi et m’a proposé de lui rendre visite chez lui à Paris, chose que j’ai faite fin 2014. Entretemps, j’avais achevé le dernier volume commencé par Delaby. Je travaillais aussi sur la série Barracuda et j’avais montré à Jodo le T.4 de la série. Il a aimé tout ce que je lui ai présenté. C’est ainsi que nous avons décidé de travailler ensemble.

Faisons une petite parenthèse pour parler de Murena. La série se poursuit actuellement avec un nouveau dessinateur. N’aviez-vous pas envie de reprendre la série, afin de conserver une cohérence graphique vu que vous êtes l’élève de Delaby ?

Oui, cela aurait été la suite logique pour beaucoup de gens mais pas pour moi. Et je pense que Philippe Debaly m’aurait conforté dans mon choix. En tant qu’artiste et auteur de BD, je pense que je dois poursuivre mes propres projets et tracer mon propre sillon. J’avais déjà terminé le dernier album de La Complainte des Landes perdues, qui était resté inachevé et pour moi, c’était suffisant. Et puis, j’avais vraiment besoin de m’éloigner de tout ça afin de travailler sur d’autres BD. Bien sur, on m’a proposé de reprendre Murena. Au fond de moi, je savais que ce serait “non” mais par respect, j’ai quand-même pris le temps de la réflexion. Et j’ai dit non car pour trouver ma voie, il fallait que je m’éloigne des pas de Delaby. Et je suis très content que ce soit Theo Caneschi qui ait repris la série. C’est un super dessinateur, bien que son style soit différent de celui de Delaby. Il s’est juste adapté en reprenant la même coloration que les autres albums de la série mais il a pu proposer son propre style. Et c’était vraiment important qu’il reste lui-même car Murena est le genre de série qui demande au dessinateur de s’épanouir complètement afin qu’il puisse donner sa pleine mesure.

Revenons à votre actualité, Les Chevaliers d’Héliopolis. Qui a eu l’idée de ce scénario ? Est-ce vous ou Jodorowsky ?

Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avions déterminé ensemble les périodes que nous souhaiterions traiter en BD. Puis, Jodorowsky m’a proposé le sujet de l’alchimie, qui m’a tout de suite plu.

À la base, nous voulions raconter une histoire se déroulant au Moyen Âge. Mais au fur et à mesure des recherches, il a trouvé des éléments intéressants qui se sont passés pendant la Révolution Française. Je dois dire que c’était une période plutôt inattendue pour traiter de l’alchimie. En plus, ce décor constituait un défi technique pour moi car je ne la connaissais pas bien. J’ai dû faire beaucoup de recherches afin de rassembler une grosse documentation. Je voulais vraiment dessiner les costumes de l’époque. Et bien que nous racontons une histoire fantastique, je tiens beaucoup à la cohérence et au réalisme dans mes BD. Par exemple, le héros de notre série est hermaphrodite. Ce n’était pas une idée un peu folle de Jodo mais c’est quelque chose qui existe dans l’alchimie et on peut le constater dans les nombreuses peintures et illustrations. Pour les alchimistes, l’hermaphrodite est l’être parfait. Ils mettaient l’androgynie sur un piédestal. Tout comme la séquence de la plume de paon dans le T.1, nous nous basons sur des éléments réels ou qui existent dans la culture alchimique.

Les Chevaliers d’Héliopolis T. 2 - Albedo, l’Oeuvre au blanc
Alejandro Jodorowsky & Jérémy © Glénat

Comment doit-on percevoir l’attitude de la boulangère vis-à-vis de son fils biologique, dans le tome 1 ? Elle l’a quasi abandonné pour s’occuper exclusivement du héros, qui est le dauphin de Louis XVI : Louis XVII.

Il faut savoir que pour les gens tels que la boulangère, Louis XVI était vu comme un vrai dieu. Tous les royalistes avaient cette vision du roi. Mais c’est vrai que cette naissance est le résultat d’un viol. C’est vrai aussi que la boulangère a complètement délaissé son enfant. Elle s’en veut d’ailleurs car dans une séquence, elle se reproche d’avoir plus d’affection pour Louis XVII, qu’elle a élevé, que pour son propre fils.

C’est la raison de ma question. Étant donné qu’elle a été violée par le roi, il était tout à fait probable que son manque d’implication dans la vie de son fils soit la conséquence du traumatisme de ce viol. C’est quelque chose qui s’est souvent observé : des femmes rejettent l’enfant qu’elles ont eu suite à un viol. Mais dans le cas de la boulangère, on verra plus tard qu’elle y était quand-même attaché.

Je pense qu’on peut tous l’interpréter de manière différente. On peut aussi conclure que l’attachement de la boulangère au dauphin est simplement le fait qu’elle le considère d’essence divine. Elle avait beaucoup d’attachement pour la famille royale.

Comment expliquez-vous que la boulangère, qui a été la nourrice de Louis XVII, ne fasse jamais mention de son hermaphrodisme ? Ce n’est pas quelque chose de commun et elle était bien placée pour ce rendre compte de cette particularité.

C’est un choix assumé de ma part. Lorsque l’intrigue ne le demande pas, j’ai décidé de cacher volontairement cette spécificité de Louis XVII. Je ne voulais pas que l’on se concentre sur son genre mais que l’on considère Louis XVII comme un personnage à part entière.

D’ailleurs, l’usage de cette particularité augmente avec les albums : dans le T.1, on en parle presque pas, tandis que dans le T.2, c’est beaucoup plus mis en avant. Et ce sera encore plus le cas dans le T.3 mais tout aura un sens et sera bien expliqué. Il faut savoir qu’en alchimie, l’homme et la femme constituent la troisième étape alchimique. Ils représentent l’unité. Il faut accepter les différentes facettes que l’on a en soi pour se révéler pleinement. Et cette dualité est surtout amorcée dans la fin du second volume, car elle prépare les questionnements du héros que l’on verra dans le troisième album.

Dans le second album des Chevaliers d’Héliopolis, vous introduisez le personnage de Napoléon. Et celui-ci occupe une place centrale dans l’intrigue, au point d’être quasiment le second personnage de la série. Pourquoi ce choix ?

À la base, Napoléon ne devait pas prendre autant de place mais Jodorowsky a découvert que celui-ci était obsédé par la quête de la vie éternelle. Il avait fait traduire le coran, il était fasciné par la bible pour laquelle il avait fait sa propre interprétation de ce qu’est la vie éternelle. C’est pour cela qu’il est autant présent dans le second album et vous n’êtes pas le premier à me faire la remarque : Napoléon vole littéralement la vedette à Louis XVII. Mais tout cela sera expliqué lorsque le dernier tome de la série paraîtra. Dans le T.1, on suit Louis XVII. Dans le T.2, c’est Napoléon. Et dans le T.3, Alejandro a écrit une histoire dans laquelle on explore plus en profondeur la relation entre ces deux personnages. Nous avons mis de côté l’aspect historique de ces personnes pour en faire NOS véritables personnages. Mais nous respecterons toujours la base historique.

Y a-t-il une hiérarchie au sein des Chevaliers d’Héliopolis ? L’un d’eux est-il le chef ?

C’est quelque chose que nous n’avons pas précisé mais j’y ai pensé. En fait, il n’y a pas de chef, ils sont tous égaux et pour cause : les Chevaliers ne forment en fait qu’un seul personnage car ils sont tous issu d’un organisme collectif. Les neuf Chevaliers ont acquis une telle maturité et une telle force qu’ils ne forment qu’un seul être. Cet aspect sera aussi précisé dans le T.3.

Parlez-nous de votre technique de dessin ?

Il n’y a pas plus classique que ma technique : un crayonné et un encrage sur une feuille de papier à dessin. À l’époque de Barracuda, je faisais moi-même les couleurs. Mais pour Les Chevaliers d’Héliopolis, j’ai décidé de me faire assister d’un coloriste car je voulais pousser mon dessin en proposant quelque chose de plus réaliste. Je passe un temps fou à reproduire le plus fidèlement possible l’architecture, les costumes et l’ambiance de la série, je ne pouvais pas en plus faire les couleurs. Car assurer le dessin et les couleurs aurait rallongé le délais de parution des albums à trois mois de plus, donc un an et trois mois. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux comme rythme de parution. Même chose pour les logos et symboles qui parsèment la série, je les ai tous repris de l’alchimie et aussi des jeux de tarot de Jodo, car il s’était basé sur des sources alchimiques.

Les neuf Chevaliers d’Héliopolis
Les Chevaliers d’Héliopolis T.1 - Nigredo, l’Oeuvre au noir
Alejandro Jodorowsky & Jérémy © Glénat

Vous avez débuté votre carrière avec Jean Dufaux et aujourd’hui, vous travaillez avec Alejandro Jodorowsky, deux immenses scénaristes. Travaillez-vous de la même façon avec l’un et l’autre ?

Jean et Alejandro travaillent de façon très différente. Dufaux propose un scénario clé en main, bien écrit, bien rythmé avec un grand sens du découpage. Tout est tellement bien ficelé qu’il n’y a plus rien à modifier. Lorsque l’on débute dans la BD avec ce type de scénariste, c’est très rassurant et formateur pour apprendre le métier. C’est avec Jean Dufaux que j’ai le plus appris.

Avec Jodo, on connait la destination, il sème quelques pistes ça et là mais on improvise tout au long du travail. On bosse au feeling. Si j’avais débuté le métier en travaillant de cette façon, j’aurais vite abandonné la BD car il faut être un dessinateur aguerri pour pouvoir travailler avec un scénariste tel que Jodorowsky. Mais grâce à tout ce que j’ai appris aux côtés de Dufaux, j’ai pu m’impliquer comme je le souhaitais dans Les Chevaliers d’Héliopolis. Jodo vous propose juste le squelette de l’histoire et c’est à vous d’apporter le reste pour que le scénario tienne. Mais Jodorowsky est un homme tellement chaleureux, communicatif et passionné que c’est un réel plaisir de travailler avec lui.

Je ne sais pas si vous savez mais il s’est récemment lancé dans l’art contemporain et il a même exposé aux USA dernièrement. C’est fabuleux ! Jodorowsky est l’exemple vivant qu’il faut rester sincère et passionné dans ce que l’on fait. J’aimerais être comme lui quand j’aurai son âge.

Jeremy chez Alejandro Jodorowsky en mai 2017.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Après Les Chevaliers d’Héliopolis, quels seront vos autres projets ?

En tant que dessinateur, je n’ai pas d’autre projet dans l’immédiat. Il me reste environ un an et demi pour boucler les deux derniers albums des Chevaliers d’Héliopolis. Après, tout est ouvert.

En tant que scénariste par contre, j’ai un album qui sortira à la rentrée, le 14 septembre chez Dargaud. Il s’agit en fait du scénario que je voulais présenter aux éditeurs avant que je me lance dans Barracuda. J’avais montré mes planches et mon scénario à Jean Dufaux, il y a une dizaine d’années. C’est après avoir vu mon travail qu’il m’a proposé de bosser sur Barracuda. Du coup, j’avais quasiment abandonné mon scénario pour me lancer dans cette collaboration avec Dufaux.

Par la suite, j’ai rencontré un dessinateur du nom de Mika et il m’a refait penser à mon projet de scénario et j’ai senti que je tenais le bon collaborateur pour mettre en scène cette histoire. La chance a voulu que Mika n’avait pas de projets dans l’immédiat. J’ai donc retravaillé mon scénario, que je lui ai ensuite présenté. Mika m’a fait quelques suggestions pour l’histoire puis, il a réalisé quelques planches que nous sommes partis présenter à Dargaud Belgique.

Le titre de ce one-shot est Layla. Il s’agit d’un conte noir qui traite de la légende de la vouivre.

Layla
Parution prévue le 14 septembre
Jérémy & Mika © Dargaud

Propos recueillis par Christian Missia Dio

Voir en ligne : Découvrez la série "Les Chevaliers d’Héliopolis" sur le site des éditions Glénat

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782344022832

Agenda :

Les 14 et 15 septembre, Jérémy sera présent sur les stands Dargaud et Glénat pour dédicacer ses albums Barracuda, Layla et Les Chevaliers d’Héliopolis lors de la Fête de la BD de Bruxelles.

Fête de la BD

Les 14, 15 et 16 septembre 2018
Adresse : Parc de Bruxelles – 1000 Bruxelles
Infos complètes des horaires de l’événement à voir sur le site Visit Brussels

À lire sur ActuaBD.com :

Jérémy Petiqueux ("Barracuda") : "Le marché ne laisse pas le temps aux débutants de faire leurs armes"

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