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Joe G. Pinelli : "Dessiner est une nécessité profonde que je ne peux expliquer"

Par Nicolas Anspach le 19 juin 2009                      Lien  
{{Joe G. Pinelli}} a publié plusieurs livres autobiographiques chez PLG et l’éditeur hollandais Sherpa. Il signe ensuite plusieurs ouvrages chez des éditeurs alternatifs tels qu’ Ego Comme X ou Le Lézard. La plupart de ces livres furent pour lui une occasion de se remettre en question. Il signe aujourd’hui, aux éditions Casterman, le dessin de {Trouille}, l’adaptation d’un roman de {{Marc Behm}}, réalisée avec {{Jean-Hugues Oppel}}..


Joe Egan est un type bizarre. Sympathique mais complètement barré. Il saute du bus à l’avion, perd et gagne au poker, quitte les femmes qu’il aime, etc. Bref, il se conduit comme un parfait cinglé ou comme quelqu’un qui aurait tout simplement la trouille de rester en place. Bien sûr, il y a cette blonde de noir vêtue qui le suit partout depuis des années. Mais qui à part Joe Egan va croire que la mort existe et qu’elle porte un élégant ciré noir ?


Joe G. Pinelli : "Dessiner est une nécessité profonde que je ne peux expliquer"Vous avez publié pendant de nombreuses années vos livres chez des éditeurs indépendants. Pourquoi signer aujourd’hui chez un éditeur « mainstream » comme Casterman ?

Après avoir travaillé pendant vingt ans pour les indépendants, je sentais que j’avais atteint une certaine limite. Je souhaitais explorer d’autres territoires. François Guérif, créateur de Rivages/Noir, m’a recommandé auprès de Laetitia Lehmann, éditrice chez Casterman. Christian Lax lui a également conseillé de se pencher sur mon travail. J’avais croisé Guérif dans des salons de littérature policière. C’est une référence dans le domaine. Il a une très grande connaissance du genre, tant du point de vue de la littérature noire que du cinéma. Nous avons sympathisé autour d’un verre : Nous avons les mêmes goûts en matière d’apéritif (Rires). Lorsque j’ai rencontré Laetitia à Bruxelles, elle a vaguement regardé mes pages. Apparemment l’aval de Guérif et de Lax la rassurait sur mes capacités graphiques !

Et Guérif vous a alors conseillé d’adapter un roman de Marc Behm ?

Non. J’ai d’abord travaillé sur un roman d’Hugues Pagan. Mais pour différentes raisons, ce projet n’a pas pu se concrétiser. Laetitia Lehmann m’a alors proposé d’adapter un roman de Marc Behm. Cet auteur me convenait. J’avais lu quelques-uns de ses romans dans les années 1980. J’ai relu Trouille, et cela a tout de suite été d’équerre !

Extrait de "Trouille"
(c) Pinelli, J.-H. Oppel, Marc Behm & Rivages/Casterman/Noir

Pourquoi avez-vous sélectionné celui-là ?

Je l’appréciais, c’est tout. En fait, Jean-Hughes Oppel, qui s’est chargé de l’adaptation, m’a expliqué les raisons par après. Le personnage a le même prénom que moi. Il s’appelle Joe. Et on se ressemble beaucoup… Il est tout le temps sur la route, tout comme moi.

Il n’arrête pas de fuir…

Effectivement. Joe visualise la mort, et l’identifie sous les traits d’une superbe jeune femme. Marc Behm, dans son roman, lui donnait les traits que Catherine Deneuve avait dans sa jeunesse. Cette femme apparaît de plus en plus souvent. Ce qui est logique, vu que le personnage vieillit. À chaque fois, Joe abandonne tout, pour fuir, se reconstruirant une nouvelle vie. Il achète une nouvelle maison, change de compagne, modifie son apparence, etc. Il perd son temps à reconstruire sa vie plusieurs fois dans différents États du territoire américain.

Joe est d’ailleurs miné physiquement. Vous le dessinez avec un visage de plus en plus buriné.

Oui. Il totalise un nombre incalculable de vies. Les expériences qu’il a vécues l’ont marqué. Joe a changé régulièrement de métier, de mœurs, d’habitude ! Son bagage humain est conséquent. Tout cela a une répercutions sur sa santé et son physique.

Extrait de "Trouille"
(c) Pinelli, J.-H. Oppel, Marc Behm & Rivages/Casterman/Noir

Pourquoi vous êtes-vous associé à Jean-Hughes Oppel pour cette adaptation ?

C’est un auteur de Rivages/Noir. Je voulais me consacrer exclusivement à la mise en scène et au dessin pour mieux explorer le roman. De la même manière, j’ai confié les couleurs à un jeune coloriste. Guérif m’a proposé de travailler avec Oppel pour l’adaptation. Nous avions déjà travaillé ensemble, et cela me convenait. Et Sébastien G. Orsini s’est chargé des couleurs. Ce livre est un travail d’équipe. Oppel a choisi les coupes et a fait un découpage en quinze jours. Toutes les phrases du livre sont issues du roman. Excepté deux lignes… Il est parvenu à faire un fil continu à partir de fragments. Si on publiait le texte sans les images, on s’apercevrait que cela tient la route !

Avec quelle technique graphique avez-vous travaillé ?

Au crayon ! Je voulais que le résultat soit flou, effacé, évanescent, sensuel. Et rester dans une suggestion graphique touchante. J’ai supprimé les contrastes violents pour ne garder que des ambiances feutrées.

Votre utilisation des codes du récit policier est particulière.

Effectivement ! Je n’ai pas utilisé les codes habituels. J’ai dessiné une première version de cet album qui respectait ces codes-là. Avec des cadrages néo-expressionnistes, presque réalistes. Cette version libre, que j’ai réalisée seul, doit tenir en une centaine de pages. Je l’ai abandonnée. Je ne la sentais pas, cela ne correspondait pas au livre de Marc Behm, et je risquais de me couper d’un certain public. En fait, avec cette version, je prolongeais l’expérience que j’avais eue avec les indépendants. J’ai donc opté pour le crayon. Cette expérience prolonge celle du roman de Jean-Bernard Pouy que j’avais illustré au crayon …
Le coloriste, Sébastien G. Orsini, travaille sur des scans de mes crayonnés. Il est toujours étudiant à Emile Cohl, à Lyon. Je l’ai conseillé pour les dix premières planches. Ensuite, je ne suis plus intervenu, si ce n’est pour lui donner des idées d’ambiances en raccrochant certaines scènes ou atmosphères à des tableaux de différents peintres, comme par exemple Edward Hopper. Je lui ai aussi conseillé de regarder certaines pages des Blake & Mortimer de Jacobs. On n’en parle jamais, mais Edgar P. Jacobs faisait un formidable travail sur les couleurs.

Vous remerciez Edward Hopper, Walker Evans, Bernard Plossu et Joseph Gillain, alias Jijé, dans ce livre. Pourquoi ?

Toutes ces personnes ont forgé mon imaginaire américain ! Lorsque je lis un livre ou lorsque que je regarde un film, j’associe souvent les images à celles de Walker Evans, Edward Hopper et d’autres. Bernard Plossu est de la même veine. Il a réalisé plusieurs voyages aux États-Unis dans les années 1970. Il est en quelque sorte le prolongement de Robert Franck mâtiné de Henri Cartier-Bresson. En regardant les photographies de Bernard Plossu, j’avais l’impression de lire Trouille, le roman de Marc Behm. Surtout lorsqu’il photographiait la frontière mexicaine. Plossu est français et mérite d’être connu ! J’ai puisé dans leurs imaginaires et dans leurs imagiers pour fabriquer le mien. Ce dernier est une suite de citations des leurs ! J’espère avoir créé de nouvelles images à partir de ces associations.
Les Valhardi de Jijé m’ont marqué ! Joseph Gillain avait une façon particulière et extraordinaire de dessiner les arbres et la roche.
Les tableaux d’Hopper symbolisent l’Amérique des années 1920 à 1950. J’espère que les lecteurs auront envie de s’enrichir et se pencher sur les œuvres de ces auteurs. C’est pour cette raison que je cite mes influences.

Extrait de "Trouille"
(c) Pinelli, J.-H. Oppel, Marc Behm & Rivages/Casterman/Noir

Vous êtes également professeur de dessin aux Beaux-Arts à Liège…

Oui. J’enseigne depuis 22 ans ! Cela m’apporte un salaire régulier et m’aide à structurer mon travail. Grâce à l’enseignement, je peux prendre une distance par rapport à mon dessin ,pour pouvoir mieux l’expliquer. Mon père et l’un des mes oncles étaient enseignants. Ils m’ont transmis le désir de me mettre au service des autres pour partager mes connaissances. C’est un métier épuisant, mais je le fais avec bonheur ! Je sépare mes deux activités. J’utilise donc un pseudonyme pour l’une de mes deux activités. Je ne montre pas mon travail à mes étudiants. En effet, j’estime que l’on influence beaucoup trop les autres de part ses intonations, sa voix. Alors si en plus, on doit montrer des images …
On me pose parfois des questions sur mes livres, mais je ne leur réponds pas. Ceci dit, je montre énormément d’images : bande dessinée, peinture, cinéma, photographie. Ces images sont suffisamment riches pour que je ne leur montre pas les miennes. En BD, je peux très bien passer du temps sur une planche du XIII dessiné par Ralph Meyer, que sur du Jijé ou du Thierry Van Hasselt. Ce qui m’importe, c’est avant tout la grammaire. Que l’élève veuille faire du gros nez ou de l’intello, cela m’est égal.

Vous allez publier un one-shot dans la collection Aire Libre des éditions Dupuis …

Oui. Il sera scénarisé par le journaliste belge Thierry Bellefroid. Ce livre nous parlera de la vie d’un peintre allemand. Le récit débutera en Papouasie en 1913. Le personnage principal disparaîtra au cours d’une mission orchestrée par le Reich colonial. Il va séjourner chez les Papous jusqu’en 1917. Il est ensuite rapatrié dans son pays où il devra reprendre les armes contre les Français. On le fera bombarder Fernand Léger, Apollinaire, et d’autres personnes avec qui il est intellectuellement en osmose. Après guerre, la politique menée par la République de Weimar, en Allemagne, ne le convainc pas. Il décide de retourner dans les îles. Féroce Tropique racontera un parcours vers la lumière, vers l’émancipation, vers la libération. On se rapprochera d’ambiances évoquée par Stevenson, Hugo Pratt et le récit d’Henri Charrière, Papillon.

Qu’est-ce qui vous plaisait dans l’écriture de Thierry Bellefroid ?

Je n’ai pas lu ses romans. Par contre, je l’ai beaucoup côtoyé dans les festivals. C’est un homme d’une rare intelligence. Un matin, je lui ai envoyé 80 pages esquissées, accompagnées de dix lignes. Je lui ai demandé de m’écrire une histoire. Dix jours après, il m’envoyait la moitié d’un récit. Ce que j’avais soupçonné s’est révélé être une réalité : Thierry est monstrueusement efficace et talentueux. Il est allé au-delà de ce que je lui avais indiqué. Il a mis en scène des choses auxquelles je n’avais pas pensé, que je n’avais même pas évoquées. Je suis impatient de réaliser les premières pages. Pour l’instant, je tâtonne. Je vais redessiner les 80 pages en fonction de son histoire pour que nous ayons un rough commun.

Avez-vous encore envie de travailler pour les indépendants ?

J’attends toujours le luxe et la luxure ! Mais je peux encore être patient car il n’y en avait pas chez les indépendants ! (Rires). Je vais probablement continuer à travailler avec PLG [1], et peut être avec d’autres, selon les nécessités du livre. Ce sont les sujets et les livres qui choisissent, pas l’auteur ! PLG est mon épine dorsale. Ils m’ont permis d’accéder à la profession et de me rendre, en tant qu’auteur, au Festival de la BD d’Angoulême. Comme nous n’avons jamais évoqué les questions d’argent, nous n’avons jamais eu de souci de ce côté-là. Je continue donc de travailler pour le plaisir avec Philippe Morin, de PLG. Sherpa, un éditeur hollandais, a également eu beaucoup d’importance à mes débuts.

Vous dessiniez dans des carnets. Vous avez évoqué la version inédite de Trouille et les 80 pages qui inspireront le scénariste de votre prochain projet. Vous n’arrêtez jamais ?

Non. Je suis un transmetteur. Je vois, je dessine ! L’important est de dessiner. La finalité de tout cela est bien sûr l’édition. Un peu comme l’ambition d’un peintre du XIXe siècle était d’exposer et de vendre ! C’est pour cette raison que j’ai une trentaine de livres à mon actif. Dessiner est une nécessité profonde, que je ne peux expliquer. Je ne produis pas pour produire, mais par un besoin vital.

(par Nicolas Anspach)

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Photo : © Nicolas Anspach

[1Ndlr : PLG est un fanzine de bandes dessinées, né en 1978. Même si ses publications se font plus rares aujourd’hui, il a été l’un des fanzines essentiels des années 1980 et 1990. Philippe Morin et son équipe ont mis en avant des auteurs comme Dupuy et Berberian, François Avril,... et récemment BSK, Jampur Fraize, Joe G. Pinelli, etc. On retrouve sur leur site internet quelques une de leurs rencontres avec des auteurs.

 
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